Politiques de santé et prise en compte du patient chronique : les cas du SIDA et du diabète au Mali
Annick Tijou-Traoré, Bruno Dujardin, Isabelle Gobatto, Jessica Martini
Santé conjuguée n° 65 - septembre 2013
Les maladies chroniques augmentent aujourd’hui fortement dans les pays du Sud : cela change le rôle et la place des patients, tant au niveau des soins qu’au niveau politique. Analyse d’une construction sociale, dont les résultats sont un peu inattendus.
Dynamique sociétale et rôle du patient
La maladie chronique accompagne le patient tout au long de sa vie et en fait un acteur central dans la prise en charge continue de sa pathologie : il est le principal décideur et coordinateur de ses soins. La compréhension de ses savoirs et savoir-faire, expérimentés au fil du temps, peut contribuer à améliorer la pertinence et l’efficacité des soins et des politiques. Quelle place, quel rôle sont-ils accordés au patient dans les politiques relatives au SIDA et au diabète ? Telle est la question de cette étude située dans le contexte d’un pays d’Afrique de l’Ouest, le Mali. En 2011, la prévalence du SIDA y était estimée à environ 1,1% de la population et celle du diabète à environ 1,5%. Comme dans d’autres pays, une dynamique sociétale très forte caractérise le SIDA : certaines associations de patients sont devenues des interlocuteurs privilégiés des autorités nationales et des bailleurs internationaux. Les personnes vivant avec le VIH (PVVIH) sont désormais représentées dans les différentes instances de coordination, du Haut conseil national de lutte contre le SIDA au Mécanisme de coordination – pays du Fonds mondial. Par contre, la dynamique autour du diabète est plus faible : même si les diabétiques maliens se sont mobilisés dès 1991 pour l’amélioration des soins et la prise en compte des coûts élevés des traitements, leur implication dans la prise de décision politique reste néanmoins encore limitée. En 2010 et en 2012, nous avons réalisé des entretiens qualitatifs avec des acteurs de la lutte contre le SIDA et le diabète : nous avons rencontré des représentants du ministère de la Santé et des programmes de lutte contre les deux maladies, les responsables du secteur santé au niveau des bailleurs de fonds, les représentants d’associations de patients ou d’organisations non gouvernementales. Nous avons également analysé des documents nationaux et internationaux : politiques et programmes de prise en charge, rapports d’activités, études, documents de plaidoyer et de sensibilisation.Stratégies internationales et nationales : des liens serrés
Cette étude met en évidence combien les contextes international et national contribuent à modeler les stratégies nationales d’un pays. L’engagement rapide des autorités maliennes en faveur de la lutte contre le SIDA, deux ans après la découverte du premier cas en 1985 a bénéficié de l’appui d’organisations internationales (l’Organisation Mondiale de la Santé, l’Onusida, …), dont les stratégies ont fortement influencé l’architecture et le contenu de la réponse nationale. La situation est différente pour le diabète : bien que les premiers cas aient été diagnostiqués dès les années 1980, un engagement politique structuré n’a été initié que vingt ans plus tard, parallèlement à l’émergence des maladies non transmissibles dans les priorités de santé internationales. Une politique nationale de lutte contre le diabète était toujours en attente d’adoption en 2012. Cette influence internationale dans la construction d’une dynamique nationale soutient et entretient la volonté politique des autorités maliennes, les conduisant pour le SIDA à reconnaitre assez tôt l’importance d’impliquer des organisations de la société civile aux soins et aux politiques : en 1995 par exemple, elles appuient la création de la première association de patients. Cette reconnaissance locale est en partie liée à la légitimité politique des associations de personnes vivant avec le SIDA (PVVIH) alimentée par le succès des revendications avancées dans d’autres pays. Une dynamique politique favorable existait donc déjà quand, dans les années 2000, les bailleurs de fonds ont fait de la participation de la société civile une des conditions pour leur financement. Limitée par le manque de ressources humaines, techniques et financières, la volonté politique en faveur du diabète s’est au contraire traduite par des appuis ponctuels aux associations de diabétiques, dont la consultation reste aujourd’hui occasionnelle malgré une redynamisation récente de la mobilisation avec la création de nouvelles associations. D’autres éléments permettent de comprendre les différents rôles et places accordés aux patients dans les politiques de santé et dans leurs soins. La lutte contre le SIDA a été caractérisée par l’urgence liée à la nature de la maladie et à son caractère transmissible, ainsi que par les connaissances scientifiques au début limitées – les premiers traitements efficaces datant des années 1990. Par ailleurs, le fait que cette épidémie a frappé dramatiquement les pays du Nord n’est sûrement pas étranger à la mobilisation internationale qui s’est mise en place. Le cas du diabète est différent. Il s’agit d’une maladie non transmissible, connue et prise en charge depuis longtemps dans les pays du Nord ; et des médicaments existent, même si au Mali ils ne sont pas subventionnés et pas toujours disponibles.Stigmatisation et solidarité
Les représentations sociales de ces deux maladies intègrent aussi ces dynamiques au niveau des décideurs nationaux et internationaux. Si ceux-ci semblent très sensibles à la stigmatisation sociale du SIDA, le diabète leur paraît mieux accepté par la société et ‘facilement’ gérable par le régime ou l’activité physique. Pourtant, notre étude relève une stigmatisation diffuse vis-à-vis des diabétiques, des cas de divorce par exemple dus au coût élevé des recours thérapeutiques engendrés par le diabète d’un des conjoints. Toutes ces dynamiques contribuent à forger les relations entre politiques, patients et prestataires. Dans le cas du SIDA, on repère des solidarités fortes : une certaine empathie de la part des prestataires qui soutiennent la mobilisation des patients, voire incitent à leur engagement ; et des pratiques d’entraide entre patients se formalisent au fil du temps. En outre, l’expérience et les savoirs du patient sont reconnus par les différents acteurs, avec un partage de rôles aujourd’hui routinier, ordinaire. Dans le cas du diabète à l’inverse, la mobilisation des associations de patients souffre du faible intérêt des politiques publiques et de ressources limitées. Des réticences ou une moindre conscientisation transparaissent vis-à-vis des savoirs et savoir-faire du patient, autant au niveau des prestataires que des politiques. Le partage des rôles entre acteurs reste à penser à l’échelle du politique mais aussi dans la construction des soins, pour développer les collaborations aujourd’hui balbutiantes. Les patients : pris dans la toile La mise en perspective des politiques relatives au SIDA et au diabète au Mali montre comment la place et le rôle accordés au patient chronique se construisent au-delà du caractère partagé de la chronicité de la maladie. Si aujourd’hui les acteurs reconnaissent l’importance d’impliquer les PVVIH aux soins et aux politiques, l’implication des diabétiques revêt un caractère moins « évident ». La comparaison entre ces deux cas nous rappelle ainsi combien la prise en compte des patients dans les politiques et leur engagement s’inscrivent dans une dynamique sociopolitique complexe, influencée par l’histoire médicale et sociale de la maladie, par des représentations sociales, et par des rapports de force entre les acteurs.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 65 - septembre 2013
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