Le forfait, un attrait pour les généralistes ?
Pascale Meunier, Roger van Cutsem
Santé conjuguée n°103 - juin 2023
Roger van Cutsem, médecin de famille à la maison médicale de Ransart, a travaillé durant dix-sept ans à l’acte avant d’opter en 2008 avec son équipe pour le financement forfaitaire. Il analyse les intérêts et les faiblesses de ce dernier dans le contexte de la pénurie.
Quelles différences entre ces deux systèmes de financement ?
À l’acte, je percevais un honoraire pour chaque prestation et j’en ristournais une partie à la maison médicale. Au forfait, c’est la maison médicale qui reçoit mensuellement un forfait par patient inscrit, que celui-ci ait consulté ou pas, pour les soins de médecine générale, infirmiers et kinés. Elle rétribue ensuite les différents travailleurs en fonction de leur contrat de travail ou d’une convention pour les indépendants. Le trajet des flux financiers est donc fondamentalement différent.
Quel impact sur le vécu du généraliste ?
À l’acte, j’oscillais entre la peur de ne pas avoir assez de travail pour gagner ma croûte et un excès de travail menaçant l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Au forfait, cette tension a soudainement disparu, les périodes calmes permettant de souffler. La surcharge étant gérée grâce à un travail en équipe plus facile à mettre en œuvre puisqu’il n’y a plus de concurrence entre les prestataires d’un même secteur. Si un patient me quitte pour un de mes collègues, c’est peut-être une blessure narcissique, mais pas une menace financière… Quand j’étais assistant à l’acte, j’avais certains jours trop peu de travail parce que les médecins titulaires hésitaient à me confier des patients, car cela impactait leur revenu. Dans le modèle forfaitaire, cette réticence n’existe plus. Par contre on pourrait observer une délégation excessive, car tout système à ses dérives potentielles.
Le forfait favoriserait la collaboration entre prestataires de première ligne ?
Il n’y a pas de concurrence financière au sein d’un même secteur et il en est de même entre les secteurs de soins au forfait. Ce mode de financement incite donc à la subsidiarité. Un exemple concret : la vaccination contre la grippe. À l’acte, vacciner un patient, c’est de l’argent facilement et rapidement gagné si on compare à l’honoraire équivalent perçu pour d’autres situations complexes et chronophages. Au forfait, il y a un intérêt manifeste d’impliquer les infirmières pour assurer des permanences de vaccination. Conséquences : un gain de temps pour les généralistes souvent débordés en période hivernale et un gain d’efficacité de la campagne grâce à une meilleure accessibilité. L’INAMI a pu montrer que les performances en matière de prévention sont meilleures dans les structures au forfait qu’à l’acte. Ce n’est pas parce que les médecins travaillent mieux, mais parce que l’ensemble de l’équipe (accueil, infirmières…) est impliqué dans le processus. Cette subsidiarité est également observable entre psychothérapeutes, travailleurs sociaux et généraliste. Ce dernier est déchargé de tâches pour lesquelles il ne dispose ni du temps ni des outils indispensables pour un travail optimal, et son patient est pris en charge par des intervenants spécialisés et disponibles. Et cela coûte moins cher à la structure. C’est ce que j’appelle un win-win-win.
En quoi le forfait modifie-t-il le rapport entre le patient et son généraliste ?
Je demandais récemment à un confrère à l’acte de combien de patients il était le médecin traitant : « Aucune idée ! Les patients font du shopping médical et je ne sais jamais si je suis vraiment leur médecin traitant. » Un vécu qui peut être démotivant et générer l’envie de changer de métier… Il est aussi potentiellement déresponsabilisant par rapport à une volonté de prise en charge globale. Il incite à se limiter à une stricte réponse à la demande curative amenée par le patient. Suis-je en charge des aspects de prévention ou de rassembler l’ensemble des informations concernant ce patient si je ne sais pas si je suis vraiment son médecin traitant ? Au forfait, cette question est résolue par la signature d’un contrat qui lie et responsabilise les deux parties. Par contre, le forfait peut déforcer le lien privilégié entre le patient et un médecin traitant en particulier.
Le forfait est-il le financement idéal de la pluridisciplinarité ?
J’ai travaillé à l’acte pendant dix-sept ans dans une équipe monodisciplinaire de quatre médecins, dont la taille et l’offre de soins ont peu évolué au fil du temps. Depuis le passage au forfait il y a quinze ans, la taille et l’offre de soins intramuros n’ont cessé de croitre. Ce n’est pas un hasard. La maison médicale reçoit un financement global et l’équipe peut décider en toute autonomie comment distribuer les ressources. Nous avons pu développer les soins psychothérapeutiques, bien que n’étions pas financés pour le faire, avec l’argent des forfaits médecins et infirmiers, car nous étions convaincus de répondre à un besoin important de nos patients. Pour des raisons symboliques de pouvoir et de territoire, cela aurait été plus difficile à mettre en œuvre si ces budgets avaient dû être ponctionnés sur l’argent rapporté par les actes de ces soignants. La prévisibilité des rentrées permet en outre de mieux planifier les investissements et de s’assurer de la viabilité de nouveaux services. Je me dois de nommer aussi la fonction d’accueil qui est le premier maillon de la chaîne de soins. Quand j’ai commencé, nous avions un mi-temps salarié, le reste du temps était assuré par des bénévoles, avec les aléas de ce type d’organisation. Aujourd’hui nous avons un accueil professionnalisé impliquant cinq salariés. Cette évolution-là aurait été plus compliquée et lente dans un financement à l’acte. Cette pluridisciplinarité est une source de confort mental et matériel considérable pour le généraliste, tout en améliorant la qualité de la prise en charge du patient.
Le forfait ferait-il donc aussi du bien aux médecins ?
Je n’ai jamais connu de lassitude dans mon métier. Je crois que l’une des raisons est son évolution permanente. J’ai eu l’impression de passer d’une forme d’artisanat à une prise en charge plus rigoureuse et holistique grâce à l’arrivée des outils informatiques. Quel lien avec le financement forfaitaire, direz-vous ? Le forfait me permet d’être payé de façon équivalente quand je prends soin de mon patient en face à face, pendant une consultation ou en son absence en veillant au respect de ses échéances de prévention ou en encodant dans son dossier des éléments pertinents à sa prise en charge par moi ou d’autres prestataires. J’ai beaucoup d’admiration pour les médecins à l’acte qui parviennent à prendre en charge de façon holistique leurs patients tout en tenant à jour leur dossier de santé pour une collaboration optimale avec les spécialistes. Cela demande beaucoup d’abnégation et de rigueur dans un modèle de financement qui invite à des prestations nombreuses et brèves.
Comment résumer le lien entre ces éléments et la pénurie observée ?
L’enquête récente réalisée auprès des généralistes par le ministre fédéral de la Santé et la commission de planification1 apporte des éléments très intéressants : près d’un tiers des sondés souhaitent changer de modèle de pratique et souhaitent que ces évolutions se fassent majoritairement des pratiques solistes ou de groupe monodisciplinaire vers des pratiques de groupes pluridisciplinaires. L’étude montrait aussi que le taux de satisfaction entre la vie privée et la vie professionnelle est deux fois plus élevé dans les pratiques forfaitaires (44 %) que dans les pratiques à l’acte, y compris pluridisciplinaires (20 à 24 %). Je cite : « La charge de travail est partout ressentie comme importante ou très importante, sauf quand les médecins généralistes travaillent dans une maison médicale au forfait ». Un médecin généraliste qui se sent bien dans sa pratique, c’est un médecin qui va la poursuivre plus longtemps et qui va attirer des jeunes vers ce beau métier. Encore faut-il qu’on leur permette de devenir médecins généralistes, mais c’est un autre débat.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°103 - juin 2023
Introduction n°103
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