Médecine générale et promotion de la santé… Une histoire comme les autres
Dr Jean Laperche
Santé conjuguée n° 50 - octobre 2009
Comment prendre en compte les déterminants de la santé dans une consultation de médecine générale ? Jean Laperche, explique comment cela se passe dans sa maison médicale. Une histoire toute simple. Une histoire qui donne de l’étoffe, qui précise le contexte de vie et les déterminants de la santé.
Marcel Durant, 52 ans, est jardinier à la commune de Durbuy. Le jardin, il a toujours aimé. Enfant, il travaillait avec son papa qui lui a tout appris : bêcher, sarcler, les semis, la taille des haies. Il a suivi pendant trois ans la section horticulture dans les cours de promotion sociale. A son retour de l’étranger, après dix ans à la marine marchande, il a retrouvé Rosa dont les enfants sont loin et qui a trois petits enfants. Infos sur actions de prévention à la maison médicale Marcel est dans la salle d’attente de la maison médicale. Il y a une cigarette géante accrochée au plafond. Des affiches qui parlent du tabac, d’un concert et des bonbons pour les enfants… Des pommes et une fontaine à eau. Marcel ne connaît plus les personnes qui attendent avec lui. Beaucoup d’étrangers. Rosa est venue l’inscrire à la maison médicale il y a six mois. On ne sait jamais, on a toujours besoin d’un docteur. Marcel est d’accord. « Monsieur Durant ? Vous pouvez entrer ». C’est le Dr Dupont, le jeune docteur de la maison médicale. « Faisons connaissance », propose le docteur. «… donc, si je comprends bien, vous êtes venu pour votre pied qui vous fait fort mal ? … Je vous propose de passer chez l’infirmière mercredi matin pour une prise de sang à jeun. Vous avez compris que j’ai demandé le dosage du sucre, le cholestérol, les tests pour l’inflammation et l’acide urique. » Les actions préventives sont intégrées aux soins curatifs 10 jours plus tard. « Mon pied va mieux, vous aviez raison, Docteur, c’était sans doute la goutte. Et la prise de sang, quels sont les résultats ? Oui, l’augmentation de l’acide urique confirme que c’est sans doute la goutte qui vous a fait souffrir. Bonne nouvelle, vous n’avez pas de diabète, le sucre est normal. Le cholestérol est cependant trop élevé et comme vous avez aussi trop de tension, votre risque cardiovasculaire global est haut. Ce qui veut dire ? Qu’il est important pour vous de prendre soin de vous et de votre coeur. Suivi et accompagnement de Marcel, patient à risque cardiovasculaire identifié Si rien ne change, vous risquez une maladie du coeur ou des artères dans les prochaines années. Je voudrais vous revoir pour en parler plus longuement. Etes-vous d’accord ? Non, mon pied va mieux, un problème à la fois… – C’est comme vous voulez. Lors d’une prochaine consultation, nous ferons aussi le point sur votre santé : où en êtes-vous avec vos vaccins ? Approche globale en prévention Vous pouvez aussi participer au dépistage du cancer des intestins, on en parle pas mal pour le moment. Quoi, docteur ? Vous voulez dire que j’ai un cancer dans la prise de sang ? Non, je me suis mal exprimé. Votre prise de sang est bonne. Elle confirme que vous avez la goutte et un peu trop de cholestérol. Et à toutes les personnes entre 50 et 74 ans, nous proposons un dépistage du cancer des intestins, surtout quand tout va bien. Qu’en pensez-vous ? Je vais d’abord en parler avec Rosa… Quand on vient chez le docteur pour un problème, on en ressort avec trois… ». Approche positive, style entretien motivationnel 20 jours plus tard. « J’ai réfléchi, Docteur. J’en ai parlé avec Rosa. S’il y a des choses à faire, OK. Oui, il y a des choses à faire… Que pensez-vous qui serait bon pour votre santé ? Je ne sais pas trop, cela va plutôt bien… J’aime beaucoup mon métier de jardinier, mais contrairement à ce qu’on pense, on ne bouge pas beaucoup, on a les machines et on est assis… Vous avez envie de bouger plus ? S’il le faut… Et aussi, diminuer l’apéro du soir avec les cacahuètes devant la télévision, sans doute ? Parfois, mais progressivement ! L’apéro et les cacahuètes, ce n’est pas un peu trop pour un début ? Par quoi pouvons-nous commencer ? Par l’apéro, car Rosa n’en prend pas… Elle boit de l’eau, « c’est fort, l’eau, elle porte les bateaux, me dit-elle en rigolant »… OK, et vous en pensez quoi de l’apéro ? C’est agréable, l’apéro du soir devant la télévision. Quels sont les autres avantages que vous appréciez dans cet apéro auquel vous avez envie de renoncer ? Balance décisionnelle de l’entretien motivationnel Et vous êtes dans l’embarras. Si je résume ce que vous me dites, il y a les avantages de l’apéro, et il y a des inconvénients. Il y a aussi des inconvénients à se passer de l’apéro et des avantages pour votre santé. … En résumé, ce qui vous paraît possible ces jours-ci, c’est de prendre l’apéro un jour sur deux et de remplacer les cacahuètes par des tomates-cerises. Et vous acceptez aussi d’aller avec Rosa voir une diététicienne pour avoir d’autres idées pour l’achat de la nourriture et pour être encouragé ? Travail en réseau On peut essayer. Ce qui ne veut pas dire qu’on va réussir… » Le lendemain… Jeudi, pendant le temps de midi, le Dr Dupont va avec Sophie, sa collègue animatrice des projets de santé communautaire de la maison médicale, à une réunion de concertation organisée par la commune. Partenariat pour une approche de santé publique A l’initiative de l’échevin de la santé, des actions pour améliorer la santé des personnes précarisées sont en préparation à la commune. Articulation avec les politiques locales S’y retrouvent des associations qui sont en contacts réguliers avec les pauvres : le resto du coeur, la Saint-Vincent de Paul, des écoles, la crèche et les infirmières de l’Office nationale de l’enfance, le CPAS, la maison de l’emploi, le centre culturel et aussi la maison médicale, le bus de la mobilité qui va d’un village à l’autre et amène les gens au marché du mercredi matin à Barvaux. Les personnes de ces associations se connaissent déjà un peu et ces réunions ont pu favoriser les collaborations et partenariats. Le premier dossier réfléchi ensemble concerne le retissage des liens sociaux pour les familles précarisées et vise aussi une meilleure alimentation. Déterminants sociaux de la santé, priorité aux personnes précarisées Aux premières réunions, beaucoup de pistes ont été évoquées : conférences, épicerie sociale, etc. La difficulté majeure pressentie est de rencontrer effectivement les personnes concernées et qu’elles participent à ce qui est proposé… Comment diminuer l’isolement de ces familles précarisées ? Travailler par étapes. Professionnalisme méthodologique et collaborations avec collègues Première étape : observation. Mise en commun de ce que chaque association perçoit des réalités vécues par les pauvres de la commune : isolement, rendez-vous ratés, échecs à l’école, difficultés de déplacement, pas d’emploi, obésité, problèmes de santé mentale, dettes, logements insalubres, etc. Et aussi, passages réguliers au resto du coeur, disponibilités pour un coup de main pour distribuer les repas ou les colis alimentaires. Lors des contacts – un peu obligés avec les services sociaux ou la maison médicale – les langues se délient, des sourires apparaissent, la confiance se construit. Ce sont donc des occasions de demander à ces personnes leurs avis sur ce dont elles ont besoin : manger, pouvoir se déplacer, avoir un logement, rencontrer d’autres gens… Par et avec les personnes concernées = participation Des ateliers-cuisine s’organisent dans l’une ou l’autre association ; avec le soutien des collègues des autres associations : diététiciens de l’Association belge du diabète et des mutualités, assistantes sociales du plan Habitat permanent (les logements en caravanes)… Et, lentement, ces personnes habituées au resto du coeur et aux salles d’attente du CPAS ou de la maison médicale viennent partager une recette de leur grand-mère à l’atelier-pâtisserie, un conte à l’atelier lecture ou marcher 2 heures dans les ballades de la maison médicale… Elles apprécient d’y rencontrer des nouvelles figures qu’elles ne connaissent pas encore. Retisser des liens sociaux A la maison médicale A la maison médicale, Sophie informe aux réunions d’équipe. Articulations des actions de santé communautaire et des soins quotidiens, curatifs et préventifs Sophie explique les activités proposées par la commune et les invitations individualisées que les soignants et les accueillantes peuvent proposer. D’autres affiches sont dans les couloirs. Des mémos pour les rendez-vous rappellent ces activités au recto du mémo. Des paquets de cigarettes sont déposés sur les bureaux des médecins, cela étonne et les gens en parlent. Le trimestriel de la maison médicale explique davantage les actions auxquelles les gens peuvent venir. Le Dr Dupont présente un dépliant à Marcel, pour Rosa. Rosa y a retrouvé d’anciennes connaissances et appris à décoder les étiquettes de ce qu’elle achète. Elle apprécie aussi le gâteau au chocolat de Viviane. A la maison médicale, réunion de cas ce vendredi. Parmi les situations à problème, une famille a retenu l’attention de plusieurs : les accueillantes, des médecins, une kinésithérapeute et l’assistante sociale. Chacun est intervenu à plusieurs reprises dans cette famille. La situation est complexe et se dégrade. Les soignants se sentent démunis et constatent une aggravation de ce que vivent cette maman et ses trois enfants. L’apport d’une psychologue extérieure permet d’en parler autrement ensemble en équipe. La vision de chacun se modifie, les soignants comprennent un peu mieux, de nouvelles pistes pourront être testées et proposées… N’est-il cependant pas trop tôt pour proposer à cette maman de participer aux ateliers-cuisine ou aux balades santé ? Vaut-il mieux attendre que la situation soit un peu apaisée… ou au contraire, proposer activement autre chose pour sortir du quotidien ?Prenons un peu de hauteur
Quels sont les enjeux ? Comment articuler les différentes dimensions perceptibles dans cette histoire ? A quelles stratégies peut-on se référer ? Comment y voir clair, pour Marcel, Rosa et d’autres familles ? Pour l’ensemble des patients de la maison médicale ? Pour l’ensemble des habitants de cette petite cité rurale ? Et pour d’autres en d’autres lieux ? Le fil rouge de cette histoire est de vouloir activement travailler suivant les cinq stratégies de promotion de la santé proposées par la charte d’Ottawa. Cela permet de voir plus loin, de donner du sens et de la cohérence à nos actions de santé. Cela permet aussi de situer les actions de santé dans un cadre plus large de la vie en société, notre vie et nos vies à tous…Les actions proposées par l’asbl Promosanté et Médecine Générale facilitent ces actions, vous pouvez les retrouver sur le site : http://www.promosante-mg.be
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
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