Comme je suis un peu vicieux, je pose régulièrement la même question à mes malheureux stagiaires : « à quoi sert le métier que vous allez très bientôt pratiquer ? ». Au-delà du silence embarrassé, j’entends souvent « sauver des vies ». Et c’est bien vrai que la trousse d’urgence est un des mythes les plus féroces du jeune généraliste sorti du four.
Comme la garnison du désert des tartares, ils attendront longtemps que l’occasion leur permette de sauver des vies. Et progressivement leur trousse se videra du Narcan1, de la Xylocaïne2, de l’adrénaline, etc. ; ils oublieront ( pour autant qu’ils l’aient jamais su ) la technique de l’intubation, de la trachéotomie, du massage cardiaque, et ils ne sauveront pas des vies – en tous cas pas de façon héroïque. Penauds, ils se rabattront sur la prévention, mais combien de marins, combien de capitaines faudra-t-il vacciner pour n’en sauver qu’un seul ? Et malheur insigne, ils ne sauront jamais qui ils ont sauvé – à supposer qu’il y en ait un. Où ira alors se loger la gratitude due au héros ? Pire que tout, quel dégât n’auront-ils pas commis en croyant bien faire ? Tel alcoolique, enfin abstinent, qui se suicide dans la foulée, nu face à son drame personnel. Combien de diabétiques très gras mis à la diète, n’ont-ils pas déprimé et se sont laissé mourir ? Combien de cancers de prostate[A] bien tranquilles n’ont-ils pas, une fois diagnostiqués, conduit rapidement leur porteur au cimetière ou au mieux à la misère sexuelle et pamper’sienne ? La médecine générale est un défi complexe à relever, malheureusement une formation critique en santé publique est plus que nécessaire. La santé publique n’est pas d’abord une matière à étudier, mais un esprit à acquérir. Douter, douter sans cesse, casser les évidences, déconstruire les réponses toutes faites, y compris certaines déconstructions habiles mais simplistes[B-C]. Jamais l’aphorisme de Valéry n’a été aussi pertinent : Ce qui est simple est toujours faux. Ce qui ne l’est pas est inutilisable. Enfin inutilisable, c’est excessif, mais délicat à utiliser oui. Alors, dans ma voiture, avec mon stagiaire à la place du mort, je poursuis : les services de santé ont trois fonctions distinctes3 et complémentaires : prolonger la vie4, améliorer la santé subjective, améliorer la santé objective5. Donc on ne sauve pas des vies puisque tout ce qu’on peut faire, et c’est important, c’est donner du bois de rallonge. L’homme n’est pas encore éternel, même si de plus en plus de penseurs ( et de chercheurs ? ) caressent cette idée avec vigueur. Donc trois axes dont il ne faut, a priori, privilégier aucun, même s’il est possible de définir des priorités pratiques. Par exemple, quel intérêt de prolonger encore une vie dont le patient ne veut plus, tant elle lui est pénible, soit par les pertes de fonctions due à sa maladie ou à l’âge, soit par la douleur qu’elle entraine, soit par l’indignité que sa propre diminution lui inspire. Donc quand on en est là, il faut commencer par la santé subjective. Le généraliste possède à cet effet une arme d’une puissance insoupçonnée[D-F]6 7, lui-même. Ou plutôt une part de lui-même, la bonne. Vous lirez dans les bouquins tout ce qu’il faut savoir sur ce médicament miraculeux, l’empathie. Mais votre serviteur n’aime pas trop ce vocable, qui garde ses distances et un masque professionnel. Je préfère un terme un peu plus provocateur : l’amour … Jan de Maeseneer et votre serviteur, discutions un jour du dossier médical[G] et de tout ce que nous grattions consciencieusement des dires du patient, il me faisait la remarque qu’il n’y avait que nous qui montrions un tel intérêt à leur discours pour les notifier avec tant de soins. Ainsi donc, dans la relation va s’établir une alliance d’abord pour l’amour, et subséquemment pour la santé. Le respect du patient de ce qu’il raconte, de ses dérives, de ses naufrages ( voir le beau texte de Marc Jamoulle, maître ès amour ) va revaloriser le malade. Cette valeur retrouvée, l’espace d’un instant, lui permettra d’investir dans sa propre vie, ce sera le point d’appui d’Archimède-cin pour soulever la ‘misère du monde’. Inversement, pour le patient en pleine forme qui est soudain frappé par un accident, une maladie aigue ou chronique sérieuse, il s’agira de mettre le paquet sur la morbidité objective. Pour éviter tout enkystement dans le statut de malade ce qui lui apportera peut-être quelques bénéfices secondaires mais beaucoup de maléfices primaires. Enfin pour le patient en bonne santé, et ils sont nombreux contrairement au discours de Knock, la question de la longévité pourra être à l’ordre du jour. La prévention devra éviter d’être punitive et castratrice, auquel cas, elle sera elle-même morbide. Elle devra s’appuyer sur les goûts et désirs du patient pour trouver là encore appui sur les plaisirs : du vélo ou de la course à pied, de la natation ou de la varappe. Quant à l’alimentation, il faudra élargir les horizons, un mangeur pervers polymorphe jouira en bonne santé.Documents joints
- À ce sujet la Food & drugs administration vient d’autoriser un stylo seringue à Narcan
- Elle était recommandée aux infarctus quand j’ai écrit ses lignes, cela a changé, comme tout en médecine.
- Il est possible d’avancer un facteur sans toucher aux autres. Il est d’ailleurs possible d’avancer d’un côté et de reculer des deux autres.
- Ou retarder la mort.
- Je dis aussi diminuer la morbidité objective et subjective.
- Ou retarder la mort.
- C’était avant l’ordinateur. Mais ça continue autrement.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 68 - juillet 2014
Les pages ’actualités’ du n° 68
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Hommages conjugués
Il est passé en avril à la Fédération des maisons médicales, avec quelques textes, traces de l’histoire des maisons médicales. Il avait promis d’en ramener d’autres, bientôt. Il ne le fera pas. Pierre Mercenier est décédé(…)
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La Fédération des maisons médicales examine différents axes et dans différentes régions la place des maisons médicales dans le projet de réforme des soins de santé mentale. Quelques constats, réflexions et ouvertures vers l’avenir.
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Médiation, qui informe les patients ?
On imagine aisément qu’un patient ne se préoccupera de l’existence d’un service de gestion des plaintes qu’à partir du moment où il sera confronté à une situation lui posant problème. À partir du moment où il(…)
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S’engager dans une médiation, c’est faire évoluer la relation conflictuelle. Et cela est vrai quelle que soit l’issue du processus. Quelques ingrédients de base sont indispensable pour installer la confiance. Dominique Detilloux propose quelques réflexions et(…)
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Chapitre 4 : Quand la médiation flirte avec d’autres concepts
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Nous l’avons vu, la médiation peut être au service d’objectifs divers : de la résolution de conflit aux changements sociaux en passant par la qualité des services ou leur co-construction… Les maisons médicales prêtent une grande(…)
Conclusion
Chapitre 5 : les chantiers à venir
Des chantiers à venir
Cette contribution a un statut quelque peu particulier. Elle donne la parole à un représentant des patients, Fabrizio Cantelli ( coordinateur de la Ligue des usagers des services de santé, LUSS ). Après un petit détour(…)
La médiation en Belgique, à la lumière du Québec
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