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Le monde merveilleux du psychosocial


Santé conjuguée n°107 - juin 2024

C’était avant l’ère Covid. Je soutenais le travail de l’assistante sociale, qui se heurtait aux nouvelles réalités de la population inscrite à la maison médicale. On parlait de situations complexes, pour nommer l’incompréhensible. Une sorte d’intrication de problématiques psychiques, physiques, colorées par du « désastre social ».

Les situations ont toujours été complexes. Mais aujourd’hui nous n’arrivons plus à tenir l’illusion de leur compréhension et par conséquent de leur maîtrise. La complexité n’écarte pas l’intervention humaine dans ses causes. Le « système » que notre société continue d’engraisser ajoute du désordre, souvent à la gloire d’un mythe : le « contrôle ».
Les facteurs humains sont multiples, comme la sectorisation des services pour organiser la performance, la multiplication des outils d’administration, du niveau fédéral au territoire communal. La réforme des politiques de soins en santé mentale de 2010 est certainement l’une de ces inductions involontaires de complexité.

Stella et les autres…

Nous sommes en 2017. Stella1 refuse catégoriquement de se présenter à la maison médicale, furieuse parce qu’elle estime avoir été piégée par son médecin et la juge de paix, dans la mise sous administration provisoire de ses biens. Elle vocifère sur le caractère provisoire, qui n’a de réalité que dans les écrits, selon elle. Sur papier, Stella serait maniaco-dépressive. Elle a également un cancer métastasé de stade 4, vit dans un logement social recouvert quasi totalement de tabac. Elle perçoit une allocation de 800 euros par mois, dont l’administrateur perçoit 3 % comme salaire. Il verse à Stella un viatique de 50 euros par semaine. Ce qu’elle aimerait, Stella, c’est retravailler, pour percevoir plus que 800 euros. Stella est une personne qui cherche à résoudre ses problèmes par elle-même puisque les autres n’ont de cesse d’essayer de lui retirer des droits pour les exercer à sa place d’une manière qui ne lui convient pas. Elle persiste et il lui arrive d’appeler quatre-vingts fois par jour en saturant ma boite vocale. Ce sont des messages où elle se plaint de la maison médicale et de l’avocat, de son sentiment d’être dépossédée d’elle-même. Elle se décrit « comme une vieille taupe enfermée dans un endroit minable ». Je ne décroche pratiquement jamais, mais quand c’est le cas, Stella s’étonne, me demande de mes nouvelles, si ma relation de couple du moment se porte bien, me dit que je suis encore jeune et que ça ira, puis m’engueule. Aujourd’hui, elle appelle pour obtenir un abonnement internet. Les opérateurs la baladent d’une offre à l’autre et elle ne parvient pas à se faire comprendre. Son objectif est de passer le CESS en ligne. Elle aimerait retravailler et se dit qu’elle doit se former pour augmenter ses chances. Elle nous dit en toute humilité qu’elle ne maîtrise pas le numérique, mais qu’elle veut apprendre. Elle aimerait que je lui explique, car elle s’est rendue à des cours d’informatique gratuits à proximité, mais elle a senti peser sur elle le regard des autres. Elle a eu l’impression de déranger. Elle préfère ne plus y retourner, le miroir est trop sévère. Malgré son étrangeté, Stella n’en perçoit pas moins le rejet par les autres et n’en ressent pas moins la honte. Et c’est pour ça qu’elle préfère essayer l’impossible, seule.
Pierrette vit avec sa sœur. Pour Pierrette, les autres sont des mystères. Sa sœur notamment, qui achète des meubles chez IKEA alors que les anciens sont toujours bons. La caissière du Trafic qui lui sourit en lui disant bonjour, alors qu’elle n’a vraiment pas l’air de bonne humeur. Le passant qui la menace et lui somme de dégager sous peine d’appeler la police, alors qu’elle observe longuement les oiseaux dans le quartier. En consultation, elle me décrit comment des voisins, des enfants du quartier, sa propre famille, lui disent qu’elle est folle et jettent le discrédit sur le moindre de ses avis. Elle me dit que des voix aussi se moquent d’elle, bien plus violemment. Elle décrit un épisode de sa vie où elle croyait que des démons et des sorcières envahissaient son monde. Pierrette m’a demandé comment faire confiance aux souvenirs. Pour elle, dit-elle, certains souvenirs sont faux, alors comment savoir ce qui a été réel ?
Léonard et Olivia ne veulent plus aller à l’école. L’un a du mal à s’endormir parce qu’à onze ans, il pense à la fin du monde. L’autre est inquiète pour sa mère, en colère contre son père inconsistant. Elle se sent moindre, sale, laide et doit en plus faire avec l’adolescence et ce désir d’être aimée, de donner envie d’être proche, intime, tout en gardant ses distances, par honte.

L’absurde

La route se poursuit. Je décide d’embarquer et de ramer avec les habitants du psychosocial dans leur traversée. Je vais au service de médiation de dettes du CPAS, aux rendez-vous avec les psychiatres, du cabinet d’avocat jusqu’à l’audience à la justice de paix, ou pénale. Je rencontre des propriétaires privés, des voisins, des agents de désinfection, des familles, des profs, des aides familiales. Il y a aussi tous les galériens du social, de l’aide aux migrants à la protection de la jeunesse en passant par l’intégration au travail ou l’aide aux victimes de violences conjugales, aux services de colis alimentaires et bien d’autres encore.
Le monde psychosocial, c’est le merveilleux de l’absurde. Franz a perdu sa carte d’identité et n’est domicilié nulle part. Pour se domicilier, il faut une carte d’identité. Et pour avoir une carte d’identité, il faut un domicile précisé au registre de la population. « Si l’existence précède l’essence »2, le document administratif précède l’existence.
Quatre ans que Justin est sorti de prison, il clame toujours son innocence. Cette incarcération a mangé son cerveau, dit-il. Son corps parle. Il n’est que douleur, douleur invisible sur les scanners et les radios. Après suspension des indemnités de la mutuelle, il est considéré par l’expert judiciaire dans la procédure d’appel comme un étranger de plus qui refuse de travailler. C’est du moins ce qu’il dit à notre camarade médecin traitant, en ajoutant des menaces, car cela fait deux fois qu’on interroge le résultat de l’expertise. Un psychiatre attestera de la composante post-traumatique et dépressive de Justin. Quand c’est un spécialiste qui parle, l’expert ne menace plus. Justin demande une réhabilitation, possibilité symbolique de retirer l’étiquette du parjure, après la prescription du dossier d’appel à la Cour européenne des droits l’Homme, le dossier ayant été oublié dans un tiroir d’avocat. Une nouvelle expertise judiciaire, encore. Justin a des revenus minimums, il demande donc une aide juridique, acceptée par la cour d’appel. Une aide financière indispensable pour payer l’expertise. La cour d’appel notifie cette aide et le tribunal désigne l’expert, mais ce dernier refuse d’intervenir sous aide juridique, car celle-ci ne le paierait pas. Justin n’a qu’à s’arranger.
Sisyphe est sans abri depuis des années. Serbe albanophone, il a fui l’ex-Yougoslavie un peu tard. La paix avait déjà été signée, plus de raison de migrer, lui a-t-on dit. La balafre qu’il garde d’un passage à tabac par la police serbe ne change rien. Question de timing. Sisyphe débarque dans mon bureau avec un courrier chiffonné, une deuxième mise en demeure à propos de factures non honorées de l’hôpital et la menace d’une procédure judiciaire à ses frais. Les factures impayées s’élèvent, pour avril 2021, à 2,52 euros pour la pose d’un plâtre, et pour septembre 2021 à 3 euros pour la consultation d’un psychiatre. 50 euros supplémentaires sont également facturés pour « clause pénale » en octobre 2022. Je contacte l’huissier. On me répond qu’il faut voir avec l’hôpital. Je tente ma chance auprès du service contentieux de l’hôpital via le numéro renseigné dans l’annuaire distribué aux médecins généralistes. Je tombe sur le coordinateur Qualité, qui me donne un autre numéro. Je tombe cette fois sur le secrétariat des admissions, qui me redirige vers la comptabilité. La dame entend la situation et me demande d’écrire à la direction du département des finances. J’apprends l’existence d’autres factures, impayées elles aussi. La dame me dit qu’il lui est interdit, RGPD oblige, de m’envoyer copie de ces factures pour les transmettre à Sisyphe, qui n’a pourtant ni boite aux lettres ni domicile. Soit. J’écris à cette direction, pas sûr que le RGPD m’y autorise, en expliquant que Sisyphe est migrant sans abri, que l’adresse renseignée était celle d’une connaissance ayant accepté de laisser son adresse pour les démarches de régularisation de séjour. J’ajoute que Sisyphe n’avait aucun moyen de subsistance en 2021, n’ayant obtenu un titre de séjour provisoire qu’en 2022, ouvrant seulement les droits au CPAS. Je demande la suppression de la clause pénale et la suspension de la procédure par huissier. Ce sera accepté, « à titre exceptionnel ».

Des normes et des dogmes

À la « Haute » École, j’ai appris à expliquer des comportements, des discours, comme les symptômes d’une maladie cristallisant une anomalie, souvent de l’ordre d’un manque chez l’individu.
Dans la barque des habitants du psychosocial, j’ai découvert l’écrasante puissance de l’absurde sur les individus, derrière le discours dominant visant à justifier un contexte de vie, une maladie, par des défaillances individuelles. C’est plus rassurant de construire une pensée reposant sur l’existence de tares individuelles que de percevoir ces tares comme fabriquées par une relation intime avec le monde. Il est également plus facile de traiter l’individu que le milieu, sans voir que le milieu fabrique les marginaux en même temps que les marges.
Article 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne3 : « La dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée. »
Article 15 : « Toute personne a le droit de travailler et d’exercer une profession librement choisie ou acceptée »… si elle a les autorisations requises.
Article 18 : « Le droit d’asile est garanti »… si vous apportez les preuves du danger avec vous.
Article 31 : « Tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité »… sauf s’il n’a pas le choix.
Article 34 : « L’Union reconnait et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux assurant une protection dans des cas tels que la maladie »… si vous remplissez correctement les bons papiers et que vous respectez la procédure.
Article 47 : « Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. Une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice »… si les intervenants acceptent de travailler avec cette aide juridique.
Remplir des documents avec des patients migrants, sans papiers. Introduire des demandes auprès d’une institution fédérale condamnée 4500 fois en 2022, une autre régulièrement aux prises avec la Ligue des droits humains4. Une consultation entière pour négocier une facture majorée de 50 euros, soit 1000 %, par un hôpital public, pour une personne sans abri. Traverser le monde psychosocial, c’est prendre la pilule rouge de la réalité tendue par Morpheus dans Matrix.
Les anciens, au sein de nos maisons médicales et d’ailleurs, parlent d’un passage du « Je » au « Nous », pour rétablir un rapport de force contre la dominance du système. Mais qui est ce « Nous » ? En faisons-nous partie ? Et les habitants du monde psychosocial, « Eux » ? Sommes-nous sectorisés ? Peut-on parler de solidarité quand il y a « Eux » ? Ou est-ce de la charité ? Quelques caresses à notre conscience pour l’empêcher de s’agiter ?
« L’artiste, c’est celui qui voit les choses à l’envers », m’a dit un habitant du psychosocial, reconnu fou et publié dans des revues artistiques internationales. Et s’il n’y avait pas « leur » monde et le « nôtre », mais seulement un monde qui ne cesse de nous échapper ? Derrière l’étrangeté des habitants du psychosocial, n’y a-t-il pas la résistance la plus forte au conformisme, aux idéologies dominantes, à l’oubli de notre précarité existentielle via la dépendance de « l’avoir » ? Oublier ou fuir l’absurde, l’envers, n’est-ce pas précisément endormir la sensation existentielle de la nécessité du collectif, du « Nous » ? Le monde psychosocial n’est-il pas l’envers du décor ? L’autre côté du miroir ? La réalité de l’état du collectif derrière les fictions individuelles ? Le coup de marteau sur les idoles ?

  1. Tous les prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat des récits.
  2. J.-P. Sartre, L’être et le néant, Gallimard, 1943.
  3. Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, www.europarl.europa.eu.
  4. Ligue des droits humains, « Droit d’asile et État de droit : la Ligue des droits humains alerte la Commission européenne des violations à répétition de l’État belge », 1er décembre 2022, www.ldh.be.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°107 - juin 2024

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