La justice se distingue des autres branches et réalisations de l’État social en ce qu’elle le précède et constitue une prérogative régalienne, inhérente à toutes les formes de vivre-ensemble. Réinvestir à suffisance dans la justice suppose de cesser de considérer l’institution judiciaire uniquement en termes de coûts, et d’accepter qu’elle constitue un facteur de stabilité économique et un vecteur d’apaisement social.
En quoi la justice est-elle sous-financée ? Si l’on veut lui donner un semblant d’objectivité, la question appelle une réponse macro-économique. Malheureusement – et c’est loin d’être anecdotique – la Belgique ne dispose pas de données budgétaires ventilées permettant d’analyser avec précision l’évolution du financement de la justice.
Ainsi, le budget géré par le SPF Justice couvre les cours et tribunaux, les prisons, une partie du coût des bâtiments de justice (le surplus étant du ressort de la Régie des bâtiments), mais également les cultes et, bien entendu, le personnel du ministère lui-même. Le total de ce budget s’élève à près de deux milliards d’euros et est resté relativement stable au cours des dernières années. Dans sa communication [1], le SPF Justice insiste par exemple sur l’augmentation du coût du personnel au cours des dernières années, mais sans qu’on puisse déterminer si les personnes engagées travaillent dans l’institution judiciaire elle-même ou s’il s’agit de surveillants de prisons, d’informaticiens ou encore de fonctionnaires s’occupant des ressources humaines du ministère.
Un outil précieux d’analyse et de comparaison est le rapport édité tous les deux ans par la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), une instance du Conseil de l’Europe regroupant quarante-sept États membres. Ce rapport, extrêmement complet, « propose des mesures et outils concrets pour améliorer l’efficacité et la qualité du service public de la justice au bénéfice de ses usagers ». Comme pour toutes les données chiffrées, on peut faire dire ce qu’on veut aux statistiques, montants et pourcentages recueillis par la CEPEJ. Par exemple, nos politiciens ont l’habitude d’insister sur le budget moyen par habitant de la justice en Belgique (82 euros en 2018), supérieur au budget moyen européen (71,56 euros). Mais outre que le PIB/habitant de la Belgique est supérieur à la moyenne européenne, d’autres données sont indispensables pour comprendre la situation difficile qui est la nôtre. Une donnée insuffisamment mise en évidence concerne le nombre de juges. En Belgique, nous avons une moyenne de 13,3 juges/100 000 habitants contre 14,6 aux Pays-Bas. À première vue, s’agissant de pays proches culturellement et économiquement, on pourrait penser que ces nombres sont comparables. Sauf qu’aux Pays-Bas on compte à peine 0,9 nouvelle affaire civile et commerciale par 100 habitants, contre… 6,2 en Belgique ! Nous sommes d’ailleurs le pays d’Europe comptant le nombre d’affaires par habitant le plus élevé, la moyenne européenne se situant à 2,4 [2].
Contrairement à d’autres services publics ou administrations, le nombre de magistrats et greffiers – acteurs centraux du pouvoir judiciaire – est fixé par la loi. La décision de ne pas renouveler les places vacantes n’est donc pas simplement une décision budgétaire, mais elle constitue une transgression de la loi. Dans un État de droit, gouvernés et gouvernants sont soumis à la loi, personne ne pouvant se déclarer « hors la loi ». Or, depuis 2015 au moins, le nombre de publications de places vacantes a été volontairement et constamment inférieur aux seuils légaux, pour des motifs strictement budgétaires [3]. Le nombre de juges professionnels a baissé en Belgique de 5,2 % entre 2010 et 2018 [4]. Ce choix politique a été dénoncé avec vigueur par l’ensemble des acteurs du monde judiciaire et a même été sanctionné par un jugement du tribunal de première instance de Bruxelles du 13 mars 2020, condamnant le gouvernement à publier l’ensemble des places vacantes, sous peine d’astreinte. Ce jugement est resté sans suite à ce jour.
Toutefois, la mobilisation et la cohésion de tous les acteurs judiciaires – rassemblés depuis quelques années sous la bannière « L’État de droit, j’y crois ! » [5] – ont porté leurs fruits. Lors de la dernière campagne électorale fédérale, l’état de la justice est enfin devenu un enjeu sur lequel tous les partis ont pris position. L’accord de gouvernement contient d’ailleurs une volonté explicite de refinancer et d’investir dans la justice, ce dont nous nous réjouissons. Il reste que la situation a atteint un tel niveau de gravité que même un investissement conséquent mettra quelques années à avoir des effets dans la vie quotidienne des acteurs de la justice et, plus certainement encore, des justiciables.
Des effets au quotidien
L’évidence, tant décriée déjà, a trait au manque de personnel (magistrats, greffiers, employés administratifs). Leur nombre actuel est inférieur au minimum prévu par la loi, sachant que de nombreux indicateurs tendent à considérer que même si les cadres étaient complets, ils ne permettraient pas de fournir une justice rapide et de qualité dans la plupart des juridictions. Les conséquences pour les travailleurs du secteur [6] sont sans surprise l’épuisement et la frustration de devoir trop souvent choisir entre d’une part aggraver l’arriéré judiciaire ou de l’autre « expédier » des dossiers qui auraient mérité des recherches juridiques plus approfondies ou de réentendre les parties sur des points précis. Ce choix cornélien du magistrat est également ressenti par le justiciable qui n’accepte pas – et à juste titre – que son dossier soit bâclé (décision insuffisamment motivée, par exemple) ni qu’il soit traité endéans un délai déraisonnable. Dans les pires cas, la décision de justice arrive trop tard et a perdu sa raison d’être, ce qui a des conséquences délétères pour la confiance du citoyen dans la justice et la protection des droits fondamentaux de chacun.
On constate depuis quelques années une importante crise de l’attractivité des fonctions judiciaires. Il n’est plus rare de nos jours qu’une publication d’un poste de magistrat – qui aurait attiré, il y a quelques années encore, une dizaine de candidats – ne donne lieu qu’à une, voire aucune postulation. C’est un cercle vicieux inquiétant, lié également aux conditions de travail.
La (non)informatisation de la justice est un second point noir. Annoncée depuis tant d’années, l’entrée de la justice dans la technologie du XXIe siècle se fait encore attendre, même si l’actuel ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne, a fait de ce chantier son cheval de bataille. Le manque d’intégration des différents programmes informatiques entre eux, l’obsolescence du matériel informatique, les balbutiements de la notification électronique… engendrent des pertes de temps considérables, un travail souvent peu stimulant pour les employés des greffes [7] qui pourraient être affectés à d’autres missions (assistance du magistrat, accueil et accompagnement des justiciables…). Par ailleurs, cette sous-informatisation engendre de nombreuses incompréhensions dans le chef du justiciable, qui ne peut concevoir qu’à l’ère des réseaux sociaux il ne puisse pas communiquer par mail avec le greffe.
Le troisième axe le plus problématique concerne l’état des bâtiments judiciaires, particulièrement dans le sud du pays. La vétusté et l’insalubrité de nombreux bâtiments de justice sont indignes d’un État démocratique, et n’ont plus de « palais » de justice que le nom. Au-delà du confort et de la qualité de vie et de travail des membres de la juridiction ou du parquet, cette décrépitude aggrave le manque de considération du justiciable pour le pouvoir judiciaire.
Une justice de qualité suppose également une accessibilité financière. Or, depuis 2015, une logique politique assumée de « baisse de l’input » (diminution du nombre de dossiers entrants dans une juridiction de première instance ou d’appel) a conduit à l’augmentation des droits de greffe, à la limitation de plusieurs voies de recours, à l’injonction faite au juge de faire droit à une demande en l’absence de partie défenderesse, sans investiguer le fond de l’affaire…
L’accessibilité financière de l’assistance d’un avocat – garantie fondamentale pour le droit à un procès équitable – a également été considérablement durcie, d’une part au niveau du droit à l’aide juridique [8] (pro deo) et d’autre part, par l’imposition d’une TVA de 21 % sur toutes les prestations des avocats et huissiers. Ajoutés au risque pour le perdant d’un procès de supporter les frais – barémisés – de l’avocat de la partie adverse, de nombreux citoyens ont renoncé à introduire une action en justice voire à se défendre lorsqu’ils sont attraits devant une juridiction.
Incontestablement, la réforme entamée par Koen Geens, ministre de la Justice dans le précédent gouvernement, est un succès étant donné qu’elle s’est traduite par une baisse du nombre de nouvelles demandes en justice et de désignations d’avocats pro deo d’environ 30 %. Toutefois, on peut se demander si ces économies ne se sont pas faites sur le dos de la paix sociale et de l’effectivité des droits. Pour réduire l’écart input-output sans porter atteinte au droit d’accéder à un juge, on peut, soit investir dans les moyens de la justice, soit, le cas échéant, « déjudiciariser » certains domaines en les soustrayant au champ d’application du droit pénal [9] ou encore en permettant à des huissiers de recouvrer des créances commerciales incontestées. La méthode choisie par le gouvernement belge, à savoir rendre plus onéreux l’accès à la justice, a quant à elle nécessairement pour conséquence que les citoyens les moins nantis renoncent à faire valoir leurs droits.
Quels domaines refinancer prioritairement ?
À vrai dire, l’état de la justice est à ce point déliquescent que seule une stratégie multidimensionnelle est envisageable pour redresser la situation. La rentabilité à court terme de certains investissements n’est malheureusement pas suffisamment prise en compte, d’autant plus que l’investissement massif dans un des domaines pointés aura nécessairement des conséquences positives sur les autres. Ainsi, lorsque la loi votée en 2000 prévoyant la notification électronique des décisions et convocations [10] sera enfin entrée en application, les économies de frais de timbres, mais également de personnel (actuellement affecté à la mise sous pli) seront colossales [11] et immédiates. L’isolation énergétique des bâtiments devrait avoir des effets positifs immédiats sur le confort de travail et les consommations énergétiques excessives des « passoires » que sont de nombreux bâtiments actuellement.
Il faut cependant veiller à ce que l’amélioration de l’état des bâtiments ne se fasse pas au prix de leur accessibilité géographique. La tentation pour le pouvoir politique, confronté à l’état de vétusté du parc immobilier, consiste à concentrer les lieux de justice au niveau de certaines villes, au détriment des juridictions de proximité situées généralement en zone rurale. Or, cette concentration n’est pas précédée d’études d’incidence en matière d’accessibilité par des moyens publics et ne tient pas compte des difficultés de déplacements des personnes fragiles, physiquement, psychologiquement ou socialement.
Une fonction essentielle
Le défi le plus imminent pour la justice belge consiste à rendre ses lettres de noblesse aux métiers judiciaires, qui n’attirent plus suffisamment de candidats [12]. Il va sans dire que la solution ne peut pas résider dans un abaissement des seuils d’exigence d’accès à la profession, la justice nécessitant des magistrats et greffiers qualifiés, ambitieux, curieux, dévoués et passionnés.
La justice étant par essence un moment de rencontre entre le juge et les parties, la solution envisagée par d’aucuns d’investir massivement dans l’audience virtuelle et la justice algorithmique [13] ne nous convainc absolument pas. L’informatique doit demeurer un outil pour la préparation de l’audience et la rédaction de la décision. Il ne peut pas supplanter la justice « en chair et en os ».
Même si cet article, de par son objet, a pris la forme d’un cahier de doléances, il me tient à cœur d’insister sur la fonction essentielle et intemporelle de l’institution judiciaire, au sein de laquelle œuvrent des femmes et des hommes de qualité, mus par la conviction que l’œuvre de justice, nécessairement imparfaite, vaut la peine d’être tentée et renouvelée, jour après jour.
[1] . La justice en chiffres : 2015-2019 , https:// justice.belgium.be.
[2] CEPEJ, Systèmes judiciaires européens, Rapport d’évaluation de la CEPEJ , 2020, www.coe.int.
[3] Entre 2015 et 2019, le nombre de magistrats a diminué de 4 % et le nombre de stagiaires judiciaires (magistrats en formation) a baissé de 18 % ( La justice en chiffres, op cit.).
[4] CEPEJ, op cit.
[5] Chaque année, cette plateforme organise des actions de mobilisation le 20 mars. Ses membres ont élaboré six revendications communes, www.20mars.be.
[6] . Cette analyse se limite à l’institution judiciaire au sens strict (cours et tribunaux). La situation dans les prisons ou les maisons de justice n’est pas plus enviable.
[7] La mise sous pli des milliers de convocations et décisions judiciaires, le classement des plis judiciaires dans les différents dossiers, le rangement et transfert des dossiers papier entre les différents bureaux du tribunal…
[8] L’accès à l’aide juridique a été durci en 2016 par un relèvement des seuils financiers permettant de bénéficier d’un avocat pro deo , et en alourdissant les formalités administratives pesant sur les justiciables. L’accord de gouvernement de 2019 prévoit un rehaussement progressif des seuils de revenus permettant de bénéficier de l’aide juridique de seconde ligne
[9] Comme certains États l’ont fait en décriminalisant la consommation et la vente de cannabis.
[10] Loi du 20 octobre 2000 introduisant l’utilisation de moyens de télécommunication et de la signature électronique dans la procédure judiciaire et extrajudiciaire.
[11] En 2017, pas moins de 5 500 000 euros ont été dépensés pour les tribunaux du travail en frais de timbres (ce montant ne comprenant pas le coût des enveloppes, du papier et de l’impression), dont probablement plus de 80 % pour le règlement collectif de dettes.
[12] En 2019, 17 % des magistrats avaient plus de soixante ans. Le défi du renouvellement est considérable ( La justice en chiffres , op cit.).
[13] J.-B. Hubin, H. Jacquemin, B. Michaux (coord.), Le juge et l’algorithme : juges augmentés ou justice diminuée ? , CRIDS, Larcier, 2019.
Cet article est paru dans la revue:
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