Quand le réseau sature
Cifuentes Suarez Alba, Fieremans Valérie, Senay Sueda
Santé conjuguée n° 59 - janvier 2012
Une conception largement répandue du réseau a sa place dans les institutions : pour être correctement pris en charge, il est important de faire partie d’un réseau diversifié et pluridisciplinaire qui met au centre de son travail le patient. Concevoir le réseau, en tant que le patient en est à l’origine, est une toute autre orientation dans la prise en charge1. En effet, il s’agit moins de décider pour le sujet quelle prise en charge lui sera bénéfique que de laisser la place pour que se produisent les constructions du sujet lui-même. Il ne s’agit pas tant d’enseigner au patient comment se servir d’un réseau qui le soulagerait que de tenir compte d’un premier aspect fondamental dans le mode de rencontre que le sujet instaure avec le réseau qui est le sien (intervenants, membres de la famille,…). Le réseau constitué par les soignants ne peut aucunement faire l’impasse de la construction du sujet pour régler son rapport au monde et aux autres.
Afin de mettre en lumière ce que cet écart produit dans la pratique, nous partirons d’un cas clinique à partir de cette question du réseau comme cheminement singulier. Pour des raisons déontologiques le cas clinique ne peut être détaillé dans le cadre d’une publication, nous en proposons ici un aperçu. La question du réseau est dépliée à travers un double regard : centre de jour et d’hébergement2, sans que ces deux institutions, même si elles se mettent en réseau (non pour se coordonner mais pour tenter de construire le cas pour s’en enseigner), ne constituent le réseau de la patiente, en tant que le réseau sur lequel elle peut s’appuyer. Pour la patiente, dès les premiers pas dans l’institution, il n’a pas été question d’autre chose que de sa mère et de son impossible à vivre loin d’elle. Dans un premier temps, Annie, âgée de 38 ans, n’est pas preneuse d’entrer en institution, elle préfère ne rien faire et rester vivre avec sa mère. Tout le monde autour d’Annie s’accorde à dire qu’il est mieux qu’elle aille en institution, elle finit par accepter. Très vite, un mois et demi après son entrée, la situation devient très difficile suite à l’hospitalisation de la mère. Cela s’est manifesté par des demandes incessantes, des pleurs, des cris. Et le réseau dans tout ça… ? Auparavant le réseau d’Annie était essentiellement composé de la mère, mais aussi du médecin traitant. C’était le réseau constitué par Annie, elle s’en soutenait mais ce n’était pas sans ravages. Ce qui lui permet d’être avec les autres, de s’inscrire dans la communauté, est très ténu. Elle circule entre les différents lieux sans cesse (institutions, consultations de médecins, différents lieux du quartier…), rien ne semble pouvoir lui permettre de s’arrêter. En effet, à un moment, cette circulation semble devenir une « surconsommation » du réseau et de ses intervenants. Lorsque cela déborde Annie et lorsqu’elle déborde dans ses exigences, le réseau sature. Les tentatives de réponse produisent un effet métonymique dans ses exigences, les interventions de l’équipe ne permettent pas que cela s’arrête pour Annie, une exigence en entraîne une autre. Dans ces moments-là les hospitalisations sont fréquentes et nécessaires. Les intervenants se retrouvent incapables de répondre à ce qu’elle exige. Un autre positionnement avec elle se fait urgent mais les intervenants sont en panne, d’avoir affaire aux cris et insultes qui ne font que croître. De plus, elle semble être davantage en souffrance dans ces moments et aucune réponse ne vient tempérer cela. Elle se retrouve laissé-tombée au moment où c’est le plus difficile pour elle. Les intervenants sont donc sur un fil : entre la soutenir (sans quoi elle ne peut se mettre en route) et vouloir trop à son égard. Se mettre à ses côtés face à ce qui la déborde (et non pas comme ceux qui ont la solution), permet souvent plus d’apaisement. Par exemple, lorsque nous lui disons que nous non plus on ne sait pas quoi faire mais qu’on peut chercher ensemble, elle se met alors au travail, se réapproprie des propositions qui lui avaient été faites antérieurement en les reprenant à son compte. En outre, lorsque les cris la débordent, décaler les interventions sur nous plutôt que de tenter de l’arrêter directement a plus d’effet. Plus précisément, nous lui disons par exemple, quand elle nous insulte ou crie : « dans ces conditions, on ne peut pas répondre », « ce ne sont pas des conditions de travail », « les travailleurs ne peuvent se laisser insulter ». Cela l’arrête un temps et permet un moment de répit tant pour elle que pour l’équipe.Pour conclure…
L’exemple d’Annie nous enseigne sur la manière dont on peut concevoir le réseau en tant qu’il constitue un point d’appui pour le sujet. Cette situation nous montre que cela n’est possible qu’à la condition que la personne en soit à l’origine. Lorsque les intervenants du réseau lui sont imposés, même si elle peut s’en servir à minima, cela devient très vite intrusif. Dans notre positionnement, on ne peut pas faire l’économie du réseau qu’elle s’est constitué même si celui-ci nous semble délétère. D’un point de vue pragmatique, il ne s’agit pas de vouloir créer une séparation radicale d’avec la mère, mais de tenter de moduler ce lien pour qu’il soit moins ravageant. Et ce n’est pas tant le dispositif d’un réseau constitué de plusieurs lieux d’adresse qui peut opérer, qu’un réseau qui puisse tenir compte de la façon singulière d’entrer en relation de chaque sujet. Il s’agit de soutenir ce qui du réseau du sujet constitue un point d’appui. En somme il nous semble important de ne pas imposer un nouveau réseau mais plutôt de partir du réseau amené par le sujet. Si nous faisons le pari de nous appuyer sur le réseau tel que constitué par le sujet, c’est parce que c’est à ces conditions qu’on peut se faire partenaire. Le cas d’Annie nous montre en effet que ce qui est imposé pour elle, même au nom d’une bienveillance, ne lui a pas permis de faire notre rencontre en tant que partenaires de réseau.Documents joints
- Alfredo Zenoni (2011) L’origine du réseau, texte préparatoire à la journée du réseau 2 du 24 septembre 2012, inédit.
- L’asbl Anaïs est composée de deux centres de jour (adulte / enfant), d’un centre de santé mentale, d’un centre d’hébergement subdivisé en plusieurs maisons qui différent par leur degré d’accompagnement.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 59 - janvier 2012
Les pages ’actualités’ du n° 59
Grève générale : les maisons médicales entrent dans le mouvement
La Fédération des maisons médicales a participé à la grève générale du 30 janvier. Parce que le monde tourne à l’envers, parce que quand les inégalités se creusent, les soins de santé sont sur la brèche….
Aujourd’hui la crise…
Les politiques d’austérité sont aujourd’hui brandies comme la seule réponse réaliste à la crise économique et financière. Au nom de leurs associations, les signataires de cette carte blanche dénoncent cette politique à sens unique qui privilégie(…)
Le patient étranger face au cancer : projet d’accompagnement multiculturel
L’appréhension de la mixité culturelle constitue une question de société grandis-sante. Au-delà des difficultés de communication auxquelles sont confrontés les patients issus de milieux socioculturels très variés, dues notamment à la méconnaissance de la langue ou(…)
Les métiers de demain de la première ligne de soins
L’organisation des soins de santé s’oriente de plus en plus vers un développement des soins de première ligne et la prise en charge en ambulatoire. Les besoins en soins et en prévention sont croissants, et de(…)
Introduction
Présentation
Atelier 2 : à l’origine du réseau : le patient
Atelier 2 : à l’origine du réseau : le patient
Cet atelier est le fruit de plusieurs rencontres entre quelques travailleurs de différentes institutions. Lors de ces réunions, nous avons, dans un premier temps, abordé la question du réseau comme nous l’entendons habituellement, au sens large,(…)
« Madame, je dois téléphoner à mon avocat ! »
L’histoire de Damien est exemplaire. Elle nous montre combien l’intervention coordonnée de différents intervenants est nécessaire au patient mais en même temps comment les intervenants autour du patient deviennent eux-mêmes parties du système du patient. «(…)
Quand le réseau sature
Une conception largement répandue du réseau a sa place dans les institutions : pour être correctement pris en charge, il est important de faire partie d’un réseau diversifié et pluridisciplinaire qui met au centre de son(…)
Atelier 3 : la (dis)-continuité des soins ou comment aborder la question de l’« Après » ?
Atelier 3 : la (dis)-continuité des soins ou comment aborder la question de l’ « Après » ?
Nous sommes souvent confrontés à la question de la fin de la prise en charge dans nos dispositifs. L’offre de soins en matière d’assuétude, telle qu’organisée actuellement, nécessite de réfléchir à la question de l’« Après(…)
La collaboration entre deux institutions.
Comment affronter les questions qui se posent « après » la prise en charge institutionnelle ? Nous avons décidé de présenter les collaborations entreprises entre le Foyer Georges Motte (FGM) et l’asbl Transit. Ces collaborations sont(…)
La Coordination toxicomanie Anderlecht : un exemple pratique de collaboration entre soignants, réseau spécialisé et structures locales
Au niveau local, une coordination structurée entre différents types d’intervenants, spécialisés et généralistes améliore, la connaissance des uns et des autres et permet des synergies propices à une prise en charge plus globale des problématiques des(…)
Double diagnostic et comment travailler l’« Après », maintenant
Beaucoup de patients portent un « double diagnostic » de maladie mentale + assuétude. Ces patients complexes compliquent l’accompagnement en institution et rendent très difficile le travail préparant à « l’après hospitalisation ».
« Des usagers de drogues à l’épreuve de la saturation et des modalités d’inclusion du réseau »
Les défis de la prise en charge des usagers de drogue n’ont jamais été aussi durs à relever. Les patients vivent des situations de plus en plus difficiles, ils sont touchés de plein fouet par la(…)
Le lien et le respect des valeurs comme outils de travail : l’expérience des équipes mobiles du SAMU social de Bruxelles
Les équipes mobiles du Service d’aide médicale urgente (SAMU social) vont vers les sans-abri. Au fil du temps, elles ont appris à les aborder tout en respectant leurs choix. Leur constat est sans appel : aujourd’hui(…)
Ouvertures
Atelier 1 : quelles demandes pour quels problèmes
Atelier 1 : quelles demandes pour quels problèmes…
L’atelier s’articulera autour de trois spécificités de la demande : la demande a minima, l’absence de demande et parfois la contrainte aux soins, son caractère urgent du point de vue de l’envoyeur, du demandeur et du(…)
Quelle demande pour quels problèmes…
Au sein du Réseau ABC – VBH, plusieurs groupes de travail ont été constitués en fonction des caractéristiques et de la temporalité du cheminement du patient dans le réseau de soin. Un premier groupe s’est plus(…)
Demande ’a minima’, questions maximales !
Ce n’est pas parce que la demande est « a minima » qu’elle n’est pas complexe. Exemple de l’accès à un séjour en hôpital.
Le généraliste et la demande ’a minima’
La demande ’a minima’ adressée au généraliste met en évidence les défauts de communication et de collaboration entre eux et le secteur spécialisé.
Le Tribunal de l’application des peines et l’aide contrainte
La mise en place du Tribunal de l’application des peines (TAP) en 2007 a défini les modalités de l’exécution des peines et y a introduit le débat contradictoire.
Le travail sous contrainte : questions
Un traitement des assuétudes est souvent posé comme condition à l’octroi de congés pénitentiaires. Quel en est l’intérêt, quelles questions cette pratique pose-t-elle ?
Demande urgente ou urgence de l’intervenant ?
La demande de prise en charge urgente d’une situation de dépendance mobilise différentes compétences, humaines, sociales et psychiatriques, qu’il faut sans cesse remettre en question. La première de ces compétences, si tant est qu’il s’agit d’une(…)
De Lausanne à Bruxelles
Assuétudes, l’expérience vaudoise
La drogue évolue. Ses usagers d’aujourd’hui sont différents de ceux d’hier et la société pose sur eux et sur l’accompagnement à leur apporter un nouveau regard (que ne partagent pas les vieux démons moraux encore vivaces).(…)
Bruxelles, Lausanne et le généraliste
En Belgique, la place du généraliste dans les dispositifs de prise en charge des assuétudes est reconnue mais mal identifiée. L’expérience vaudoise ouvre des pistes pour clarifier cette place et invite à repenser globalement notre système.
« … et le modèle bruxellois » ?
Face au modèle vaudois exposé par le professeur Besson, le « modèle bruxellois » de prise en charge des assuétudes se caractérise par la richesse et la diversité du secteur mais aussi par son éclatement. Il(…)
Comme un moment de césure
Le moment hospitalier est un point très particulier dans le parcours d’une personne souffrant de dépendance. C’est une rupture complète par rapport aux différents milieux qu’il a connu jusque là, une bulle parfois idéalisée entre un(…)
Renforcer le continuum, de la prévention à la prise en charge
En matière de drogues, Psytoyens souligne l’importance de la prévention, notamment sous certains de ses aspects moins abordés, de la formation et du soutien des acteurs, et d’une prise en charge non stigmatisante s’installant dans la(…)