La loi-santé, une idée toute simple mais qui paraît si compliquée à mettre en œuvre. C’est que c’est à un véritable changement de paradigme que doivent travailler nos politiques !
La loi Tobin
Vous connaissez la Loi Tobin ? Non ? Incroyable ! Je vous résume. Si vous connaissez, c’est simplement que vous lisez un autre journal que Métro. Sautez directement au paragraphe loi-santé… James Tobin1 est un économiste américain, observateur du système économique. Libéral, pas rebelle ni révolutionnaire, juste éclairé. Keynésien, quand même. Une personne qui étudie, qui réfléchit et qui conclut librement. Prix Nobel d’économie en 1981. À la veille du grand virage idéologique des années 1980, au moment de la sortie du système de Bretton Woods2, il réfléchit sur ce qui en train de se passer. Il comprend ce que va devenir le champ de la spéculation financière. Que c’est là que l’économie capitaliste va chercher son nouvel espace d’expansion, et mettre en œuvre son projet politique : échapper à l’emprise des règlementations publiques. Et du contrôle démocratique. Tobin imagine, en 1971, une mesure toute simple à formuler, destinée à la fois à financer les fonctions sociales des Etats et le développement des pays du sud, et à limiter l’ampleur et le rythme des transactions financières, sources d’instabilité du système, et donc de crises dommageables. Il propose une taxation minime des transactions monétaires internationales afin de ne plus inciter à la spéculation à court terme. Le mouvement altermondialiste a utilisé cette mesure dès la fin des années ’90 comme revendication phare (au grand dam de Tobin lui-même, d’ailleurs). Et on a souvent mis en avant le caractère didactique de cette référence. Bien sûr, la mise en œuvre d’une telle taxe serait un indéniable progrès. Elle retrouve d’ailleurs un peu d’actualité en Europe ces derniers temps. Mais elle rencontre évidemment aussi de vives oppositions. Même si elle ne devait jamais voir le jour, elle a permis de faire évoluer les représentations. Elle met en évidence la logique du système, les rapports de forces qui prévalent et les dangers qui en découlent.Et la loi-santé
Nous avons fait de nombreuses rencontres avec des personnes ressource pour élaborer ce cahier sur la loi-santé, et le schéma des discussions a souvent été le même. Beaucoup d’incompréhension au départ, des sourcils froncés, des airs sceptiques. C’est qu’il faut changer de point de vue, de paradigme. En multipliant les exemples et les contre-exemples, on finit par entrevoir les enjeux. On peut appréhender les liens qui existent avec des initiatives qui voient le jour à différents niveaux. Peu à peu, ces liens s’éclairent, et l’interlocuteur en fait de nouveaux. L’intérêt s’éveille. Les choses prennent un sens. Le paradoxe entre le consensus scientifique sur l’influence des déterminants non médicaux de la santé et l’absence d’un cadre légal global qui permette à l’action publique de les prendre en compte globalement saute aux yeux. On envisage l’action à construire, les changements nécessaires. Dernière étape : découragement ! L’interlocuteur mesure les obstacles à franchir et exprime ses doutes sur la possibilité de mettre en œuvre un tel dispositif. Qui aura l’énergie de s’attaquer à ça ? Tout comme la réflexion au départ de la taxe Tobin permet de voir autrement les enjeux et les mécanismes du capitalisme financier, la réflexion sur la loi-santé permet de voir autrement les enjeux d’une politique de santé. Quelle que soit la conclusion, et même si la proposition n’aboutit pas, sa mise à l’étude éclaire des enjeux d’ordre culturel dans le champ de la santé. Elle peut aider à faire évoluer des représentations fortement enracinées, et d’abord dans les milieux de la santé eux-mêmes, et chez les professionnels. Bon sang, mais c’est bien sûr ! Acte 1. Ce que l’action publique doit faire Le premier de ces enjeux concerne le champ de l’action. Il y a, aujourd’hui, à travers le monde, un large consensus scientifique pour considérer que la santé de la population est très majoritairement déterminée par des éléments étrangers aux soins de santé, mais dépendants de l’action de la force publique. Sur la base de cette certitude, il semble invraisemblable de ne pas construire l’articulation. De ne pas construire une méthodologie de l’action publique qui vise le meilleur impact en santé. Simplement dit, de continuer à dépenser, d’un côté, des sommes considérables (23 milliards d’euros au budget 2009 des soins de santé) pour traiter des problèmes éventuellement consécutifs à des mesures décidées dans un autre secteur. Quand on prend en compte tout ce qui détermine la santé, on a du mal à comprendre que la force publique ignore les leviers les plus puissants qui sont à sa disposition : organisation du travail, durée de la carrière, mobilité, éducation, formation, environnement, logement, culture… Bon sang, mais c’est bien sûr ! Acte 2. Ce que l’action publique peut faire Cette prise de conscience a aussi pour enjeu la réhabilitation de l’action publique elle-même, et notamment du niveau fédéral. Le personnel politique clame sa frustration de ne pas pouvoir influencer véritablement les politiques. Il se dit muselé par les lobbies, empêché de garantir la mise en œuvre de ses choix. Effectivement, les structures de soins et leur tutelle sont l’objet de toute l’attention des corporations et des intérêts. Ils sont lents, difficiles à manœuvrer, à (ré)orienter. Mais si on fait le constat qu’ils ne sont pas le premier levier pour agir sur la santé des gens, alors, la mise en œuvre de politiques de santé qui agissent sur les autres déterminants ont toutes les chances de produire des résultats. Voila un formidable chantier de réhabilitation du travail des politiques. Ne pas se laisser enfermer dans une vision étroite pour agir là où les lobbies du soin et du médicament ne les attendent pas ! Non seulement, on peut montrer des bénéfices plus grands pour l’ensemble de la population, mais en plus, on fait la preuve que les pouvoirs publics sont utiles et indispensables.Documents joints
- Wikipedia : James Tobin (1918-2002) est un économiste américain qui fit ses études à l’université Harvard. Il fut conseiller économique auprès du Gouvernement des États-Unis de John Fitzgerald Kennedy et professeur à l’université Yale. James Tobin était un économiste keynésien, c’est-à-dire, entre autres favorable à l’intervention gouvernementale comme stabilisateur de la production, ayant pour but d’éviter les récessions.
- Les accords de Bretton Woods ont organisé une relative stabilité monétaire internationale pour permettre le relèvement de l’économie capitaliste à la sortie de la seconde guerre mondiale. La mesure centrale était la référence au dollar, et la liaison de la valeur de ce dernier aux réserves effectives en or de la banque nationale américaine. La sortie de ces accords, début des années ’70, par la fin de la convertibilité du dollar en or, est souvent identifiée comme l’évènement fondateur du capitalisme financier et du néolibéralisme.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 52 - avril 2010
Les pages ’actualités’ du n° 52
Action communautaire en santé : un observatoire international des pratiques
Agir sur tout ce qui détermine la santé implique de déployer des approches intégrant les dimensions communautaires et politiques.
Pour un bon usage du médicament en Belgique
Le médicament n’est qu’un des moyens, parmi d’autres trop souvent laissés au second plan, dont disposent la médecine et la société pour améliorer la santé des gens. S’il peut avoir de grandes vertus, il est rarement(…)
Psychiatrie : l’amorce du virage ambulatoire
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande, depuis plus de 10 ans déjà, de sortir des logiques hospitalières pour favoriser, tant que possible, l’accompagnement des personnes qui présentent des troubles mentaux, dans leur milieu de vie.(…)
Santé et santé mentale, une question anthropologique ?
Fondement occidental d’une vision contemporaine de la santé, la définition avancée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en explicite une lecture positive s’appuyant sur un bien-être physique, psychique et social. Toutefois ce bien-être est difficile(…)
Les soins de santé primaires : maintenant plus que jamais
Trente ans après Alma-Ata, soixante ans après la création de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le dernier rapport sur la santé dans le monde clame la pertinence et l’actualité des soins de santé primaires (SSP).(…)
Le monde des études d’impact sur la santé (EIS)
Etudes d’impact sur la santé : du pourquoi au comment
Depuis plus d’un demi siècle, il est communément admis que la santé déborde de beaucoup le champ de la médecine et convoque le social, l’économique, l’environnemental, le politique et nombre d’autres domaines. Jusqu’il y a peu,(…)
Le téléphone cellulaire au volant
Au Québec, nous avons accompli d’importants progrès en matière de sécurité routière. Dans les années 1970, nous avons atteint des records en termes de mortalité, avec plus de 2 000 morts par an sur les routes.(…)
Perspectives pour une loi-santé en Belgique
Opportunités pour une loi-santé
L’idée de la loi-santé est de faire en sorte que chaque initiative prise par le Gouvernement fasse l’objet d’un avis du ministre de la Santé. C’est une revendication de la Fédération des maisons médicales, exprimée dans(…)
Le 09 du 09 2009
Le principe d’une loi-santé, axée pas uniquement sur le soin est difficile à discuter avec des citoyens non spécialistes de la santé, tant les représentations sont ancrées. Pourtant, une telle mesure répond aux demandes que le(…)
Loi-santé : des enjeux culturels
La loi-santé, une idée toute simple mais qui paraît si compliquée à mettre en œuvre. C’est que c’est à un véritable changement de paradigme que doivent travailler nos politiques ! La loi Tobin Vous connaissez la(…)
Pour un plan national Santé
La Plate-forme d’action santé et solidarité organisait, en mars dernier, une table ronde sur trois propositions qui mettent en œuvre une perspective d’action publique transversale sur la santé.
ECOLO veut une loi-santé
L’introduction d’une loi-santé implique de repenser les fondements de l’action publique en santé.
Contre les inégalités en santé
En 2007, la Fondation Roi Baudouin initie un groupe de travail composé de représentants du secteur de la santé et de l’aide sociale au sens large – dont des pouvoirs publics, des mutuelles, des associations, des(…)
Quels sont les obstacles structurels à la mise en oeuvre d’une loi-santé en Belgique ?
Quels sont les obstacles structurels à la mise en place d’une loi-santé en Belgique ? Pour Ri De Ridder, « il n’y a pas d’obstacle structurel à la mise en place d’un dispositif transversal pour définir(…)
D’un niveau l’autre
L’approche globale de la santé et de tous ses déterminants est affaire d’intégration horizontale intersectorielle, mais, dans une Europe des régions, où le centralisme d’Etat n’est plus la norme de l’organisation publique, où cohabitent des états(…)
Introduction
Sources
Quelques sources utilisées pour construire ce cahier
– Guide pratique : Évaluation d’impact sur la santé lors de l’élaboration des projets de loi et règlement au Québec : http://publications.msss.gouv.qc.ca/acrobat/f/documentation/2006/06-245-01.pdf – Les expériences d’évaluation d’impact sur la santé au Royaume-Uni et leur traduction dans(…)