Mars 2020, le lockdown est décrété. Dans les secteurs du social et de la santé, c’est le branle-bas de combat. Les services se réorganisent pour continuer à répondre aux besoins des plus fragiles. Des partenariats inédits se tissent, d’autres s’approfondissent, des projets se montent, les barrières sectorielles tombent.
Éric Husson, coordinateur de l’antenne d’Anderlecht du Projet Lama, plante le décor. « Beaucoup de patients sont en difficulté et le coronavirus met en lumière les publics précarisés de Bruxelles, notamment les personnes en rue, les toxicomanes, les migrants et les personnes prostituées. Ils sont là, tous bien visibles dehors. Tout à coup, ils ne sont plus anonymes. » L’associatif alerte sur la situation de tous ces oubliés des (premières) prises de décision politiques et dont les besoins sont de plus en plus criants. Dans le secteur de l’aide aux sans-abri, les centres d’accueil de jour, dans l’incapacité de respecter les consignes sanitaires dans leurs locaux, ferment leurs portes les uns après les autres. Bruss’Help, structure de coordination de l’aide aux sans-abri dans la capitale, lance un appel pour l’ouverture d’un grand centre de jour. L’auberge de jeunesse Jacques Brel met ses espaces à disposition et Médecins du monde (MdM) prend en charge la coordination du projet. Il ouvrira ses portes le 8 avril. « L’accueil de jour n’était pas du tout notre cœur de métier, note Amélie Deprez, qui a coordonné le projet. La force de frappe de MdM a résidé dans sa capacité à mobiliser et encadrer une horde de bénévoles, particulièrement nombreux en temps de confinement vu le nombre de personnes en chômage technique et d’étudiants privés de leurs cours. » Pas moins d’une quinzaine de bénévoles, souvent des jeunes peu au fait des réalités des publics sans abri et migrants, vont participer quotidiennement à la bonne marche du centre. Avant même son ouverture, Médecins sans frontières (MSF) a préparé les lieux, vérifié les circuits de circulation et les conditions sanitaires afin de prévenir la propagation du virus. Le projet s’adjoint aussi les compétences de l’asbl Bulle et sa wasserette mobile, de l’asbl Rolling douche, ainsi que d’une assistante sociale du centre d’accueil de jour La Rencontre. Un montage qui permet de proposer l’accueil d’environ 150 personnes par jour, avec douches, lessives, repas et possibilité de siestes. Des collaborations ponctuelles complètent le dispositif pour répondre à des besoins spécifiques : des médiateurs interculturels du Hub humanitaire pour apaiser les crispations avec certains groupes de migrants et le projet ARTHA, une équipe mobile d’accompagnement pour usagers de drogues en situation d’exil.
Expertises croisées
Ici et là les territoires institutionnels se rencontrent, les savoirs se croisent, les ressources se complètent afin de répondre à l’urgence. Forte de son expertise internationale en matière épidémiologique, MSF est sollicitée à divers endroits. « Nous avons l’habitude de nous adapter et d’identifier rapidement les besoins », résume Stéphanie Goublomme, responsable du projet « maisons de repos » élaboré dès le mois de mars. Avec un nombre important d’expatriés confinés en Belgique, les ressources humaines de l’association lui donnent une grande capacité d’intervention sur notre territoire. « On a assez vite identifié que les personnes âgées étaient vulnérables au virus. Le 21 mars, on a testé une maison de repos et c’est de là que tout a commencé. » Très vite, les pouvoirs publics embrayent et soutiennent le projet « maisons de repos » de MSF et de la Fédération des maisons médicales à Bruxelles et en Wallonie. Des équipes mobiles composées d’infirmiers, de promoteurs de la santé et de psychologues visitent les structures, offrent support, conseils et outils de formation aux directions et à leurs équipes. Organiser un dépistage, rassembler les patients selon leur statut, anticiper le déconfinement : des problématiques auxquelles les maisons de repos n’étaient pas préparées. L’expertise de MSF est conviée dans un autre secteur, celui de l’aide aux migrants et aux sans-abri. « Nous avions déjà une présence en première ligne au Hub humanitaire, des consultations psychologiques et psychosociales, et une consultation de deuxième ligne psychiatrique pour un public de migrants », rappelle Raphaël Delhalle, chef de mission Belgique. Une consultation « Covid » voit le jour au Hub et une équipe mobile se déplace dans une septantaine de structures et collectifs bruxellois, avec toujours pour objectif de prévenir et contrôler la propagation du virus (mesures de distanciation, masques, circuits de circulation, testing). Sur le site de Tour et Taxi, un centre de confinement médicalisé est aménagé, associant MSF au Samusocial et à la Plateforme citoyenne. Objectif : que les populations vulnérables puissent en cas de symptômes vivre un confinement « comme les autres ». « Les réseaux, parfois assez sectorisés, se sont rassemblés autour des vulnérabilités de ces personnes. Il y a eu une rapidité d’intervention assez impressionnante. », commente Raphaël Delhalle. Partout, on s’active pour mettre les personnes sans toit à l’abri dans des espaces adaptés à la situation sanitaire. Autre préoccupation : maintenir le lien avec des publics trop inquiets pour se déplacer. Sortir des murs plutôt qu’attendre de les voir venir, c’est l’intention fondatrice du projet Combo élaboré par quatre partenaires du secteur bas-seuil « assuétudes » : le Projet Lama, Transit, la maison d’accueil sociosanitaire de Bruxelles et le Réseau hépatite C. « Il y avait aussi nos collègues du Samusocial qui devaient garder confiné un public de consommateurs et cette situation les mettait en difficulté », ajoute Éric Husson. Encore une fois, c’est une équipe mobile qui est mise sur pied pour tenir, dans les centres du Samusocial, de la Croix-Rouge et les hôtels ouverts pour héberger des publics à la rue, des permanences autour des questions de dépistage, traitements de substitution, réduction des risques et accompagnement psychosocial. Avec cette équipe se développe un savoir-faire spécifique : la capacité à se fondre dans un cadre institutionnel autre et à accrocher avec finesse des usagers-consommateurs à l’intérieur d’espaces où l’alcool et les drogues illégales sont prohibés et sanctionnés. « Il y a désormais une réflexion autour de cette question », se réjouit Coralie Debock, psychologue. Dans le centre de confinement médicalisé de Tour et Taxi, le sujet est très vite à l’ordre du jour : il s’agit d’éviter que les patients usagers d’alcool ou de drogues fassent le mur pour se réapprovisionner. « En très peu de temps, MSF prend position, un bar est installé et on organise un dispositif de réduction des risques pour un public qui serait parti dans la nature », raconte Éric Husson. Une démarche qui s’appuie sur des réflexions avec des associations d’autres pays confrontées aux mêmes questions. « Cela a enclenché un déplacement dans les manières de travailler », estiment Éric Husson et Coralie Debock.
Souplesse et de fluidité
La souplesse et la flexibilité ont teinté les échanges entre secteurs. Elles ont aussi fluidifié le lien avec les administrations et les cabinets ministériels qui se sont attachés à faciliter le travail de terrain. Julie Kesteloot, de la Fédération des services sociaux (FdSS) a coordonné la mise sur pied du Numéro vert, numéro d’appel d’urgence sociale : « L’idée est issue de la task force urgence sociale qui réunissait des partenaires jusque-là rarement à la même table » – les cabinets des ministres Alain Maron (Action sociale, Santé) et Rudi Vervoort (ministre-président), celui de Elke Van den Brandt (Santé à la VGC, Santé et Action sociale à la Cocom), les administrations de la Cocof, la Cocom, Iriscare et la VGC, la Fédération des CPAS, Brulocalis et l’Interfédération du secteur ambulatoire (IFA). Le projet a rassemblé dans les locaux de la Cocof des travailleurs sociaux issus de différents services de première ligne (centres d’action sociale globale – Casg, et centres d’aide aux personnes – Cap) chargés d’aiguiller les demandeurs et de faire remonter leurs besoins. « Constitué en intelligence collective, ce projet a évolué de façon assez organique, en fonction des demandes. La dynamique de travail a été très positive et a fait se rencontrer des travailleurs sociaux qui ne se connaissaient pas. Au niveau politique, tout le boulot de terrain trouvait directement un écho auprès de la task force, avec des canaux de communications beaucoup plus fluides entre acteurs. » Une fluidité soutenue par la création d’outils en ligne (une nouvelle base de données compilant les services et initiatives citoyennes s’adressant aux publics précarisés, diffusée très largement dans le secteur et constamment mise à jour) et des modes de gouvernance innovants (exemple avec le projet Combo géré sans coordination, mais grâce à un comité de pilotage, des « bulles de responsabilités » et des supports de partage numérique). Pour autant, tout n’a pas été aisé. Les projets d’hôtel, souvent cités comme innovations sociales de cette période, ont été lents au démarrage. « Même si nous avions l’aval des pouvoirs publics, nous avons eu du mal à trouver un hôtelier, se remémore Aline Strens, de l’asbl Diogène, partenaire du projet d’hôtel Sabina avec les asbl l’Ilot et Doucheflux. Ensuite, cela a été compliqué d’obtenir l’accord des communes. Conséquence, le projet a démarré assez tard par rapport à la crise : il n’a ouvert que le 11 mai. » Une fois lancé, le partenariat a toutefois donné le ton : un hôtel de 24 chambres avec un accès bas-seuil et une prise en charge globale 24/24 h (l’asbl Transit et le Centre Antonin Artaud sont des appuis ponctuels pour les questions d’assuétudes et de santé mentale). « Le partenariat fait gagner du temps et évite l’institutionnalisation, le fait d’imposer des règles qui servent plus aux institutions qu’aux personnes », analyse Aline Strens. Résultats des courses ? Un peu partout, les collaborations engendrent une plus grande mixité des publics. Des usagers perdus de vue sont retrouvés, d’autres, nouveaux, sont « captés » par les dispositifs. Des personnes pour qui aucune solution n’avait été dénichée jusque-là trouvent, en temps de pandémie, une offre plus adaptée. « Dans l’hôtel Sabina, nous avons sélectionné des personnes avec lesquelles on n’arrivait pas à faire quelque chose en rue et on a pu avancer sur certaines situations qui étaient jusque-là figées », explique Bert De Bock, de l’asbl Diogène. Car le dispositif créé au plus fort de la crise permet un accès aux besoins de base, en chambre individuelle et sans contraintes. « Le plus important dans cette offre, résume Aline Strens, c’est que ces personnes n’ont pas de compte à rendre, qu’on ne leur demande pas de nous raconter toute leur histoire. Et elles arrivent dans un endroit comme ça, avec des étoiles sur le tapis : elles se sentent aussitôt reconnues. Et, on sait que l’estime de soi, c’est la base. »
Et demain ?
« C’était un peu comme un jour de grosses chutes de neige, où l’on aide le voisin à qui on ne disait jamais bonjour avant. Tout à coup, l’intersectoriel est devenu possible, commentait en juin dernier Jacques Moriau, sociologue et chercheur (ULB). Tout cela ressemble un petit peu à une parenthèse, et je ne suis pas sûr que toutes ces modifications vont devenir structurelles sans qu’il y ait un travail de réflexion, de coordination, d’évaluation. C’est vraiment un enjeu de se saisir de ce qui vient de se passer si on veut qu’il y ait des effets à long terme. »1 Le lockdown a permis aux partenariats de prendre de l’ampleur, leur conférant un caractère inédit. Aujourd’hui, alors que la pandémie a repris de la vigueur, la plupart des services ont repris leurs activités structurelles, laissant moins de temps aux collaborations. « Beaucoup de services sociaux fonctionnent à nouveau en présentiel, du coup le numéro vert est dévié sur des GSM dans les équipes, illustre Julie Kesteloot. Nous ne sommes plus dans les conditions pour que subsiste cette fluidité entre travailleurs sociaux. Il faut donc réfléchir à des espaces pour la conserver, via des supervisions mensuelles par exemple. » Même constat au niveau politique puisque la task force « urgence sociale » ne se réunit plus. « On avait tous pointé l’utilité de cet espace. Le cabinet a voulu maintenir un groupe de travail, mais je pense qu’ils sont débordés. Une fatigue s’installe partout. » Chez les personnes qui ont pris part à ces collaborations, on observe pourtant « des contacts plus directs », des « liens resserrés », et aussi une plus grande « inclusion de la société civile qui va continuer à se bouger à son niveau ». Des impulsions ont été lancées – la réflexion sur la consommation dans les lieux d’hébergement va essaimer dans les maisons d’accueil ; un travail de fond sur l’urgence épidémiologique dans les maisons de repos a été entamé. L’accès à certains droits a aussi été facilité – notamment l’offre de logements. « Auparavant les projets étaient la plupart du temps portés par une asbl. La crise a intensifié la nécessité de travailler en partenariat. Le partenariat, c’est le futur », conclut Bert De Bock.
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
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