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Vers un nouveau système de soins de santé

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Santé conjuguée n°93 - décembre 2020

Philippe Leroy, le directeur du CHU Saint-Pierre, à Bruxelles, défend le rôle fondamental de la médecine générale et le système de tarification au forfait. Un point de vue surprenant de la part d’un représentant du monde hospitalier !

Vous plaidez également pour plus de prévention. P. L. : Oui. Cela coûterait aussi beaucoup moins cher aux contribuables d’avoir une politique de santé plus axée en amont sur la prévention. Les analyses du KCE, qui sont des sources assez fiables, soulignent que pour la prise en charge de maladies telles que le diabète ou tout ce qui touche à la santé mentale, la Belgique n’est pas un très bon élève. Je pense que c’est une conséquence directe de notre politique qui place davantage le balancier du côté curatif – avec un système de financement en très grande partie à l’acte – et beaucoup moins sur la prévention. Le ratio des médecins diplômés chaque année est illustratif de cette politique : on diplôme beaucoup plus de spécialistes alors que ce sont les généralistes qui sont aux avant-postes pour faire de la prévention. Mais la prévention, cela prend du temps et un temps qui se capture beaucoup moins bien dans un système à l’acte. Cela demande aussi une politique d’organisation des soins et de financement convenable… La mesure cardinale que j’avance, c’est d’inverser la proportion généralistes/spécialistes. Cette force de travail qui sera double par rapport à celle d’aujourd’hui pourra faire plus de visites à des personnes en fin de vie, pour s’assurer des soins de confort… Actuellement, c’est très compliqué pour un médecin généraliste de passer beaucoup de temps avec ses patients en maison de repos ou à domicile. Vous préconisez d’abandonner le fonctionnement à l’acte aussi à l’hôpital. C’est une approche nouvelle ? On est de plus en plus nombreux à le proposer. On doit faire évoluer le système. À quel rythme ? C’est une autre question, mais, pour moi, le changement de système ne doit pas être préjudiciable aux médecins. Chaque fois qu’on a touché au système à l’acte, ça a été in fine – prenons un raccourci – pour payer moins les médecins, pour faire des économies. Ce n’est pas mon angle évidemment. Mon argument, c’est de garder les mêmes montants pour payer le prix d’une médecine de qualité en ventilant, en organisant ces montants différemment. Les forfaits basse variabilité, par exemple, ont fait faire des économies, mais les médecins ont vu qu’avec eux moins d’argent arrivait qu’auparavant… Ça, ça n’aide pas à faire de la pédagogie ni à susciter l’adhésion à une réforme. Il faudrait inventer de meilleures conditions de travail ? Tout à fait. Je ne voudrais pas porter le débat sur le statut de salarié ou d’indépendant, mais plutôt sur la façon de concevoir ce qu’est le soin, le trajet de soins, et à quoi lier le paiement d’un honoraire. Aujourd’hui on paie majoritairement un honoraire lié à un acte, c’est une vision beaucoup trop courte. Et qui peut par ailleurs pousser à la consommation ? Une minorité de personnes vont avoir tendance à la surconsommation. C’est surtout dans l’autre sens que les effets se font sentir : si je fais des actes en moins, je vais perdre. Et là, on est au cœur du problème entre la première ligne, les hôpitaux et le financement à l’acte : la fréquentation des urgences, qui explose depuis dix ans ou plus. Un hôpital doit s’accrocher à ses valeurs et à sa conception des soins pour désengorger son service d’urgence, car il va y perdre de l’argent ! Oui, on risque de perdre de l’argent, mais du point de vue de la santé publique, c’est la bonne chose à faire. La santé publique doit être notre seule boussole, je pense… La plupart des situations qui arrivent aux urgences ne se justifient pas ? Il faut une disponibilité de la médecine générale dans les heures ou les patients souhaitent consulter. Pour être de bon compte, il y a aussi, ici au CHU, des gens qui viennent aux urgences parce qu’ils n’ont pas de médecin généraliste, voire qui ignorent ce concept du fait qu’ils arrivent d’autres pays, d’autres cultures où il est inconnu. Il y a une démarche d’éducation à faire, mais pour cela aussi il faut du temps, il faut expliquer ce qu’est un médecin généraliste, le bénéfice, comment en trouver un, rappeler les indications pour venir aux urgences. Des gens y arrivent un peu par facilité, parce qu’ils considèrent que leur problème est urgent (ce que nous considérons un peu différemment), parce que leur médecin ne reçoit plus après 17 h quand ils terminent leurs activités et qu’ils ont besoin de le consulter. La pratique au forfait que vous préconisez, vous l’appliquez au CHU ? Nous sommes forcés de vivre avec la nomenclature telle qu’elle est aujourd’hui. Mais comme nous avons une approche très publique de la médecine avec une majorité des médecins salariés, disons que cela constitue un cadre plutôt propice à limiter ou éviter la surconsommation. Si vous êtes dans une situation où tous les médecins sont indépendants et leur rémunération proportionnelle au nombre d’actes, le contexte sera moins favorable. Vous préconisez aussi de diminuer les nuitées à l’hôpital. Vous coupez dans une autre source de revenus. Il faut faire les choses qui ont un sens au niveau de la santé publique et qui ont un sens pour la santé du patient et s’arranger pour que le système de financement colle à cela, et non l’inverse. Il faut pouvoir penser contre le système. Mais le fait de favoriser l’hospitalisation d’un jour ou un retour rapide à domicile équivaut à reporter la charge sur une première ligne qui est déjà exsangue. C’est vrai et cela demande probablement une meilleure concertation et une meilleure collaboration pour mieux définir le rôle, les responsabilités et les périmètres de chacun, et que cela se fasse dans une forme d’accord ou de convention. Si l’hôpital a des incitants pour réduire au maximum la durée de séjour et que la première ligne n’est pas en mesure d’assurer ce suivi ou si on retombe sur un service privé qui s’en charge, ce n’est en effet pas du win-win. Les soins à domicile mobilisent un réseau de professionnels et déportent une part de l’activité sur des non-professionnels. Il y a comme un glissement ? Je trouve assez positif et sain que des proches encadrent les personnes en fin de vie, il me semble que c’est ce que nous souhaiterions tous pour nous-mêmes. Si vous voulez accompagner un parent pendant six mois, il faudrait que vous puissiez prendre une forme de pause carrière, diminuer votre temps de travail et que cela soit pris en charge par la collectivité, par l’État, comme une reconnaissance et une compensation de ce rôle que vous allez jouer. Une mesure de ce type-là permettrait des fins de vie plus harmonieuses, un processus qui serait aussi mieux vécu par l’entourage, sans mettre les gens en burn-out parce qu’ils ont trop à gérer. Le Covid-19 a bousculé les pratiques. Le spécialiste n’a plus pu exercer, le dentiste a donné un coup de main au centre de tri, le généraliste a consulté par téléphone… Que va-t-il en rester ? On a vraiment vu l’intérêt de la téléconsultation, qui était sous-utilisée par un milieu médical assez conservateur. Cela reste évidemment un outil parmi d’autres et l’examen physique dans un très grand nombre de cas reste primordial, mais je pense que la téléconsultation a vraiment un rôle dans le suivi des patients que l’on connait, à qui on doit poser quelques questions, ou pour examiner avec une caméra l’évolution d’une plaie par exemple. Mettre à l’arrêt les spécialistes, ce n’était en revanche pas une bonne idée. La capacité d’un très grand nombre de médecins ou d’autres professionnels d’aider à la gestion de crise était limitée et, si on se place d’un point de vue santé publique, il valait beaucoup mieux continuer à soigner des patients et à résoudre des problèmes de santé non-Covid. Comment augmenter le nombre de généralistes ? L’Inami aura toujours une guerre de retard : c’est quand la pénurie est bien installée que les vannes vont être rouvertes. Une certaine vision tend à dire que plus il y aura de médecins, plus il y aura d’actes et plus ça va coûter cher. Pour qu’il y ait moins d’actes, il faut donc moins de médecins et donc on verrouille tout. C’est la même vision, et à mon avis encore plus bête, qui vaut pour les résonances magnétiques. Ce qu’il faut, c’est que le bon examen puisse être proposé au bon patient, dans la bonne indication. Je préconise un système complètement différent et qui demande un changement au niveau de l’Inami et du SPF Santé. Le temps qu’ils passent à contrôler apporte extrêmement peu de valeur. Il faut bien entendu nous contrôler, mais il faut le faire différemment. Pour continuer avec cet exemple : donnez-nous une enveloppe pour l’imagerie médicale pour cinq ans et laissez-nous acheter les machines et pratiquer le nombre d’examens que nous voulons, engager plus ou moins de radiologues et de technologues… De son côté, l’Inami sait ce que ça va coûter : l’enveloppe, ni plus ni moins. C’est un domaine concret où peut commencer une forme de forfaitarisation. De la même façon, on a besoin de gériatres, d’oncologues… Au lieu de régimenter cela, revoyons le système de financement et contrôlons plus la qualité. Franchement, je pense qu’on doit tous faire des progrès sur la qualité. Pour d’autres soignants, il est aussi question de revalorisation. Un problème de sens se pose. La profession a pas mal changé depuis dix ou quinze ans avec la réduction des durées de séjour. On ne fait plus la même chose qu’avant à l’hôpital. J’en discute notamment avec les sages-femmes. Elles sont en perte de sens aujourd’hui parce qu’elles ont peu de temps avec les mères après l’accouchement alors qu’elles ont aussi un rôle d’accompagnement. Cette partie extrêmement valorisante et intéressante du métier disparait. C’est la même chose dans des unités de chirurgie, où le rôle des soignants dans la chaine des soins rétrécit. On est plus porté sur l’acte que sur l’humain ? Exactement, et il y a là quelque chose à redéfinir. On a probablement besoin de nouveaux métiers à l’hôpital parce qu’il se centre de plus en plus sur des choses aiguës. On a probablement aussi besoin de plus de profils d’aides- soignants, mais c’est parfois difficile à faire comprendre et à faire accepter aux infirmiers que ce n’est pas contre eux, mais pour accompagner l’évolution d’un modèle. Des choses sont à réinventer, comme pour les sages-femmes. Je ne pense pas qu’il y ait une ingénierie de l’État derrière cela, c’est un nouvel équilibre. Maintenant, est-ce que ça pourrait être mieux organisé ? Certainement. Et pour la revalorisation ? Depuis dix ans, on taille dans les budgets des hôpitaux et c’est encore prévu pour l’année prochaine malgré la crise. Forcément les hôpitaux répercutent partout, et comme les infirmiers sont au cœur de l’hôpital, ce sont eux qui le sentent le plus. Un nouveau poste ici ? C’est non. Un petit avantage pour mettre du beurre dans les épinards ? Ce n’est plus possible. On ne verse plus de primes de fin d’année… C’est pour cela que votre personnel a tourné le dos à la Première ministre lors de sa visite en pleine crise sanitaire ? Le ras-le-bol et le sentiment de mépris sont extrêmement forts. Tout cela vient de l’amont, au lieu de transformer le système à l’acte dont on sent les limites. Si on ne change pas un système et que l’on continue à tout raboter, la cocotte- minute va exploser. Il y a aussi des rigidités administratives. En tant que direction hospitalière, on essayerait bien de donner un coup de pouce aux soignants, mais il faudrait qu’on le fasse autrement. Donner de l’argent coûte tellement cher ! La situation actuelle n’a rien arrangé… Ce dont on a besoin, c’est d’une vision pour l’évolution des soins de santé. Une vision claire et communiquée. C’est quoi nos objectifs ? Quelles valeurs porter ? Par défaut, c’est une logique extrêmement administrative qui s’impose et qui gère la santé en Belgique. On a très bien vu pendant cette crise ce que ça donne.

Documents joints

 

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°93 - décembre 2020

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