Comment des enjeux économiques déterminent les politiques sociales et de santé des plus faibles.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la Belgique reconstruit. Elle a besoin d’énergie, c’est la bataille du charbon. Pas assez de candidats belgo-belges pour s’enfoncer huit heures par jour sous la terre. On passe contrat avec l’Italie vaincue pour l’alléger de sa paysannerie pauvre du Mezzogiorno et remplir les boyaux sombres de chair à silicose. Les Italiens sont logés dans des baraquements, ils ne voient plus le soleil ni dans la mine ni en dehors. 1956, catastrophe de Marcinelle. Un ascenseur se bloque et provoque un incendie dans la mine : 262 morts. La Belgique fait faire venir d’autres bras. Grèce, Espagne, Maroc, Turquie… la montée en charge se produit en 1960. 1973, crise pseudo-pétrolière, stop économique, le chômage grimpe, les salaires baissent, les frontières se ferment. La crise persiste. Mais, comme la démographie baisse, le chômage risque de disparaitre et les salaires de reprendre leur mouvement ascensionnel ; le capital n’apprécie pas. On entrouvre les frontières discrètement (regroupement familial…). Deux stratégies migratoires s’observent en Europe. Anglo-germanique : on fait venir surtout des compétences (informaticiens, programmeurs, analystes, techniciens). Latine : on prend des jeunes gens non qualifiés pour satisfaire les secteurs peu attractifs (horeca, bâtiment, service aux personnes). Les classes populaires se rebiffent : concurrence pour l’aide et le logement social, choc des cultures, ghettoïsation. Les gouvernements se déresponsabilisent en parlant d’inéluctable… Le capital se sert du mécontentement populaire pour proposer de restreindre le droit à l’aide médicale urgente. La santé des migrants, en particulier les personnes en séjour illégal, ne peut que se détériorer, c’est la logique même du capitalisme : marche ou crève. Le piège se referme sur les humanitaristes. Soit on régularise à tour de bras, soit on décide de réguler les processus migratoires.
Un processus connu
Il ne faut pas idéaliser les migrations précédentes. L’immigration italienne, par exemple, était mal reçue en Wallonie. Les conditions de vie étaient très mauvaises pour les mineurs et ils étaient victimes – je ne dirais pas de racisme, le terme n’est pas adéquat – de xénophobie et de rejet de la population « autochtone ». Le terme « macaroni » était bien utilisé pour stigmatiser une partie de cette population. En Wallonie, on a vu une migration interne, flamande, qui n’était pas simple non plus. J’ai vu cela écrit sur les murs de ma propre ville : « Les flamins, c’n’èst nin des djins ». Ce sont des attitudes de sociétés primitives, où la peuplade s’appelle les hommes et où tous les autres sont extérieurs à cette humanité. Cela n’a rien de criminel, mais cela pose évidemment problème quand on dépasse les limites de sa tribu. Ces vagues d’immigrations antérieures, elles non plus n’étaient pas la demande du peuple, mais celle de l’État et des entreprises. Aujourd’hui, ce n’est même plus officiellement une demande de l’État, parce que l’État sait qu’il va devoir rendre des comptes à son peuple. C’est une difficulté supplémentaire, qui fait que cette migration est arrêtée et est en grande partie devenue illégale, tout en continuant à bien arranger les entreprises. En quoi celles-ci ont-elles un intérêt à voir des familles dormir à la rue ? En quoi les entreprises ont-elles intérêt à voir un taux de chômage élevé ? C’est exactement la même question. Un taux de chômage élevé ou des gens à la rue crée une pression sur l’acceptation de conditions de travail et de conditions salariales basses. « Qu’on ne s’y trompe pas. La souffrance des pauvres et des fous est organisée, mise en scène, nécessaire », relève le psychanalyste Patrick Declercq1. La crainte de devenir comme eux pousse à accepter une série de soumissions. Les populations qui ne souhaitent pas de migration actuellement avancent des raisons un peu différentes d’avant, quoiqu’une partie reste commune : on est passé de « ils vont prendre notre travail » à « ils vont prendre nos allocations »2. Globalement c’est le même processus, qui engendre une guerre des pauvres savamment orchestrée. Les risques sont de deux ordres : une croissance du populisme et de partis bien plus néfastes. Pourquoi dès lors les gouvernements interviennent-ils si peu ? Essentiellement pour des raisons économiques, car une immigration réussie, ça coûte cher. Une immigration réussie ne signifie pas devenir identiques aux autres, mais semblables. Cette similitude fait que les interactions sont riches, favorables et positives, tandis que l’inverse tend au repli communautaire, d’un côté comme de l’autre. Alors pour continuer à nourrir le capital, rien de tel que la migration illégale. Le migrant illégal ne coûte pas grand-chose, il ne bénéficie pas de la Sécurité sociale ni du logement social ; pas de regroupement familial, juste l’aide médicale urgente (et encore). Il ne peut survivre que s’il travaille ou vit d’expédients. Il ne syndique pas ou guère, il ne porte pas plainte contre ses conditions de travail ou son sous-paiement.
Un ailleurs meilleur
En quoi est-ce illégitime de vouloir une meilleure vie ? Personnellement je chercherais aussi un ailleurs plus favorable… Ruud Lubbers, haut-commissaire des Nations Unies de 2001 à 2005 le soulignait déjà : « Malgré les extrêmes souffrances qu’ils endurent, les réfugiés n’abandonnent jamais ce rêve : trouver un “chez-soi”, avoir une famille, un pays, être admis au sein d’une société, refaire leur vie dans la sécurité et la dignité »3. Il poursuit : « Je pense que notre tâche première est de soutenir les réfugiés et les déplacés du monde entier dans leur lutte pour reconstruire leur vie après avoir trouvé leur “chez-soi” ». Où et comment y parvenir ? Il faut distinguer trois types de migrations. Les réfugiés politiques (convention de Genève4), les personnes issues d’un pays en guerre (protection subsidiaire5) et la migration économique (illégale). Si on ne les distingue pas, ce que rappelait aussi Ruud Lubbers, on porte essentiellement préjudice aux réfugiés politiques qui théoriquement doivent être prioritaires. Pour le haut-commissaire, les États membres doivent travailler ensemble ainsi qu’avec les pays en développement qui accueillent la majeure partie des réfugiés dans le monde : « Je dirais que l’Europe n’a pas d’autre choix que de travailler sur les deux fronts si elle veut lutter efficacement contre le phénomène des mouvements irréguliers de demandeurs d’asile vers l’Europe et le phénomène des migrants économiques obstruant ses systèmes d’asile »6.
Mais humainement, comment faire ?
Deux éthiques sont à l’épreuve, la déontique et le conséquentialisme, selon qu’elles s’intéressent à l’action ou à ses conséquences. La première part de valeurs que l’on considère comme universelles : la fraternité, par exemple, qui induit le devoir d’hospitalité. Pour Leibniz, « l’obligatoire est ce qu’il est nécessaire que fasse l’homme bon »7. Pour la seconde, les conséquences d’une action moralement juste doivent également être bonnes. En gros, si elles sont pires que de ne pas être charitable, mieux vaut ne pas l’être. Pour l’illustrer, je suggère un détour par l’actualité : la quarantaine liée au Covid-19. La Chine a théoriquement isolé une partie de sa population, des dizaines de millions de personnes, dans une zone pour éviter l’extension de l’épidémie. Sur le plan de la déontique, il faudrait que ces gens (qui en outre ne sont pas tous malades) puissent en sortir… mais comme le risque qu’ils soient porteurs de la maladie n’est pas nul, on les confine… mais en les confinant, on augmente la probabilité qu’ils attrapent la maladie et en meurent. On sacrifie donc une partie au bien-être de l’ensemble. Dans la morale conséquentialiste, la quarantaine est quelque chose de très acceptable ; dans la morale déontique, c’est insupportable. Cette comparaison ne nous éloigne pas des phénomènes migratoires. Il me semble défendable de réguler les migrations économiques pour préserver le droit d’asile.
Documents joints
- P. Declerck, Le sang nouveau est arrivé, L’horreur SDF. Gallimard 2005.
- Selon un sondage mené par Ipsos dans 23 pays en août 2011, les Belges sont les moins nombreux à penser que les immigrés prennent leur travail, mais ils sont 68 % à estimer qu’ils sont une charge trop lourde pour le système d’aide sociale.
- Trouver un chez-soi, message de R. Lubbers à l’occasion de la Journée mondiale du réfugié, 20 juin 2004.
- Les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels, www.humanrights.ch
- La procédure d’asile au CGRA, juin 2019, www.cgra.be.
- Monsieur Lubbers offre des nouvelles approches pour les questions d’asile et de migration, UNHCR, 28 mars 2003.
- G. W. Leibniz, Élément de droit naturel, 1669-1670.
Cet article est paru dans la revue:
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