« Pénurie de solutions pour pénurie de médecins », « Le personnel soignant est en train de crever ». Dans les médias comme dans le champ politique, la pénurie de soignants est sur toutes les langues. Si le concept même de pénurie est plus complexe qu’il n’y parait, les solutions à y apporter semblent, elles aussi, prendre des contours variés.
Depuis des années déjà, de nombreux chiffres circulent au sujet de la pénurie de soignants. Une étude publiée par le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) en janvier 20201
1 a par exemple montré que les infirmières qui travaillent dans les hôpitaux belges s’occupent en moyenne de 9,4 patients, alors que la norme de sécurité internationalement acceptée est de huit patients par personne au maximum. Une enquête menée en 2017 par la CSC2 révélait aussi que la moitié de son personnel soignant affilié estimait, de manière quotidienne, ne pas pouvoir dispenser aux patients les soins dont ils avaient besoin. C’est d’ailleurs pour financer de nouveaux emplois et améliorer les conditions de travail du personnel soignant que le Fonds Blouses blanches a été créé en fin d’année 2019, avant d’être renfloué pendant le Covid.
Le Covid a aussi mis en lumière les manques structurels de « ressources » dans le secteur de la santé mentale, alors que les besoins et les demandes ne faisaient qu’augmenter. Quant aux médecins, on pointe depuis de nombreuses années l’augmentation de leur moyenne d’âge – en 2020, 35 % des médecins actifs avaient plus de 55 ans3 – et donc les nombreux départs à la retraite qui se profilent dans les années à venir.
Au-delà des chiffres
Il est aussi question d’évolution des besoins, de culture de consommation de soins, d’organisation et de pratiques professionnelles, de même que de répartition des soignants sur le territoire.
Prenons l’exemple des médecins généralistes. À l’échelle européenne, la densité de médecins par habitant en Belgique est supérieure à celle de nos pays voisins et reste relativement stable dans le temps : 11,7 médecins généralistes pour 10 000 habitants en 20194. Mais si l’on observe les choses de plus près, c’est davantage à une répartition géographique inégale des médecins plutôt qu’une situation de pénurie généralisée que notre pays fait face. Certaines zones sont moins bien desservies que d’autres, notamment en régions rurales et dans les quartiers défavorisés des centres urbains. Selon l’AViQ, Agence pour une vie de qualité, 132 communes wallonnes étaient en pénurie en 2020 (contre 151 en 2016) et 40 en « pénurie sévère » (contre 53 en 2016)5. La notion de pénurie est donc différente selon la loupe avec laquelle on l’observe. « On parle beaucoup de pénurie dans les médias, où l’on montre toujours les situations extrêmes parce qu’elles sont explicatives. Moi, je préfère parler d’accès aux soins », relève Nadia Benhamed, du KCE, pour qui le concept de densité médicale est insuffisant puisqu’il doit être mis en regard avec les besoins. Autrement dit : le nombre de médecins nécessaire pour prendre soin, sur un territoire donné, d’une population jeune et en bonne santé n’est pas le même que pour une population vieillissante avec des maladies chroniques. Pour Nadia Benhamed, il convient donc de multiplier les indicateurs pour mesurer les difficultés d’accès aux soins. Et, « quand tous les indicateurs vont dans le même sens, on doit se dire qu’il faut tirer la sonnette d’alarme ».
Parmi ces indicateurs, épinglons notamment le temps d’attente pour obtenir un rendez-vous (mais comme le gatekeeping, le filtrage des demandes par le médecin généraliste, n’est pas à l’ordre du jour en Belgique, ce temps d’attente est complexe à référencer), le pourcentage de médecins généralistes qui refusent de nouveaux patients (particulièrement nombreux dans le Hainaut et dans le Luxembourg) ou encore la consommation de soins en euros (même si la demande de soins ne reflète pas forcément les besoins réels puisqu’il y a d’un côté des demandes non justifiées et de l’autre des besoins non exprimés).
Les causes de la détérioration de l’accès aux soins
La pénurie est difficile à mesurer et diffère selon le territoire pris en compte. Il reste que des patients se plaignent de ne pas trouver de médecin traitant. En cause ? Une augmentation des besoins, car la population vieillit et les maladies chroniques sont de plus en plus répandues, parallèlement à une diminution de l’offre médicale. Avec la démocratisation de l’accès aux études universitaires dans les années septante, la Belgique a vu augmenter considérablement le nombre de médecins. « Aujourd’hui, ces gens ont 70 ans et on se trouve face à un flux de départs à la retraite. Ce phénomène a été accéléré par la pandémie qui a été pour beaucoup de médecins une période difficile, à laquelle il faut ajouter toutes les exigences informatiques auxquelles ils sont confrontés. Le système n’était pas préparé à cela », retrace Jan De Maeseneer, professeur de médecine générale à l’UGent.
À ces départs, ajoutons le fait qu’une série d’organisations (mutuelles, administration, INAMI, santé publique ou recherche) mobilisent davantage qu’auparavant les soignants ainsi que les modifications des rythmes de travail des médecins. « Un équivalent temps plein d’il y a vingt ans n’est plus celui d’aujourd’hui. Beaucoup de généralistes ne comptaient pas leurs heures, maintenant ce n’est plus le cas. Cela limite aussi le nombre de patients pris en charge par chaque médecin », pointe Thierry Van der Schueren, médecin généraliste en pratique de groupe monodisciplinaire en province de Namur et coordinateur médical à la Société scientifique de médecine générale (SSMG). Mais ce n’est pas tout. Pour lui, « les patients belges ont été longtemps habitués à une situation pléthorique. Quand ils appellent le médecin, ils veulent le voir tout de suite, ce qui n’arrive dans aucun autre pays européen. Ils n’acceptent donc pas qu’aujourd’hui l’accès soit moins aisé qu’auparavant ». C’est aussi la relation de soin qui a évolué, avec des patients de plus en plus informés et impliqués dans la prise en charge de leur santé. « Les gens veulent comprendre ce qu’ils ont, ce qu’ils doivent faire, à quoi ça sert et pourquoi. En général, ils ont déjà été sur internet, parfois ils ont des frayeurs que l’on doit rassurer. Aujourd’hui, les médecins ont des cours pour mieux communiquer avec le patient et pour partager les décisions. La qualité médicale s’est améliorée, mais le temps médical s’est allongé », poursuit-il.
Et puis, surtout, il y a cette histoire de répartition des médecins sur le territoire. Les milieux ruraux et les quartiers défavorisés des grandes villes font les frais de cette inégalité territoriale, ne parvenant plus à attirer suffisamment les médecins, car leurs critères de choix d’installation se sont modifiés au cours du temps : « Aujourd’hui on s’installe là où on peut concilier vie professionnelle et vie privée, où on va trouver une crèche et pouvoir scolariser ses enfants et où on ne sera pas trop loin du travail de mon conjoint », poursuit Thierry Van der Schueren. Les incitants mis en place pour favoriser l’installation dans les zones en pénurie (primes Impulseo) n’ont pas suffi pour inverser la tendance.
Réfléchir aux causes, c’est entrevoir des pistes de solutions. Les liens entre les professions de soins, et donc la manière dont les tâches sont « distribuées » entre elles, sont montrés du doigt tant comme facteur explicatif de l’incapacité à répondre aux besoins qu’une manière d’y remédier. « La densité de gynécologues est plus basse aux Pays-Bas qu’en Belgique et c’est normal puisque l’obstétrique y est supportée davantage par les sages-femmes que chez nous », illustre Nadia Benhamed. « Au Danemark, il y a 1 ETP médecin pour 1500 habitants. En Belgique, nous sommes à un médecin pour 900 à 1100 patients. Cela devrait être suffisant pourvu que le médecin puisse se centrer sur son core business, ce qui actuellement n’est pas le cas, décrypte Jan De Maeseneer. La plupart des médecins, et c’est la même chose pour les infirmières, disent qu’un tiers de leur temps est consacré à faire des choses pour lesquelles ils sont surqualifiés. »
Coordination, intégration, délégation
Alors que le temps de travail des médecins reste principalement consacré aux interactions avec son patient (73 %), un quart de son temps est dédié à des tâches connexes (tâches médicales ou non médicales telles que le remplissage des dossiers, l’administration financière ou la lecture de littérature médicale), nous apprend un récent rapport sur l’emploi du temps des médecins généralistes6. La plupart d’entre eux se plaignent aussi de l’augmentation du travail administratif.
De tous ces constats ont découlé des propositions de délégation des tâches du médecin généraliste vers l’infirmière, l’assistant de pratique (un métier en création en Belgique, qui consiste à prendre en charge l’accueil, le support administratif/IT et quelques interventions) ou d’autres prestataires de soins (psychologues, pharmaciens). Plus de coopération entre les professions, plus de multidisciplinarité, plus d’intégration, c’est aussi ce que propose le New Deal, politique du ministre de la Santé Frank Vandenbroucke afin de soutenir les médecins généralistes submergés. « En réorganisant toute la première ligne de soins, l’idée est aussi que plus on réussit à intégrer les soins sur des territoires en tenant compte des besoins spécifiques de la population, plus le système fonctionne et moins il est gourmand en ressources humaines puisqu’il va permettre de diminuer les répétitions, les allers-retours si tout est bien coordonné », résume Nadia Benhamed.
Une réorganisation du travail pour améliorer l’accès et la qualité des soins, c’est aussi ce que défend Ri De Ridder, ancien directeur général de l’INAMI et aujourd’hui expert auprès du ministre Frank Vandenbroucke, dans son récent ouvrage Au chevet de nos soins de santé. Comment améliorer sensiblement nos soins de santé ?7 La main-d’œuvre supplémentaire au chevet du patient est « populaire dans le discours politique, et encore plus depuis la crise que nous vivons », mais n’est « ni suffisante, ni la meilleure solution », affirme-t-il avant de préciser : « Je ne vais certainement pas nier qu’il faut davantage de personnel. L’investissement supplémentaire récent d’un milliard d’euros pour du personnel en plus et une meilleure rémunération, réalisé par les autorités fédérales, est tout à fait justifié. Toutefois, la discussion mérite d’être menée dans une perspective plus large, car la quantité n’est pas par définition garante d’une plus grande qualité. C’est plus complexe que cela. » Dans son argumentation, Ri De Ridder s’appuie aussi sur les prises de position de l’ambassadrice de soins (zorgambassadeur) en Flandre, Lon Holtzer, pour qui « davantage de personnel n’est qu’une partie de la solution » : « Tant qu’un médecin généraliste ne rend visite à un patient que pour prendre sa tension, qu’un infirmier ne se rend au domicile d’un patient que pour le laver et qu’une aide-soignante ne va dans une famille que pour nettoyer, nous devons oser nous poser la question de savoir s’il y a vraiment une pénurie de prestataires de soins. »8
Sur le terrain, ces propositions de réorganisation des soins ne font pas l’unanimité. « On attaque le problème par un mauvais angle, estime Thierry Van der Schueren. Je ne pense pas que la délégation de tâches va vraiment libérer beaucoup de temps. Le patient a aussi envie de voir un médecin et pas nécessairement un second couteau qui ne pourra rien prescrire. » Pour le médecin, c’est l’attractivité de la profession – tout comme de celle d’infirmière – qu’il s’agit d’améliorer. « Les rémunérations ne sont pas exceptionnelles, vous avez des gardes à n’en plus finir, une charge de travail et des contraintes importantes. On n’arrive pas à retenir les gens. Les zones de pénurie devraient bénéficier de vrais avantages à l’installation si on veut que tous les Belges soient desservis de manière correcte en première ligne, ce qui me semble un minimum. Il faut des incitants, et pas des cacahuètes ; il y a des lieux plus difficiles d’accès ou plus difficiles en charge de travail. »
Les causes des situations de « pénurie » sont donc diverses, les solutions à y apporter le sont tout autant. Et pour planifier au mieux la future offre de soins et sa bonne répartition sur le territoire, c’est toute une série d’éléments qui doivent être pris en compte. Évolutions épidémiologiques, démographiques, modifications des choix et pratiques professionnelles, élaboration de nouveaux médicaments, impact des programmes de prévention… « Il y a beaucoup de choses qui entrent en ligne de compte, beaucoup de leviers à activer. La commission planification développe maintenant des modèles alternatifs en essayant d’avoir un coup d’avance. Et, pour chaque politique de santé mise en place pour répondre à une demande, il faut penser en termes de ressources humaines. C’est quelque chose qui est malheureusement très peu fait », conclut Nadia Benhamed.
- K. Van den Heede et al., Walter. Dotation infirmière pour des soins (plus) sûrs dans les hôpitaux aigus, KCE Reports 325B, 2019.
- Une étude citée par Ri De Ridder, dans son ouvrage Au chevet de nos soins de santé. Comment améliorer sensiblement nos soins de santé ?, octobre 2020, Mardaga.
- https://statbel.fgov.be.
- Suivi de la force de travail des médecins : nouveaux éléments et impact Covid-19 pour déterminer les quotas médecins 2029-2033, publication de la cellule planification de l’offre des professions des soins de santé, SPF Santé publique, 2023.
- V. Liévin « Il manque 360 généralistes en Wallonie », www.medi-sphere.be, 22 juillet 2022.
- Rapport. Analyse de l’emploi du temps des médecins généralistes, à la demande du ministre de la Santé publique et du SPF Santé publique, Sécurité de la Chaîne alimentaire et Environnement, Associates, avril 2023.
- R. De Ridder, op. cit.
- Cité par R. De Ridder, op. cit.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°103 - juin 2023
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