Directrice de « La Maison rue Verte », maison d’accueil où 60% des personnes accueillies sont exilées ou migrantes, Anne Devresse a investigué auprès des femmes hébergées là l’incidence du vécu migratoire sur leur identité et sur leur vision du rapport homme/femme. Au travers de leurs témoignages, elle met en lumière ce qui dans leur parcours les a fait souffrir et ce qui les a soutenues.
Les femmes représentent actuellement la moitié des migrants du monde entier. Elles sont de plus en plus nombreuses à tenter l’aventure. La migration offre aux femmes de meilleures perspectives socio-économiques pour elles et leur famille, un gain d’autonomie et un espoir d’émancipation. Cependant, elle expose aussi à de nombreuses vicissitudes, les risques d’exploitation physique et sexuelle, de mauvais traitements psychiques et corporels et de violations de leurs droits fondamentaux sont bien réels. Si la migration peut être une expérience positive qui leur permet de prendre leur destin en main, elle peut être aussi une expérience traumatisante. Les trajectoires migratoires peuvent par ailleurs influencer profondément leur vision du rapport homme/femme. S’installer dans notre pays où l’évolution de la condition des femmes a depuis plusieurs décennies profondément bouleversé les notions de couple et de famille constitue une aventure supplémentaire. Une maison d’accueil dans un quartier populaire et multiculturel L’objectif de « La Maison rue Verte » est d’apporter un soutien aux femmes en difficultés, seules ou avec enfants, principalement des femmes victimes de violences conjugales ou familiales. Nous les hébergeons pour une durée maximale de douze mois. Notre public se caractérise par une très grande fragilité sociale et psychologique. Les femmes et les enfants hébergés ont vécu l’éclatement de leur cellule familiale, ainsi que la perte de leur réseau de soutien naturel (famille, voisins, amis). Les mamans assument seules l’éducation des enfants, dans un pays dont elles connaissent parfois très mal les us et coutumes et dans des conditions de vie très précaires sur le plan financier, social et administratif. Les enfants sont bien souvent malmenés dans leurs liens affectifs et dans leur parcours scolaire. Pour les primo- arrivants, s’installer dans notre pays est un parcours difficile, source d’un immense stress qui s’ajoute aux souffrances liées à l’exil. Ce constat rend absolument nécessaire la prise en compte du vécu spécifique de chaque famille par rapport aux conditions d’accueil dans notre pays ainsi que la co-construction du projet d’accueil. C’est avec beaucoup de prudence et de respect et dans une position de « non savoir à priori » que l’équipe aborde ces familles afin de pouvoir tisser lentement des liens de confiance.Adèle
L’histoire tragique d’Adèle, choisie par son père pour venir en Europe sous prétexte de faire des études, mais en fait dans l’espoir qu’elle sou- tienne matériellement la famille restée au pays, exploitée et sacrifiée, met en évidence les modes de vie en clandestinité, le confinement dans le groupe ethnique d’origine, les « business », les trahisons des compagnons sur lesquels elle a cru pouvoir compter, les ressources réduites à leur plus simple expression (le corps, la force de travail), le risque constant d’être arrêtée. A la faveur de la seule régularisation belge (en 2000), Adèle va sortir de la clandestinité et devra alors apprendre à vivre dans une société moderne avec ses règles, ses droits et ses devoirs. Il faudra qu’elle comprenne notre modèle d’organisation sociale et ce ne sera pas facile. Vivre en clandestinité ou cloîtrée occulte complètement la vision des institutions, du fonctionnement du marché du travail légal et du système d’assurance sociale et peu de services de première intention pour les migrants (Office des étrangers, CPAS, services communaux) sont organisés pour offrir un accueil qui se donne le temps d’une véritable rencontre qui vise la compréhension mutuelle ; elle sera confrontée au jugement et au racisme, ce qui renforcera une méfiance tenace à l’égard des services publics d’aide. « L’assistante sociale du CPAS m’a dit : tu es ici, tu n’as pas de mari, tu ne travailles pas. Combien d’enfants tu vas faire en restant comme ça au CPAS ? ». Comme d’autres, elle trouvera de l’aide auprès de structures d’accueil (c’est grâce à la La Maison rue Verte qu’elle pourra « réfléchir » et se reconstruire) et des professionnels de la santé et bénéficiera du soutien moral (mais ambigu) d’une communauté de prière.Emancipation
Les conflits d’autorité avec les hommes, les rapports de domination/soumission et d’oppression, les violences conjugales, les abus sexuels voire les viols que rapporte Adèle (et d’autres femmes), sont des expériences extrêmement douloureuses et traumatisantes. Ces expériences négatives transforment l’image que les femmes se font des rapports au sein du couple. Elles ne veulent plus vivre la peur au ventre et être niées dans leur être tout entier. Elles évaluent différemment ce qui est « juste » entre les hommes et les femmes, elles ont compris l’importance primordiale de leur indépendance économique et rêvent pour elles et leurs enfants d’un avenir meilleur où les rapports hommes/femmes seront respectueux et égalitaires, où il existera un dialogue et une complicité. C’est plus facile en Belgique puisque l’aide sociale permet aux femmes de vivre et d’élever leur enfants de manière indépendante bien que dans une précarité alarmante dénoncée par de nombreux observateurs (une allocation de remplacement ne permet pas de mener une vie digne avec leurs enfants). Mais elles restent influencées par les schémas traditionnels, comme en témoigne la différence d’éducation qu’elles donnent à leurs filles et à leurs garçons, et demeurent muettes sur tout ce qui touche au corps des femmes (droit au plaisir sexuel et maîtrise de la fécondité). Françoise Héritier 1 démontre cependant comment la question de l’émancipation des femmes passe par la question du corps et de la maîtrise de la fécondité. Le combat des femmes pour l’émancipation dans un contexte de précarité sociale et de migration ne leur permet pas d’aller au-delà de certaines revendications. Critiques vis-à-vis des traditions de leur pays, elles restent souvent tiraillées entre les valeurs défendues par leur communauté d’appartenance et le besoin de justice pour les femmes. La religion et les communautés de prière apparaissent comme des supports importants mais qui comportent des risques d’aliénation. Les violences faites aux femmes doivent être dénoncées et combattues. Des lieux d’accueil sécurisants et protecteurs sont indispensables. Mais il est dangereux de penser en termes réducteurs. Les rapports entre les hommes et les femmes sont complexes. Les femmes ne sont pas seulement victimes et les hommes ne sont pas uniquement coupables. Pour avancer, nous devons travailler en tenant compte de cette complexité. Nous avons tout à y gagner, les hommes, les femmes et bien sûr les enfants. Comme le dit Françoise Héritier 2 : « Nous ne vivons pas la guerre des sexes mais le fait que les deux sexes sont victimes d’un système de représentation vieux de plusieurs millénaires. Il est donc important que les deux sexes travaillent ensemble à changer ce système. L’oppression et la dévalorisation du féminin ne sont pas nécessairement un gain pour le masculin. Ainsi lorsque les positions du masculin et du féminin ne seront plus conçues en termes de supériorité et d’infériorité, l’homme gagnera un interlocuteur : il parlera avec la femme d’égal à égal ».Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 48 - avril 2009
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