Médecin à la maison de santé Potager (Saint-Josse-ten-Noode), Hélène Dispas met en scène les questions, les émotions et les enseignements, les souffrances aussi que sa pratique du soin lui procure. Dans une conférence gesticulée, elle analyse les effets de notre société sur la santé et nous interpelle avec une question : et si le malade était aussi notre système de santé ?
Qu’est-ce qui pousse un médecin généraliste à monter sur scène ?
H. D. : Un besoin impérieux de témoigner. Cela fait plus de dix ans que je suis sur le terrain et j’ai toujours eu besoin d’agir à un niveau plus systémique en parallèle de ma pratique. Le travail de médecin, centré sur des relations individuelles, permet des rencontres formidables, mais, depuis que je le pratique, le constat que la santé dépend beaucoup plus de la politique que de la volonté des individus me pousse à vouloir agir autrement. Aujourd’hui, je me sens parfois fatiguée et impuissante, mais aussi encore pleine d’espoir de changement. L’expression artistique est un moyen merveilleux de partager son vécu et susciter du débat, au travers des émotions que l’on partage.
Exercer la médecine, est-ce donc aussi un engagement social et politique ? Peut-on les dissocier ?
Cela dépend de comment on l’exerce ! À l’heure actuelle, il est possible d’exercer la médecine en enfilant des œillères – c’est-à-dire ignorer les inégalités sociales –, en sélectionnant sa patientèle et en percevant un revenu mirobolant. Exercer la médecine dans une optique humaniste, c’est un engagement en soi. Et l’exercer en maison médicale est un choix politique. J’envie parfois les personnes qui arrivent à dissocier ces sphères. Pour ma part, être confrontée sans cesse à de l’injustice engendre un besoin d’engagement politique plus fort. C’est une forme de canalisation de la colère que cela génère chez moi dans l’action.
Quelle place pour le généraliste dans le parcours de soins des patients ? Quel rôle plus largement dans la société ?
Justement, il faut qu’on en parle ! Cette place qui est questionnée, malmenée, parfois dévalorisée, elle existe, mais elle a du mal à résister ! Le mot qui me vient c’est l’intégration. Intégrer l’humain, son vécu, ses émotions, ses symptômes physiques, ses conditions de vie, son réseau au sein d’un système de santé de plus en plus complexe et spécialisé. C’est une fonction de synthèse, d’aide à la définition des priorités de santé, de soin aussi, pour bon nombre de pathologies courantes. Puis il s’agit aussi d’intégration dans une équipe, un réseau de professionnels quand c’est nécessaire. Pour moi, « au pays des spécialistes, les généralistes sont rois » : nous jouons un rôle clé pour que le système dans son ensemble fonctionne et tienne le coup, soit utilisé à bon escient et au bon moment, réponde à ses impératifs de santé publique, et pour éviter la surconsommation. En le disant, je me rends compte que ça fait beaucoup. C’est peut-être pour ça qu’on craque parfois…
La réflexion créatrice de cette conférence modifie-t-elle la pratique ?
J’ai eu de grosses difficultés à reprendre le travail après cela. Toute nouvelle situation d’injustice me faisait souffrir : des patients confrontés à des refus d’accès aux soins, l’accueil catastrophique de demandeurs d’asile, la maltraitance au travail, etc. L’analyse politique constante dans laquelle j’ai été plongée pour créer cette conférence m’a beaucoup appris, mais n’a pas été de tout repos. J’ai l’impression en effet de mieux comprendre les enjeux derrière ces injustices. Maintenant, je cherche un équilibre pour à la fois tenter de transformer et vivre en paix dans ce monde imparfait.
Qu’avez-vous envie de transmettre : un savoir, une analyse, un vécu, une empathie, des anecdotes… ?
C’est une question que je me suis posée tout au long de sa création. Les formateurs nous poussent à y mettre beaucoup de nous : nos vies personnelles, nos émotions, nos colères. Nos proches parfois. Les conférences sont construites là-dessus, la trame est le savoir dit « chaud », comment et quand on a compris tel ou tel concept, qui sera alors étayé par du savoir « froid », des apports théoriques. C’est un grand dévoilement et il n’est pas toujours évident de savoir jusqu’où aller dans son intimité sans se mettre dans l’inconfort. Le savoir chaud se tresse autour de mon parcours professionnel, de mes années d’études à mes premiers pas sur le terrain, jusqu’à mon petit passage en politique de santé. Le savoir froid me vient principalement de références théoriques accumulées lors de mes années de travail au bureau stratégique de la Fédération des maisons médicales et en politique de santé. La construction de cette conférence m’a permis de le consolider, de le confronter parfois et de découvrir de nouvelles sources de réflexion. Enfin, ce qu’on appelle le « troisième fil », la petite touche qui transforme une conférence classique en conférence gesticulée, est ici en partie musical et en partie lié aux gens que j’aime, c’est le jazz.
Comment raconter les patients sans les trahir ?
Certaines situations sont réelles, sans citer de noms. D’autres sont recomposées sur base de plusieurs évènements ou témoignages. Ce n’est pas évident de trouver un juste milieu. J’ai eu envie de citer des prénoms de patientes, avec leur accord bien entendu. Ce n’est pas facile de le leur demander, j’avais peur de leurs réactions. Mais l’accueil est plutôt positif, et ému ! C’est une forme d’hommage…
Qu’est-ce qui habite votre démarche ? Quels sont les effets attendus ? Sauver le monde ?
Avant toute chose, me sauver, soyons honnêtes ! C’est une forme de sublimation d’un quotidien parfois difficile. Je dis souvent à mes amis que si je ne faisais rien de ce que j’entends en consultation, ce métier ne serait plus supportable. Il y a peut-être aussi un espoir naïf de faire bouger les choses, d’apporter ma petite pierre à un édifice bien plus grand que ma conférence, celui du mouvement des maisons médicales notamment, mais celui aussi de toutes celles et tous ceux qui se battent pour un système de santé publique non marchandisé et basé sur des politiques de soins de santé primaires, avec une place primordiale pour la prévention des maladies.
De quoi le médecin de famille est-il le témoin ? De quoi en particulier êtes-vous témoin dans votre pratique ?
Le thème principal de ma conférence : les déterminants sociaux de la santé. Je suis constamment témoin de l’impact du logement, de l’alimentation, du travail – d’où son titre ! –, de l’environnement sur la santé des gens. C’est là qu’est le propos : tous ces sujets sont politiques. Sans action systémique, les maladies continueront à nous dépasser. Actuellement, on meurt de maladies chroniques dites « civilisationnelles », c’est-à-dire liées à nos modes de vie. Quatre industries sont responsables à elles seules d’environ un tiers des décès mondiaux : le tabac, l’alcool, les aliments ultra-transformés et les combustibles fossiles. Cela porte un nom : le concept de « déterminants commerciaux de la maladie », repris dans un rapport récent de l’Organisation mondiale de la santé d’ailleurs lancé à Bruxelles par notre ministre de la santé Frank Vandenbroucke1« Quatre secteurs d’activité sont à l’origine à eux seuls de 2,7 millions de décès chaque année dans la Région européenne », Bruxelles, 12 juin 2024, www.who.int.2. Le système de santé doit être basé sur la prévention de ces maladies avant toute action curative… sinon il continuera à coûter de plus en plus cher, d’un point de vue économique et écologique.
Les conférences gesticulées sont à la mode dans le secteur social. C’est un outil anti libéralisme ?
L’outil a été créé par un collectif qui se positionne franchement sur le côté gauche de la scène politique. Il vise à mettre en lumière des mécanismes de domination. Il me semblerait impensable de voir un jour une conférence gesticulée « de droite », puisqu’en général elles sont utilisées pour déconstruire l’idéologie dominante et proposer des alternatives.
Ce projet, vous y travaillez depuis longtemps ?
Cela fait dix ans que j’y pense. Certains jours de pluie ou lors de longues journées de vacances, j’ai rempli peu à peu un petit carnet avec des idées, rien de très concret. Puis une formation programmée à Namur par l’Ardeur3L’Ardeur, éducation populaire politique, www.ardeur.net4 s’est présentée. Au fil des années, le sujet a un peu changé. J’ai bien sûr envie de parler du projet des maisons médicales, mais, au-delà de cela, c’est plutôt de la vision politique qui est derrière. J’aime bien m’exprimer sur scène. J’ai fait de l’impro quand j’étais étudiante et une partie de moi était en manque de cette forme de créativité. L’humour, le spectacle, tout ce qui est créatif touche les gens via d’autres canaux que la raison. Et c’est d’autant plus fort ! Je crois beaucoup en cette manière de transmettre.
Qu’attendre de ce type de spectacle ?Et peut-on parler de conférence ?
Ce n’est ni un spectacle ni une conférence. C’est un objet scénique non identifié. C’est un acte d’éducation permanente. Les conférenciers ne sont pas des comédiens professionnels et la mise en scène n’est pas la partie centrale. Il n’y a pas et n’y aura jamais non plus de PowerPoint. Ce qu’on peut en attendre, c’est voir quelqu’un qui par son vécu, ses émotions, a compris des savoirs et les a étayés avec des appuis théoriques. C’est un « seul en scène » – quoi qu’il existe de plus en plus de créations collectives – d’une heure trente, sous forme de récit, avec un chemin et d’autres métaphores, comme la musique ou la danse par exemple, qui vient chercher le public sur le registre des émotions, pour mettre en lumière des mécanismes de domination propres à son vécu personnel ou à son milieu de travail, comme dans le cas de ma conférence gesticulée.
Quelle est la part militante, la part soignante de votre démarche ?
Donner envie de bouger, regonfler l’espoir à bloc, mettre du collectif sur des souffrances individuelles : c’est cela le militantisme. C’était aussi l’objet de cette formation, le processus de création a été très collectif. La conférence gesticulée est avant tout un outil d’éducation permanente, avec un but politique. Si on dénonce le système capitaliste, basé sur l’individualisme, on ne peut agir autrement qu’ensemble. Souvent, nos formateurs nous répétaient : nous ne sommes pas des individus qui prennent la parole pour proposer nos solutions, nous sommes des gens, souvent paumés avec leurs questions et leurs colères, qui viennent les analyser ensemble, en faire une création certes individuelle, mais soumise sans cesse au regard du groupe qui l’a fait grandir. Nous venons sur scène, devant d’autres gens, exposer nos paradoxes et chercher ensemble des pistes d’actions. Nous n’avons pas de solutions. Collectiviser les constats et les questions, c’est cela qui soigne.
Docteur, le chômage me fait mal au ventre !
Analyse d’une généraliste sur notre système de santéNotre système de santé est atteint d’une drôle de maladie : la « marchandisationite ». Parmi les symptômes : des soignants épuisés et confrontés à de l’impuissance. Plutôt que de suivre l’adage « mieux vaut prévenir que guérir », le système concentre ses ressources sur une médecine ultra spécialisée et parfois déshumanisée. Pourtant, les déterminants sociaux de la santé, tels que le travail, sont au cœur de ce qui crée la maladie. C’est donc de nos conditions de vie dont on devrait se préoccuper pour rester en bonne santé !
Hélène Dispas, généraliste-exploratrice, vous emmène en voyage au travers de son parcours dans ce système, de la première ligne jusqu’au niveau politique, et met en lumière des alternatives. Une fable musicale décalée qui défend une vision globale et préventive de la santé.Informations sur www.maisonmedicale.org.
Cet article est paru dans la revue:
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