Puissance et faiblesse du modèle de référence de la médecine moderne
Dr André Crismer
Santé conjuguée n° 50 - octobre 2009
L’événement majeur de l’histoire de la médecine, depuis 5000 ans, a été de s’appuyer sur la science. Cette démarche de la médecine moderne, qui a été à la base de ses plus grands succès est aussi la cause de certains échecs et une de ses principales limites.
Cette démarche s’est fait de différentes manières.Dissociation entre la maladie et le malade
La maladie est considérée comme une entité spécifique et mauvaise qui agresse l’individu. En se centrant sur la maladie, la médecine en fait un objet de science mais elle la dépersonnalise et se décentre du patient. A l’hôpital, souvent, on caractérise le malade à partir de la maladie et non l’inverse. Le patient est considéré comme un objet et non le sujet de la maladie. On parle du diabétique, du tuberculeux, du cancéreux, de l’« infar du 4 ». Magendie, lors d’une séance de l’académie des sciences en 1847, disait : « Que les gens souffrent plus ou moins, en quoi cela peut-il intéresser l’Académie des sciences ? » et Leriche écrivait : « Si nous voulons étudier la maladie, il faut la déshumaniser ».Dissociation entre le malade et son corps, entre les différents constituants de celui-ci
La médecine se centre sur le corps qu’elle divise en ses différents organes. Ses objets d’observation se sont déplacés en fonction des développements de la technique : l’organisme, puis l’organe (Morgagni), le tissu (Bichat), la cellule (Virchow), l’enzyme, le gène, … Etudiant ainsi le corps coupé de l’homme, elle risque de devenir indifférente au sujet qu’il incarne. Les premiers contacts de l’étudiant avec l’être humain se font avec le cadavre. Dans certains hôpitaux, les dossiers médicaux sont encore séparés par spécialités. Des spécialistes explorent si les symptômes présentés relèvent de leur système. La représentation du corps, comme celle de la maladie, est fortement influencée par la culture et la représentation de la Modernité tout à fait typique. La conception moderne du corps correspond à l’émergence de l’individu et de l’individualisme : le corps est le signe de l’existence de l’individu, son support et en même temps sa limite par rapport aux autres et au cosmos. Fruit d’une conception individualiste, il devient facteur d’individuation. Cet individualisme se développe à la Renaissance avec l’image du marchand à la recherche de son intérêt personnel, celle de l’artiste qui, désormais, signe ses œuvres. Le visage (partie du corps la plus individualisée) prend de plus en plus d’importance et devient source d’inspiration majeure au XVème siècle. Le protestantisme, éliminant l’institution ecclésiastique, fait de la religion un problème de conscience personnelle et l’individu devient responsable de son salut. Les hommes deviennent des individus plus que des membres d’une communauté. C’est à cette époque que se pratiquent les premières dissections et que se développe l’anatomie (Vésale), prélude au développement de la médecine moderne. Le cogito de Descartes est une marque de l’individu. Dans un autre temps, peut-être aurait-il écrit : « cogitamus, ergo sumus ». Descartes a développé un autre concept, le dualisme : le corps est non seulement différent de l’individu, mais aussi de son esprit : il en est la propriété, parfois même considéré comme machine, un matériau parmi d’autres (La Métrie).Dissociation entre l’individu et le social
Une part importante de la souffrance de l’homme a des causes ou des conséquences sociales. La médecine en a peu tenu compte, surtout à l’hôpital. Selon une étude hollandaise, les congés de maladie chez les malades pulmonaires sont plus liés à des problèmes psychosociaux et de travail qu’à l’état des poumons1. Dans la société africaine, l’homme n’est pas un individu mais un nœud de relations et les guérisseurs, souvent, comme les ethnopsychiatres, soulignent le lien symbolique entre les hommes et leur milieu. Notons qu’avant 1920, la psychiatrie relevait en France, du ministère de l’Intérieur.Dissociation entre l’individu et le cosmos
La médecine prend peu en compte le mode de représentations des gens, leurs croyances, le sens qu’ils donnent à ce qui leur arrive. La maladie, forcément, est quelque chose de mauvais qui s’attaque au patient et qui n’a pas de sens. La mort est mauvaise, un échec, alors qu’elle fait partie de la vie. Or, sans mort, pas de vie. Dès la vie intra-utérine, la mort fait partie de notre vie. Le corps ne fait plus sens, il fonctionne. La médecine, en soignant une maladie et non un malade, risque de négliger le sujet et son histoire, son environnement, son rapport au désir, à l’angoisse, à la mort, au sens et à la symbolique. La question de la souffrance individuelle et de son sens dans l’expérience personnelle est peu abordée. « Celle-ci (la maladie) n’est pas perçue comme l’héritage de l’aventure individuelle d’un homme situé et daté, mais comme la faille anonyme d’une fonction ou d’un organe » (Le Breton). Dans le dialogue avec le patient, le médecin apprend à sélectionner les informations utiles au diagnostic, négligeant d’autres qui peuvent avoir beaucoup de sens pour le patient. La caricature de cette tendance pourrait être le recours à des systèmes informatiques de diagnostic. Plusieurs études ont montré que les médecins sous-estiment les informations données par les patients et surestiment celles données par les tests. Les médecines populaires reposent plus sur une connaissance (co-naître = naître avec l’autre) que sur un savoir, plus sur une démarche existentielle que sur une démarche scientifique. Notons que, souvent, existe une grande distance sociale entre le médecin et le patient. La médecine a sous-estimé l’importance de la relation, du sens et du symbole, commettant le même type d’erreurs qu’urbanistes concepteurs des cités à tours de certaines banlieues. Les exemples caricaturaux : le traitement de l’héroïnomanie par anesthésie générale (RODA), la prescription de benzodiazépines ou d’antidépresseurs à une personne en deuil, la malarathérapie comme traitement de la mélancolie, pour laquelle Julius Wagner Jauregg a obtenu le prix Nobel de médecine en 1927, la première neurochirurgie frontale pour traiter un problème psychiatrique, le 12 novembre 1935 à l’hôpital Santa Marta à Lisbonne. On a pratiqué 40.000 lobotomies aux Etats-Unis jusque dans les années 70. On peut se questionner sur certains développements autour de la naissance, comme si l’idéal de la médecine était de permettre la naissance en se passant de la femme. Le simple fait du « c’est possible » risque de devenir un critère fondateur de la pratique scientifique et médicale en particulier. Le paradigme qui domine dans la médecine moderne n’est pas forcément le seul possible. « Tout est-il possible, tout possible est-il souhaitable, tout souhaitable est-il permis ? Permis pour qui et pour quoi ? » (Canguilhem).Analyse des maladies d’un point de vue statistique
L’épidémiologie a été d’un apport essentiel à la médecine contemporaine. Celle-ci se base entre autres sur les résultats de larges études pour définir les traitements qu’on applique à des individus dont on ne reconnaît pas la singularité. On agit alors en fonction de probabilités. Le développement de l’Evidence Based Medecine a été un grand progrès (Mac Winney estimait qu’en médecine générale, 50 % des plaintes étaient traitées sans aucune base scientifique), mais il ne faut pas sous-estimer ses limites. Ce qui était au départ une démarche remettant en cause des vérités auto-proclamées ne doit pas devenir une école dogmatique. Dans les études cliniques, on transforme les patients en cas. On ne prend pas en compte non plus la relation entre le patient et son médecin, l’impact de celui-ci sur l’effet placebo dont on connaît pourtant l’importance. Plus une étude est de qualité, plus elle est loin des conditions de la pratique courante et, à la limite, moins ses résultats sont applicables à la pratique quotidienne. Les études sont appliquées à des populations bien sélectionnées et bien suivies. De plus, il s’agit souvent de patients jeunes (peu d’études chez les enfants, chez les vieillards, chez les polymédiqués). Enfin, les objets d’études sont ceux pour lesquels quelqu’un veut bien consacrer de l’argent et l’immense part des investissements vient du lobby médico-pharmaceutique. En médecine, le traitement prescrit est celui qui est validé par enquête épidémiologique, mais il ne garantit pas du tout la satisfaction subjective du patient. Pour les médecins, que caractérise leur savoir, c’est le traitement le mieux étudié que la médecine doit au malade, alors que le guérisseur est jugé par ses réussites ou le sens qu’il permet de donner à la maladie. A la limite, un traitement dont les études montreraient un effet nul pourrait en fait être utile à 50 % des patients. En étudiant les maladies et les facteurs de risque, la médecine augmente fortement le nombre de malades. Les firmes pharmaceutiques contribuent de façon intéressée à la définition des maladies. Pour définir l’ostéoporose, on compare les os de femmes âgées à ceux de femmes jeunes. La diminution des valeurs seuils de l’hypertension artérielle, du diabète a, du jour au lendemain, fortement augmenté le nombre d’hypertendus et de diabétiques dans le monde.La quête de la santé
La santé devient une valeur centrale de notre société. Une des seules qui résistent, avec l’individualisme, à la vague néolibérale. Sa recherche, « la santé tout de suite » a remplacé la quête du salut dans une vie ultérieure. Notez que les termes salut et santé ont la même origine étymologique. Mais plus on parle de santé, plus une société dépense d’argent pour la santé, plus les gens se sentent en mauvaise santé, disait Ivan Illich qui, après avoir beaucoup écrit sur les effets néfastes de la technologie médicale, en arriva à penser que la quête de la santé, en soi, est morbidogène. « Pendant vingt ans, j’ai défendu l’idée que la consommation médicale, au-delà d’un seuil très bas, devrait être frappée de taxes de luxe comme le sont l’alcool, le tabac et les loteries. ». Proust écrivait déjà : « Pour chaque maladie que les médecins soignent avec la médecine, ils en provoquent 10 chez des gens en bonne santé en leur inoculant un virus 1000 fois plus puissant que n’importe quel microbe : l’idée qu’ils sont malades ». L’évolution se fait dans le sens d’une vie de plus en plus longue et d’une très forte augmentation des attentes et donc de l’insatisfaction des gens par rapport à leur santé : ces deux tendances nécessitant d’augmenter le nombre de médecins… Aujourd’hui, nous vivons dans une société très médicalisée. Le nombre de médecins en France est passé de 15.000 à la fin du XIXème à 170.000 en 2000. Etre malade entraîne automatiquement qu’on est soigné. On naît et on meurt dans les hôpitaux. La part du budget national consacré à la santé ne cesse d’augmenter. Dans de nombreuses régions, le premier employeur est l’hôpital…Pour poursuivre…
On a pu croire que le développement de la médecine moderne allait rendre dépassée, anachronique et superflue la médecine générale. Mais les échecs et les limites de cette médecine moderne, qui ont par ailleurs favorisé l’essor des médecines parallèles, ne justifient-ils pas, justement, de développer une médecine générale forte, globale, continue, intégrée, accessible, pour aller à la rencontre du sujet qui souffre, mais aussi qui pense ? Les pionniers de la médecine moderne ont du se battre contre le conservatisme des facultés de médecine pour promouvoir leur nouveau paradigme. Il faut maintenant affronter les résistances institutionnelles s’opposant à des soins de santé primaires forts. Quelques progrès importants en ce sens ont été obtenus ces derniers temps, dans le contrôle de la douleur, les soins palliatifs, l’approche centrée sur le patient, la prise de conscience des déterminants psychosociaux, les droits des patients, inscrits dans une loi depuis 2002. La science, démarche remarquable de la modernité, n’est peut-être pas idéologique, mais le statut qu’on lui donne est idéologique. La science ne peut que décrire ce qui est, mais elle ne peut dire seule ce qui devrait être. Pour cela la médecine a besoin de valeurs qui se trouvent en dehors du champ de la science.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
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