Espérant trouver de meilleures conditions de vie en Belgique, de nombreuses femmes fuient la violence économique, politique et de genre de leur pays pour venir y exercer un travail domestique. En proie aux abus et à l’exploitation, certaines d’entre elles se sont affiliées à la Ligue des travailleuses domestiques du syndicat chrétien pour revendiquer leur régularisation et leur droit à exercer un emploi légal, décent et sécurisé.
Aujourd’hui, on estime qu’au moins 80 000 travailleuses sans papiers accomplissent un travail domestique ou de soin aux enfants, aux personnes âgées ou dépendantes, sans bénéficier de protection légale. « Nous en rencontrons beaucoup qui sont exploitées et travaillent parfois jusqu’à dix ou douze heures par jour, y compris le samedi, explique Magali Verdier, animatrice au Mouvement ouvrier chrétien (MOC) Bruxelles. Elles sont parfois victimes de harcèlement sexuel et peuvent être licenciées sur le champ. » Invisibilisées et sous-payées, ces personnes pallient pourtant les défaillances des services publics (manque de places dans les crèches, de gardes à domicile à un tarif accessible…). Elles effectuent une grande part du travail de reproduction sociale « défini comme l’ensemble des activités par lesquelles la vie humaine est produite et reproduite » et indispensable au fonctionnement de notre société et de notre économie1. Si ces travailleuses étaient régularisées, elles contribueraient à hauteur de 29 millions d’euros par mois à la Sécurité sociale et aux impôts2.
La force du collectif
Depuis 2008, la régionale bruxelloise de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) organise et défend les travailleurs et travailleuses migrants avec et sans papiers et porte une attention particulière aux travailleuses domestiques en raison de leur surreprésentation dans l’économie du care informel. En 2015, celles-ci ont participé à la ratification par la Belgique de la Convention n° 189 de l’Organisation internationale du travail qui leur offre une protection spécifique, du moins théoriquement3. En 2018, la Ligue des travailleuses domestiques a vu le jour avec le soutien du syndicat et du Centre d’information et d’éducation populaire (CIEP) du MOC Bruxelles.
« Mobiliser des femmes qui sont tellement isolées est une gageure, estime Eva Maria Jiménez Lamas, responsable syndicale interprofessionnelle de la CSC Bruxelles. La plus grande difficulté recensée par les organisations syndicales au moment de l’élaboration de la Convention n° 189, c’était l’enjeu d’organiser un collectif de travail et de faire prendre conscience que ce qui touche l’une touche toutes les autres ».
Pourtant, la Ligue a rapidement pris de l’essor. Le 16 juin 2022, à l’occasion de la Journée internationale du travail domestique, les travailleuses domestiques sans papiers se sont mises pour la première fois en grève pour réclamer l’application complète de la Convention n° 189. Cette année, elles ont réitéré l’expérience à travers la mise en scène d’un « tribunal du courage politique » qui visait à interpeller les responsables politiques bruxellois disposant de compétences en matière de protection contre les employeurs abusifs, d’accès légal au marché du travail ainsi qu’aux formations professionnelles dans les métiers en pénurie.
Travail syndical et culturel
Très vite, la Ligue a entamé un travail culturel pour sensibiliser l’opinion publique et les représentants politiques aux conditions de vie et de travail des travailleuses domestiques. « Nous avons partagé des récits de vie, organisé une exposition de photographies de Camille Trinquet dans l’église du Béguinage, réalisé des films avec le soutien du média indépendant ZIN TV »4, relate Magali Verdier. « Pour pouvoir organiser collectivement un contre-pouvoir, il faut qu’il y ait des possibilités de victoire, ajoute Eva Maria Jiménez. C’est pour cela qu’il importe de recourir à des formes artistiques parallèlement à ce que nous tentons d’obtenir sur le terrain. Nous essayons de produire des actions jolies visuellement et nous refusons le misérabilisme et le désespoir qui sont démobilisateurs. »
Agir par le biais de la culture permet à des transformations individuelles et collectives de s’opérer. « Quand les travailleuses montent sur scène, il y a une prise de parole et une mise en valeur de personnes qui sont invisibilisées le reste du temps, relève Eva Maria Jiménez. En se présentant en tant que travailleuses, elles renversent le stigmate de “sans-papiers” et deviennent des déléguées syndicales de travailleuses domestiques sans papiers. » Et les retombées positives sont palpables. « La collaboration avec des artistes génère des effets qualitatifs en termes d’identité et de santé. »
Nouer des alliances
Sortir de l’entre-soi est une des stratégies de la Ligue. Fort de son inscription dans un tissu syndical et associatif, ce collectif déploie des collaborations avec d’autres travailleuses des secteurs du nettoyage, des titres-services, des gardes d’enfants, etc. « Depuis le début, notre travail syndical se caractérise par la collaboration entre des travailleuses domestiques avec et sans papiers, rappelle Eva Maria Jiménez. C’est une stratégie qui a été déterminante dans la réussite de ce groupe. » « Le fait de pouvoir compter sur le soutien d’autres travailleuses renforce l’action de la Ligue, confirme Magali Verdier, parce que les travailleuses sans papiers ne seront jamais très nombreuses dans la rue en raison de leur isolement, de l’informalité du secteur, des changements incessants, du risque d’expulsion… »
Ces rencontres permettent aussi de mettre en évidence les enjeux de lutte communs au travail de care formel et informel (santé au travail, accès à la formation professionnelle, validation des compétences, etc.). « Nous constatons de nombreux points communs entre les conditions de travail des travailleuses domestiques avec et sans papiers, qu’il s’agisse des effets du travail sur leur santé, des rapports aux patrons, des abus, etc., pointe Magali Verdier. Nous observons le continuum de l’exploitation économique des travailleuses domestiques. » « Sans entrer dans la hiérarchisation des souffrances, avez-vous observé les mains des travailleuses sans papiers ? interroge Eva Maria Jiménez. On voit qu’elles n’ont pas accès aux équipements de protection ni au matériel disponible dans le secteur des titres-services. »
Sur le plan politique, des alliances se tissent également. « Nous nous appuyons sur le soutien des mouvements féministes tels que le Collectif 8 mars et la Marche mondiale des femmes, témoigne Magali Verdier. Et nous avons réussi à rallier des femmes de différents partis, que ce soit dans l’opposition ou la majorité, pour mettre cette question à l’agenda politique, même si rien n’est encore gagné. »
Faire bouger les lignes
Au-delà de la défense des droits des travailleuses domestiques, l’action de la Ligue contribue plus largement à faire évoluer l’organisation syndicale. « Lors du tribunal du courage politique, nous avons parlé du colonialisme et nous avons même condamné le ministre bruxellois de l’Emploi pour non-assistance à travailleuses en danger, dit fièrement Eva Maria Jiménez. Qu’une des plus grandes institutions du pays – elle fait partie de l’organisation tripartite de la société – tienne de tels propos est osé. » Par ailleurs, « grâce à un travail de lobbying interne, la Ligue est de plus en plus visible au sein de la CSC et cela fait un peu bouger les lignes », estime pour sa part Magali Verdier. Invoquant bell hooks5, elle considère la grève du 16 juin 2022 comme un autre moment déterminant : « Des travailleuses sans papiers ont fait grève pour la première fois en Belgique, avec le soutien d’un syndicat. Cette expérience témoigne de la façon dont notre organisation syndicale prend en compte les travailleurs et travailleuses “hors cadre”, à l’instar des coursiers par exemple. Cela nous remet en question et nous oblige à travailler de manière différente et créative. Je suis convaincue que les marges font bouger le centre. »
- C. Robert, L. Toupin, Travail invisible. Portraits d’une lutte féministe inachevée, Éditions du remue-ménage, 2021.
- Manifeste de la Ligue des travailleuses domestiques, 2019.
- Organisation internationale du travail, Convention (n° 189) sur les travailleuses et travailleurs domestiques, www.ilo.org, 2011.
- Ligue des travailleuses domestiques de la CSCMOC Bruxelles, Vos toilettes propres, nos propres papiers, documentaire, Belgique, 2019 ; Nous, les domestiquesmodernes, documentaire, Belgique, 2020.
- bell hooks, De la marge au centre. Théorie féministe, Cambourakis, 2017.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°105 - décembre 2023
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