Rêves de santé – RUDY PIRARD – « Celui qui connait le mieux sa situation, c’est le patient »
Rudy Pirard
Santé conjuguée n°98 - mars 2022
Assistant social à la maison médicale du Laveu, à Liège, voilà quinze ans qu’il s’implique dans le secteur. Il a été le président de l’intergroupe liégeois des maisons médicales et aujourd’hui celui de l’organe d’administration de la Fédération. Au cœur de son travail : les inégalités sociales, le travail communautaire, la place du patient et l’autogestion.
Le quartier du Laveu est un quartier en train de s’embourgeoiser, mais qui à la base est très populaire. On a pour l’instant une grosse mixité : des familles de trente quarante ans avec de jeunes enfants et en même temps une série de logements qui ont été divisés en tout petits appartements pas chers et qui accueillent une population assez précarisée. On travaille sur la zone Laveu-Cointe, mais aussi Guillemins-Fragnée et une partie du centre-ville. On a beaucoup de cas de grande précarité, mais aussi de grand isolement, isolement des personnes âgées ou entre quarante et cinquante ans qui sont très fort isolées par la déprime, la dépendance à l’alcool, aux produits stupéfiants, des personnes sans abri… Il faut savoir que dans une maison médicale comme la nôtre, où on a un peu moins de 2 500 patients, on n’a qu’un mi-temps financé en travail social. Ma grosse difficulté, c’est de ne pas pouvoir accueillir plus de monde.
Ce qui m’interpelle et sur quoi je travaille beaucoup, ce sont les inégalités sociales, et notamment les inégalités sociales en santé, l’accès aux soins de santé, le travail sur le non-recours aux droits en matière de soins de santé, l’aggravation des conditions de soins pour les personnes les plus précarisées. Dans les patients que j’accompagne qui ont des problèmes de santé, il n’en est pas un qui n’a pas un plan de paiement avec un hôpital, en ce compris les hôpitaux publics. Toutes les personnes dans la précarité qui sont confrontées à un problème de santé n’arrivent pas à assumer ça. C’est très compliqué parce que c’est parfois des petites sommes avec des complications administratives, qu’ils oublient de payer parce qu’ils ont un fonctionnement chaotique, ça part chez les huissiers, ça monte, il faut prendre des arrangements… Une série de complications et une peur d’être confronté à la maladie, de devoir retourner à l’hôpital. Voire ne pas le faire. Plusieurs patients décident de ne pas suivre les conseils de leur médecin généraliste parce qu’ils disent que ça va être des frais en plus. Je me sens efficace dans le suivi des situations individuelles, mais je ne me sens pas du tout efficace sur le contexte, je n’ai pas l’impression d’avoir la main. Le pouvoir d’agir des travailleurs sociaux par rapport au contexte dans lequel ils doivent travailler, c’est souvent problématique et c’est ce qui génère beaucoup de frustration voire d’abandon de la profession.
Il est un mot qu’il n’aime guère : empowerment. L’empowerment, c’est faire prendre conscience qu’il y a une possibilité. Mais il ne faut pas être naïf non plus, il ne faut pas croire qu’en donnant du pouvoir d’agir aux gens on va forcément avoir un impact sur le contexte. Là où on a une certaine capacité à renforcer ce pouvoir d’agir, je pense que c’est dans l’approche collective. Les personnes sont dans des difficultés semblables, elles ne sont pas toutes dans la même situation, mais il y a des difficultés de surendettement et des difficultés liées au logement, des difficultés liées à l’accès à l’énergie… et quand on rassemble les gens, c’est beaucoup plus efficace. Ça se présente de multiples façons. Deux exemples. On a eu en son temps un comité de patients qui avait son mot à dire sur la manière dont on organisait la maison médicale, les soins, les actions de santé communautaire, dont on organisait la vie de la maison médicale. Ce comité permet de prendre en compte le point de vue du patient, mais il permet surtout à des patients de se rendre compte qu’ils ont aussi la possibilité d’agir sur comment on va les soigner, qui va les soigner, comment on va organiser l’accès aux soins. L’autre extrême, c’est un groupe de tricoteuses : faire du tricot, ce n’est pas cela l’objectif évidemment, l’objectif c’est de faire en sorte que des personnes fort isolées se rassemblent, se posent des questions, se posent des questions ensemble, partagent des solutions et ça, ça permet de faire émerger par les pairs une perception de ce pouvoir d’agir. Et je parle bien d’un pouvoir d’agir sur leur situation, pas un pouvoir d’agir sur le contexte ou sociétal – ce que l’on essaie de travailler aussi, mais qui nécessite plus de convergences. Le concept de patient partenaire se concrétise chez nous par le biais de ces actions de santé communautaire et dans le comité de patients. Au-delà de ce qu’on peut avoir comme action, il y a une forme d’idéologie derrière le patient partenaire. Quand on parle de non-hiérarchisation des soins, on ne parle pas seulement de l’infirmière et du médecin, on parle aussi du médecin et du patient. Dans les maisons médicales, c’est le patient qui est au centre. Nous ne sommes pas des savants qui déversons notre savoir auprès de gens incultes. Celui qui connait le mieux sa situation, c’est le patient. Celui qui a le plus d’armes en main pour modifier sa situation, c’est le patient. Celui qui connait les leviers de changement dans sa situation sociale, c’est le patient. Nous, on est là pour l’accompagner, faire émerger la conscience de ces leviers et faire émerger des choses qui lui permettent d’avoir une vie meilleure.
Inégalités sociales en santé
La santé dépend de la position sociale : revenus et niveau d’études. Ces deux variables ont évidemment une forte corrélation. L’aphorisme « La pauvreté rend malade et la maladie rend pauvre » reste une réalité dans la Belgique de 2021. Un homme ayant une éducation de base a trois fois plus de risques d’être en mauvaise santé et deux fois plus de troubles chroniques que celui qui a une éducation supérieure. Si 14,9 % de la population belge vit en dessous du seuil de pauvreté, ce chiffre est de 10,3 % en Flandre, 18,3 % en Wallonie et de 29,7 % à Bruxelles. Sur le minuscule territoire national, les disparités en espérance de vie sont importantes : on vit quatre ans plus vieux en Brabant flamand qu’en Hainaut. La pauvreté chez les enfants est en hausse. La part de la population adulte qui déclare des besoins en soins médicaux non satisfaits est passée de 0,4 % en 2008 à 2,3 % en 2016.
L’autogestion, manière de concevoir les relations entre les gens dans la société, lui est chère. Mais non sans risque. L’autogestion est un outil qui permet d’égaliser les relations, c’est un outil qui permet de renverser l’échelle sociale en fait. Dans une échelle sociale, il y a des échelons au-dessus, des échelons en dessous. Pour nous, l’échelle sociale est horizontale, il y a des personnes qui ont des fonctions différentes et il y a des personnes différentes, mais il n’y a pas de personnes supérieures aux autres. C’est comme ça que l’on conçoit les soins de santé. Il y a un décalage énorme avec la société, en ce compris avec les règles édictées par les gouvernements. Les maisons médicales n’ont pas toujours été en accord avec ces règles, elles ont parfois dépassé ces règles, utilisé un certain pouvoir d’action pour faire changer ces règles. Notre vision du monde, notre vision des rapports humains n’est pas prédominante, n’empêche, on va continuer à nous battre pour cette vision-là !
Santé communautaire
Dès sa formation en 1964, le GERM a milité pour que l’individu et la communauté redeviennent les décideurs en termes de santé – qu’il s’agisse d’investissements ou de pratiques. Dans son livre blanc de 1971, il indique comme priorité « la participation effective de la communauté et des individus aux prises de décision à tous les échelons. La compétence technique ne peut pas assurer à celui qui la possède un monopole, en droit ou en fait, de la prise de décision ; il doit surtout se consacrer à fournir une information objective, base nécessaire et préalable à toute décision ». Le GERM recommande dès lors la création de commissions santé à l’initiative des pouvoirs locaux, voire de la population elle-même. Cette réflexion se nourrit d’expériences en gestion communautaire menées dans les pays anglo-saxons et latino-américains dès les années 1960. Parmi les expériences les plus abouties, il y a celles menées au Québec, avec la création de cliniques populaires autogérées par leurs patients à la fin des années 1960.
En Belgique, la participation de la population aux prises de décisions en matière de santé se heurte au modèle dominant et au fait que la majorité de sa population n’est a priori pas demandeuse : ses attentes sont plutôt centrées sur la consommation passive de soins. Cette abdication des usagers découle notamment du comportement des soignants, jaloux de leur expertise médicale. À cela s’ajoute que la maladie suscite de l’angoisse : pour l’usager, il est rassurant de s’en remettre à un avis autorisé, fondé par son approche technoscientifique. Dès la fondation des premières maisons médicales, celles-ci mènent des actions locales en santé communautaire. Elles considèrent que les conditions de vie (l’habitat, le milieu de travail, l’environnement…) sont des facteurs expliquant la mauvaise santé d’un grand nombre. La promotion de la santé s’inscrit donc dans un contexte plus vaste de luttes sociales. Et la prévention doit s’attacher aux racines non seulement biologiques, mais aussi sociales, éducatives et environnementales de la maladie. En 1980, la Fédération inscrit dans ses statuts qu’elle cherchera à évaluer les déterminants de la santé de la population (conditions de travail, habitat, environnement, alimentation, niveau culturel). Elle veut aussi participer « à toute action visant à modifier favorablement ces facteurs ». Elle invite les maisons médicales à travailler à la réappropriation de la santé par la population, à participer aux luttes sociales en rapport avec la santé, à rendre aux gens la possibilité de choix concret dans les questions qui concernent leurs conditions de vie. Un objectif qui sera réaffirmé au fil des décennies, comme dans la charte de 2006 où on lit que les maisons médicales doivent « favoriser l’émergence d’une prise de conscience critique des citoyens vis-à-vis des mécanismes qui président à l’organisation des systèmes de santé et des politiques sociales ».
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°98 - mars 2022
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