Santé mondialisée : nouveaux défis pour l’épidémiologie
Alain Levêque
Santé conjuguée n° 65 - septembre 2013
La mondialisation de la santé n’est pas un phénomène nouveau, mais son ampleur est sans commune mesure avec les constats qui pouvaient être dressés il y a 20 ans. Les problèmes prioritaires des pays « industrialisés » et « en développement » convergent de plus en plus – cette classification est d’ailleurs devenue obsolète, puisque les pays émergents s’urbanisent toujours plus et ont une place importante, voire dominante, dans la production industrielle1. Quelques réflexions sur l’urgence d’aborder la santé au niveau mondial.
Un monde, un seul
Donnons quelques exemples pour concrétiser la mondialisation de la santé2 : les maladies chroniques augmentent dans les pays à revenus moyens et bas, l’incidence des maladies cardiovasculaires et des cancers évoluant de manière inquiétante tandis que la question des traumatismes y est tout aussi aiguë que dans les pays à hauts revenus. Cette transition épidémiologique s’accompagne d’une transition nutritionnelle avec une fréquence accrue d’obésité de par le monde, et d’une transition démographique caractérisée par une augmentation des populations âgées. On assiste au même moment à une nouvelle prise de conscience de la place des maladies infectieuses émergentes ou réémergentes ; et le réchauffement global a mis en évidence de nouveaux risques de diffusion de maladies transmissibles. La surmédicalisation augmente dans le monde entier, comme en témoignent les taux de césariennes sans cesse à la hausse dans la plupart des pays. Tandis que, suite à des politiques et des pratiques commerciales agressives, la disponibilité de produits et substances nocives pour la santé (comme le tabac) est mondialisée. La question des ressources humaines en santé se pose également sous l’angle de la mondialisation, avec des migrations massives de personnels de santé des pays à moyens et faibles revenus vers les pays à revenus élevés. De nombreux paramètres peuvent expliquer cette évolution rapide et non planifiée. Le marché est devenu planétaire et ainsi ouvert à toutes formes de spéculations où les états sont incapables de jouer leur rôle de régulation ; l’informatique, les satellites de communication et le développement de l’internet ont raccourci jusqu’à l’instantanéité les délais de transmission, de communication et d’échanges d’informations ; la fin de diverses « guerres froides » et la facilitation des mouvements des populations et des personnes donne l’impression d’une grande communauté mondiale, où les limites des états ont tendance à « disparaître » (même si une certaine « marche arrière toute » se profile dans certains pays). Ce ne sont là que quelques éléments parmi d’autres… Dans ce contexte de mondialisation des problématiques de santé, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a, dès la fin des années 1990 adopté une approche de santé globale. Aux États-Unis, les Académies (Institute of Medicine) ont très tôt défini la santé globale comme ayant trait aux problèmes de santé communs à de nombreux pays et nécessitant une approche concertée, brisant le cloisonnement qui avait auparavant isolé la médecine tropicale et la santé « internationale » du reste de la santé publique. Les programmes de médecine tropicale ont été créés il y a une centaine d’années et avaient des racines proches du modèle colonial. Les programmes de santé internationale qui leur ont souvent succédé ont sans doute quant à eux leurs origines dans la guerre froide et les coopérations bilatérales. Les programmes de santé globale, plus récents, ont, surtout aux États-Unis, suivi la mondialisation de l’économie et des problèmes de santé. Dans certains cas, le label « global » a simplement été substitué au label « international », mais dans d’autres, une véritable globalisation de l’enseignement et de la recherche ont eu lieu, avec des programmes multidisciplinaires mettant l’accent sur une approche systémique et sur la justice sociale ; il s’agit en effet de garder une vigilance toute particulière aux inégalités que cette mondialisation renforce de façon significative.L’épidémiologie mondialisée
Les épidémiologistes sont face à de nombreux défis ; citons-en quelques-uns. Le premier, et non des moindres, c’est de fournir des informations épidémiologiques de qualité qui permettent de documenter l’importance réelle et la dynamique des problématiques de santé dans nos pays respectifs. De nombreux pays industrialisés disposent de pareilles statistiques transversales (et parfois longitudinales). Mais dans beaucoup d’autres, qui connaissent pourtant une transition épidémiologique marquée, il n’existe pas (ou peu) de données épidémiologiques sur les « nouvelles » pathologies. Le développement de systèmes de surveillance sanitaire performants et la réalisation d’enquêtes épidémiologiques en population restent des priorités sur lesquelles les épidémiologistes doivent continuer à travailler. Un autre défi est la comparabilité des données descriptives produites dans les différents pays. En effet, face à cette mondialisation de la santé, il est important que les scientifiques, les professionnels de la santé et les décideurs puissent baser leurs analyses de situation et leurs décisions sur des données transfrontalières comparables. La question de l’harmonisation des méthodes épidémiologiques utilisées pour la collecte des données est notamment posée au niveau des 27 états membres de l’Union européenne ; elle doit évidemment être posée dans d’autres régions. Un troisième défi réside dans le cadre environnemental et culturel de la transition épidémiologique. En effet, de nombreuses études épidémiologiques, le plus souvent menées dans les pays industrialisés, ont permis d’apporter de la connaissance sur les facteurs de risque et déterminants des principales maladies chroniques et dégénératives. La mondialisation de ces pathologies doit pousser les épidémiologistes à compléter ces recherches en s’intéressant au contexte environnemental et socio-culturel dans lequel elles sont amenées à se développer. Comme le rappelle Antoine Flahaut dans son blog cité ci-dessous, les décideurs ne pourront plus prendre leurs décisions dans le monde globalisé d’aujourd’hui (en matière de sécurité sanitaire, de gestion de risques, de priorités préventives…) sans les asseoir sur les meilleurs niveaux de preuves disponibles ; « il est une absolue nécessité de combler ce fossé qui subsiste dans toutes les sociétés contemporaines entre les universitaires et les décideurs des pays développés, des pays émergents ou des pays en développement. Continuons à proclamer que la santé dans toutes les politiques est un investissement pour l’avenir, y compris pour nos économies fragilisées, pour nos sociétés bousculées et surtout pour les populations les plus vulnérables de nos sociétés ».Les différences culturelles les plus importantes qui restent aujourd’hui à combler ne sont plus tant celles qui séparent les Africains, des Indiens, Chinois, Européens ou Nord-Américains. Mais partout dans le monde, il existe un véritable fossé entre les décideurs en matière de santé et les chercheurs en santé publique des milieux académiques. (Antoine Flahaut, Quel monde après 2015 ? Blog)
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 65 - septembre 2013
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