Dans la vie privée comme au travail, les règles restent un sujet chuchoté entre personnes menstruées. Pour demander un tampon ou une serviette sans que d’autres ne le sachent. Pour les planquer ensuite dans sa manche afin que personne ne les voie. Toutefois, les langues commencent à se délier et les initiatives pour lutter contre la précarité menstruelle sont de plus en plus nombreuses.
Tout au long de sa vie reproductive, une femme aura entre 250 et 450 cycles menstruels selon le nombre d’enfants qu’elle aura ou pas, le temps d’allaitement et la durée effective de sa vie reproductive. Sur base de 450 cycles d’environ cinq jours, nous arrivons à un peu plus de six ans passés en période de menstruations1.
Period shaming
Nous avons toutes et tous été éduqués à travers notre famille, l’école et la société à intérioriser les tabous entourant les règles. Dans l’appel à témoignages lancé en 2022 par Sofélia dans le cadre de sa campagne d’information et de communication « Sang rougir ! »2, 75 % des personnes interrogées ont mentionné que l’information sur ce qui se rapporte aux règles leur a été transmise par une figure maternelle et 51,2 % estiment ne pas avoir été suffisamment renseignées sur le sujet avant leurs premières règles ; 43,5 % disent les avoir mal vécues. Ces données montrent une prépondérance à maintenir les menstruations dans l’entre-soi des personnes menstruées. Elles montrent aussi que les menstruations sont majoritairement vues de manière négative. Selon une étude réalisée en 2022 par l’ONG Plan international et Opinion Way, 50 % des filles interrogées avaient honte d’avoir leurs règles et 35 % ont dit avoir subi des moqueries ou des humiliations à cause de leurs menstruations3. En anglais, ce phénomène porte un nom : period shaming.
Les menstruations sont encore principalement traitées au niveau de l’intime. C’est pourtant un enjeu sociétal et féministe important, car elles constituent un marqueur de la bonne santé physique et mentale4. La méconnaissance généralisée du corps des personnes menstruées et de ses particularités, la médicalisation des menstruations et le discours négatif et stigmatisant qui entoure le sujet s’inscrivent dans la continuité des inégalités entre les genres5.
Sensibiliser à la santé menstruelle
La santé menstruelle consiste en un état complet de bien-être physique, mental et social en relation avec le cycle menstruel. Cet état évolue en fonction de chaque personne tout au long de sa vie. Plusieurs facteurs peuvent l’influencer : âge, grossesse, génétique. Les tabous entourant les règles engendrent une méconnaissance de la santé menstruelle et de ses altérations tant auprès des professionnels que du grand public. Par exemple, les personnes atteintes d’endométriose traversent en moyenne sept années d’errance médicale avant de se voir poser le diagnostic6. Et cela sans compter le « biais de la douleur », quand un ou une professionnelle de la santé ne prend pas au sérieux la douleur signalée, ce qui constitue une forme d’injustice empêchant l’accès à des soins appropriés et touche surtout les personnes racisées (le syndrome méditerranéen)7.
Les inégalités liées aux règles
Les inégalités liées aux règles sont nombreuses8, la première étant la charge mentale qui s’y rapporte. Il s’agit du travail de préparation, de prévision et d’organisation que les femmes doivent réaliser juste parce qu’elles sont réglées : prévoir les produits menstruels en suffisance ainsi qu’un lieu propre, équipé et sécurisé pour en changer et les jeter. À cela s’ajoute une charge économique. On estime que chaque femme va dépenser entre 2 500 et 3 500 euros pour acheter les produits menstruels dont elle aura besoin au long de sa vie, soit 7,50 à 10 euros par cycle9. Il faut encore ajouter les consultations médicales et gynécologiques, les éventuels antidouleurs ainsi que le linge taché à remplacer. Ces charges entrainent de nombreuses personnes dans une forme de précarité menstruelle, cette difficulté d’avoir accès régulièrement ou ponctuellement à des sanitaires pour se changer, à des produits menstruels, à des soins dignes et abordables, à de l’information sur les cycles et les problématiques qui y sont liées.
Selon une étude de Synergie Wallonie, trois personnes sur dix ont plus ou moins régulièrement des difficultés financières pour acheter des produits menstruels en Fédération Wallonie-Bruxelles10. Des structures comme BruzElle11 ou des projets comme Sang Souci12 peuvent les aider, mais il importe également que le monde politique s’empare du sujet afin notamment d’adopter des lois permettant, par exemple, la gratuité des produits menstruels.
Period positive
Ce mouvement propose plusieurs solutions pour lutter contre la stigmatisation entourant les règles ainsi que des actions concrètes à mettre en place au niveau personnel, dans les institutions et au sein de la société1313. Par exemple, que vous soyez une personne menstruée ou pas, vous pouvez avoir des produits menstruels sur vous, à disposition au cas où une autre en aurait besoin. C’est une bonne manière de participer à l’allègement de la charge mentale. Vous pouvez essayer de parler le plus ouvertement possible des règles sans recourir à des mots codés comme « les ragnagnas ». Utiliser le bon vocabulaire pour parler des règles est en soi un acte de sensibilisation et de déconstruction des tabous. De leur côté, les institutions et les entreprises peuvent donner accès à des produits menstruels gratuits sur les lieux de travail, tant dans les toilettes pour femmes que pour hommes ou créer des toilettes non genrées. On ne va pas au boulot avec son papier hygiénique, pourquoi devoir y apporter ses serviettes ?
Changer les mentalités, changer les réglementations
Tenir compte de l’impact des souffrances spécifiques des femmes sur leur bien-être au travail est indispensable. Blanche Garcia, formatrice et responsable « Femmes » à la CSC Brabant wallon, avance des pistes pour adopter une approche genrée au sein des comités pour la prévention et la protection au travail (CPPT).
« Nous abordons aujourd’hui la précarité menstruelle, la ménopause, l’endométriose dans nos formations, car elles ont clairement une influence sur le travail. J’interroge par exemple les militants sur l’opportunité d’ajouter la ménopause et ses conséquences dans la CCT 104, une convention collective de travail qui vise à favoriser le maintien au travail des travailleuses et travailleurs âgés. Il en va de même pour les règles, dont j’ai commencé à parler à la suite d’une action avec un collectif de jeunes femmes à Louvain-la-Neuve qui abordait la précarité menstruelle. Je l’aborde comme une vraie question syndicale parce qu’elle a un impact dans les entreprises, sans que cela soit un sujet malaisant y
compris pour des hommes qui s’estiment concernés par le coût des protections hygiéniques qui pèse
sur le budget familial. Par ailleurs, nombre de tenues de travail sont pensées de manière mixte, sans
prendre en compte les formes des femmes, les seins, les hanches. Il faut exiger des tenues adaptées au
corps des travailleuses pour qu’elles s’y sentent bien toute la journée. C’est en parlant des règles lors
d’une action du 8 mars – Journée internationale des droits des femmes – et du refus de footballeuses
anglaises de porter des shorts blancs inadaptés pendant leurs menstruations, que les déléguées se sont aperçues de ce qu’on leur imposait sur leur lieu de travail. Pour obtenir des avancées dans les entreprises, l’idéal c’est d’avoir une délégation syndicale mixte avec des délégués qui osent parler de sujets longtemps considérés comme tabous. Car si les mentalités évoluent dans le milieu syndical, il reste encore beaucoup à faire au niveau de la santé au travail des femmes, y compris en interne. Nous avons mené un travail pour ne plus tolérer les blagues sexistes et affirmer notre vision féministe et d’égalité des genres dans les formations. Je projette de donner une formation à l’empowerment pour soutenir les militantes dans la défense de points de vue genrés au sein de leur entreprise. »
- E. Thiébaut, Ceci est
mon sang : petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font, La Découverte, 2017. - 1 070 personnes ont répondu à cet appel.
- C. Lièvre, « 35 % des
filles affirment avoir subi des moqueries ou humiliations à cause de leurs règles »,
Elle.fr, 30 mai 2022. - C. Quint, Be period positive : reframe your thinking and reshape the future of menstruation, DK, 2021.
- Ibid.
35 - M. Hinry, « Endométriose : “un
problème de femmes” encore méconnu », National Geographic, 22 janvier 2022. - Stéréotype raciste intégré
par certains membres du corps médical, selon lequel les personnes du pourtour méditerranéen (et en particulier les femmes) exagéreraient systématiquement
leurs symptômes. K. Strano, « Le syndrome méditerranéen ou quand les préjugés tuent », Femmes prévoyantes socialistes, 2018. - Planche BD « Les
inégalités liées aux règles », www.sofelia.be. - G. Dagorn, A.-A. Durant, « Combien les règles coûtent-elles dans la vie
d’une femme ? », Le Monde, 2 juillet 2019. - La précarité menstruelle en Fédération Wallonie-Bruxelles : Rapport d’enquête, Synergie Wallonie pour l’égalité entre les femmes et les hommes, mai 2022, synergie-wallonie.org.
- www.bruzelle.be.
- « Sang souci : Récolte de serviettes et de tampons hygiéniques pour femmes en situation de précarité », www.sofelia.be.
- Planche BD « Être
period positive »,
www.sofelia.be.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°105 - décembre 2023
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