Qu’elles soient mises en œuvre dans les entreprises privées, les administrations ou les associations, les formes contemporaines de managements tendent à positionner les travailleurs et travailleuses dans un « face-à-face direct et solitaire avec l’organisation » 1. Un enjeu majeur pour l’action syndicale en matière de santé au travail.
Sous l’effet de l’individualisation des relations de travail et d’une mise en concurrence des salariés, ceux-ci se retrouvent souvent isolés et démunis face à leur organisation, une tendance qui participe à l’augmentation des souffrances au travail. Dans ce contexte, les salariés et salariées expriment des attentes fortes à l’égard des organisations syndicales dont ils et elles espèrent des réponses concrètes à la problématique du mal-être au travail1.
Or, avec le temps, les organisations syndicales ont centré leurs combats sur l’exigence de compensations économiques ou quantitatives (augmentations salariales, engagement de personnel supplémentaire…) en réponse à des conditions de travail éprouvantes, voire dangereuses. « Une longue tradition de monétarisation des risques du travail s’est souvent affirmée au détriment de l’action pour la prévention », rapporte Laurent Vogel2. En revanche, les syndicats ont eu tendance à négliger les revendications collectives sur l’aspect qualitatif du travail et les actions ciblant l’organisation du travail en tant que telle et ses effets sur la santé3.
Dans les entreprises qui comptent au moins cinquante travailleurs, des espaces existent pourtant pour agir sur les conditions de travail et l’organisation du travail. Composé de représentants élus par les salariés, de représentants de l’employeur et d’acteurs de la santé au travail (conseillers en prévention), le comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT) est un « organe central qui permet de retrouver un contrôle sur l’organisation du travail au détour de la santé et de la protection de la santé au travail », d’après Rachel Carton, anciennement formatrice syndicale à la Centrale culturelle bruxelloise. C’est un lieu où « les représentants des travailleurs tentent d’imposer des actions concrètes en faveur de l’amélioration des conditions de travail », ajoute Nicolas Latteur4. Souvent présenté comme un lieu de seconde zone – par rapport au conseil d’entreprise (l’organe bipartite d’avis et d’information des travailleurs institué dans les entreprises privées comptant plus de cent travailleurs) et à la délégation syndicale (l’organe représentatif des salariés qui a pour objectif de défendre les intérêts du personnel auprès de l’employeur dans les entreprises comptant au moins cinquante travailleurs) –, le CPPT n’en demeure pas moins le lieu où les délégués peuvent instruire les problèmes de santé au travail en s’appuyant sur l’expertise des premiers et des premières concernés.
L’action syndicale pour la santé au travail, au sein de cet organe et au-delà, peut cependant être freinée par divers obstacles, parmi lesquels :
- La possible instrumentalisation des représentants des travailleurs par des directions qui les considèrent comme des cogestionnaires de l’entreprise et du personnel. « On a vu que des directions tentent de faire des délégués des alliés aux réformes de l’organisation du travail qu’elles entendent introduire, relate Nicolas Latteur. Des employeurs tentent également de vider de son sens l’action syndicale en essayant de lui imposer un cadre et des modalités d’action très limités. » 5 Une pratique syndicale autonome doit au contraire s’appuyer sur le collectif des travailleurs et travailleuses pour envisager avec celui-ci des actions visant à transformer l’organisation du travail.
- Le recours à des dispositifs d’expertise externes (sollicités pour la réalisation d’analyses de risques psychosociaux par exemple) tend à déposséder le personnel et ses représentants d’un contrôle sur les conditions de travail et les réponses apportées aux situations de souffrances au travail. « Alors que l’on est parti d’une situation où, pour défendre les travailleurs, une délégation énonce le problème des risques psychosociaux et les obligations légales de l’employeur, elle peut se faire délégitimer par les suites réservées à cette question, d’après les témoignages recueillis par N. Latteur auprès de représentants de salariés dans des CPPT. Soit que les résultats travestissent la réalité du travail vécue au quotidien, soit que les “solutions” identifiées tendent à responsabiliser les salariés qui peuvent légitimement se demander à quoi l’équipe syndicale sert, soit qu’aucune réponse n’est donnée, démontrant par là la force de l’employeur à imposer les conditions de travail et les difficultés de la délégation syndicale à organiser leur transformation. » Les démarches de recherche-action constituent une réponse à cette tendance à la dépossession des savoirs des travailleurs et travailleuses. Pensés par et pour les travailleurs, ces lieux d’expression leur permettent de construire une compréhension commune de leurs difficultés et des capacités d’action sur leurs conditions de travail. « C’est la raison pour laquelle nous utilisons cette méthode à l’Atelier Santé de Charleroi, explique Jean-Marie Léonard. Nous considérons que les premiers experts sont les travailleurs eux-mêmes qui connaissent le mieux les facteurs de risques auxquels ils sont confrontés. »
- Le fait qu’en Belgique la majorité des emplois se concentre dans des petites et moyennes entreprises (PME) de moins de cinquante travailleurs dans lesquelles les salariés sont privés d’une représentation syndicale. C’est particulièrement le cas dans le secteur non marchand. Or, quand le collectif de travail est soutenu par un travail syndical stratégique, il s’en trouve renforcé dans ses revendications en faveur de l’amélioration de la santé au travail.
- Plus globalement, l’accroissement du recours au travail intérimaire et à la sous-traitance entraine une dispersion des travailleurs (les travailleurs se connaissent moins, ne dépendent pas du même employeur alors qu’ils travaillent sur le même lieu de travail, ne sont pas soumis aux mêmes conditions de travail…) et entrave la défense collective de l’ensemble de ceux-ci. Face à cet enjeu qui complique le travail de représentation des délégués, les organisations syndicales gagneraient à déployer un syndicalisme de réseau dépassant les frontières de l’entreprise et des secteurs d’activité.
- Plus généralement encore, les acteurs et actrices que nous avons rencontrés notent la tendance à banaliser les souffrances au travail et à intérioriser la représentation selon laquelle il serait devenu normal de supporter une organisation du travail qui génère un mal-être physique ou psychique. « Nous avons intégré qu’il était normal de souffrir au travail, d’avoir mal quand on rentre chez soi, de prendre un antidouleur ou un somnifère, pointe Rachel Carton. Je pense que la première étape du travail syndical en matière de santé au travail consiste à remettre au centre le fait que le travail ne doit pas nuire à notre santé. »
- N. Latteur, op. cit. ; L. Vogel, « L’action syndicale peut faire la différence », Santé conjuguée n° 81, décembre 2017.
- L. Vogel cité par N. Latteur, « Santé au travail & action collective. Partie II : stratégies syndicales », Centre d’éducation populaire André Genot (CEPAG), juin 2016.
- Entretien avec Jean-Marie Léonard, 15 septembre 2022.
- N. Latteur, « Santé au travail & action collective. Partie II : stratégies syndicales », op. cit.
- N. Latteur, ibidem.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°101 - décembre 2022
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