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L’empowerment, une notion malléable


Santé conjuguée n°92 - septembre 2020

La notion d’empowerment, souvent traduite en français par pouvoir d’agir, est dans l’air du temps. Depuis quelques années on la voit fleurir dans le langage des politiques sociales et de santé, du développement social et urbain, comme dans les manuels de management ou de développement personnel. Elle est entrée dans le discours des institutions du développement telles que la Banque mondiale ou l’Organisation des Nations unies. Plusieurs pays ont mis en place des politiques publiques se réclamant de l’empowerment. Comment comprendre la multiplication de ces usages ? Que désigne cette notion mobilisée dans des cadres d’interprétation aussi différents ? Cette polysémie remet-elle en cause son sens et son utilité dans le contexte actuel ?

Pour répondre à ces questions, il faut revenir aux origines de ce terme et se rappeler que l’empowerment a d’abord été porté par les mouvements sociaux comme une démarche d’émancipation. Aux États-Unis, le mouvement des femmes battues qui émerge au début des années 1970 semble avoir été parmi les premiers à utiliser ce terme. Il y caractérise alors un processus présenté comme égalitaire, participatif et local, par lequel les femmes développent une « conscience sociale » ou « une conscience critique » selon les termes utilisés par ses promotrices leur permettant d’acquérir des capacités d’action, un pouvoir d’agir à la fois personnel et collectif tout en s’inscrivant dans une perspective de changement social. La notion d’empowerment indique alors le processus par lequel un individu ou un groupe acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action et de s’émanciper. Elle articule deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder. L’émancipation collective se construit à partir et en même temps que l’émancipation individuelle et elle débouche sur une perspective de transformation sociale. C’est dans cette perspective que le terme est mobilisé comme expression d’une critique sociale et féministe avant, dans les années 1980, d’être approprié par des professionnels et des universitaires pour caractériser de nouvelles approches visant, dans leurs champs respectifs, à rompre avec des modalités d’intervention considérées comme paternalistes, hiérarchiques et inégalitaires : il en est ainsi du travail social, de la psychologie communautaire ou du développement international. C’est aussi dans cette perspective qu’il est utilisé en Inde par des femmes engagées dans le développement communautaire, en opposition à la définition institutionnelle et top-down qu’en donne le gouvernement indien. Cette démarche et les réflexions qui la sous- tendent se comprennent dans le contexte des années 1960 et 1970, marqué par le développement des mouvements sociaux autour d’enjeux comme la libération des femmes, la question raciale, les droits des homosexuel(le)s, les identités régionales ou l’écologie. Ces mouvements participent d’une politisation du social ; ils contribuent à retravailler la frontière entre sphère privée et sphère publique et ils mettent en avant les politiques d’identité. L’émergence de la notion d’empowerment s’inscrit dans ce tournant en interrogeant la question du pouvoir, à la fois individuel, collectif et social. Le pouvoir est alors au cœur des débats intellectuels et des expériences sociales, à la confluence de quatre groupes de préoccupations et de critiques : une remise en cause de la bureaucratie de l’action publique, qui peut déboucher sur le refus de l’action publique ou sur l’émergence de nouvelles pratiques professionnelles ; une revendication participative à partir de l’initiative de groupes locaux et de mouvements sociaux ; une contestation des inégalités sociales, mais aussi raciales et genrées ; des interrogations sur l’articulation entre « structure » et agency, c’est-à-dire la capacité des individus à agir, dans le changement social. Les féministes ont joué un rôle important dans ces débats en complexifiant la notion de pouvoir par une approche relationnelle qui en distingue plusieurs formes et des modes d’exercices variés, et en appréhende à la fois les formes institutionnalisées et les formes internalisées1. Elles ont éclairé d’autres dimensions du pouvoir que le « pouvoir sur », c’est-à-dire le pouvoir exercé sur d’autres et elles ont mis en valeur la dimension du « pouvoir de », représentant un pouvoir génératif, la capacité de promouvoir des changements, celle du « pouvoir avec » et du « pouvoir intérieur ». Ainsi les femmes ne sont pas seulement dominées et victimes, elles possèdent aussi des ressources et une puissance intérieures et collectives2.

La domestication de l’empowerment

Mais dès les années 1970, des interprétations concurrentes se développent. Aux États-Unis en particulier, l’empowerment est mobilisé en opposition aux programmes de lutte contre la pauvreté accusés d’être bureaucratiques et surtout de placer leurs bénéficiaires dans des situations de dépendance3. La notion est reprise par les conservateurs pour qui avoir accès au pouvoir signifie être intégré au monde du travail et de la consommation, trouver sa place dans l’économie de marché, être « entrepreneur de sa propre vie ». La question de l’émancipation et de la justice sociale n’est pas posée ; tout au plus peut être évoquée celle de l’accès aux opportunités, sans remise en cause des inégalités. Au cours des années 1990 puis 2000, dans un contexte où dominent les idées néolibérales, l’intégration de la notion d’empowerment dans le vocabulaire international de l’expertise et des politiques publiques se fait au prix de l’affaiblissement de sa portée radicale. Cette tension entre des approches aussi contrastées est aujourd’hui encore très prégnante dans la façon dont la notion est mobilisée. Dans le travail social, l’empowerment est souvent synonyme d’activation, de responsabilisation, de capacitation. Dans la plupart des cas la notion recouvre des démarches individuelles où un travailleur social rencontre un usager ou ayant droit, un médecin, un patient, dans un rapport social qui reste inégalitaire. Mais dans le même temps des mouvements sociaux mobilisent eux aussi cette notion pour demander par exemple une coproduction des services publics, une prise en compte des savoirs citoyens, une reconnaissance de leurs propres expertises dans la perspective de construction de contre-pouvoirs.

À quelles conditions l’empowerment peut-il garder une portée émancipatrice ?

Si toutes les approches dites d’empowerment envisagent la transformation des individus, ce ne sont pas des mêmes individus dont il s’agit et ce ne sont pas les mêmes subjectivités qui sont mises au travail. Le projet néolibéral d’autonomisation ou d’auto-prise en charge vise à produire un individu entrepreneur et consommateur, sujet efficace et responsable, agissant selon une rationalité présumée universelle du calcul coût/bénéfice et capable de profiter des opportunités du marché. En bref, un homo œconomicus qui contribue à reproduire et faire fonctionner le système capitaliste plus qu’à le questionner ou à le transformer. Quand les approches féministes radicales mettent l’accent sur la dimension individuelle et subjective de l’empowerment – en partie parce que les femmes ont internalisé leur situation de dominées –, c’est en insistant sur la construction d’une conscience critique et sur les conditions structurelles de la domination. L’enjeu principal est dès lors de faciliter une prise de conscience qui permette de développer des subjectivités de résistance et de travailler ensemble identités du sujet et positions sociales et de genre. Les individus dont il s’agit ici ne sont pas des individus abstraits, mais des personnes possédant une subjectivité située dans des rapports sociaux. Cela appelle à prendre la mesure, outre des inégalités sociales, des formes de domination raciale et de genre et de leur intégration dans l’idéologie comme dans les comportements. Cela amène aussi à considérer qu’il ne peut exister de projet de transformation sociale qui ne se fixe comme horizon l’émancipation et la liberté des individus et que la finalité d’un tel projet ne peut se réduire à une prise de pouvoir, à un « pouvoir sur ». L’articulation des trois dimensions, individuelle, collective et politique constitue un apport majeur de l’empowerment. Pour que l’empowerment puisse être plus qu’une méthode de développement ou d’adaptation et de responsabilisation des individus et reste un projet d’émancipation, se pose alors la double question de l’intégration et du dépassement des individus et des groupes dans une perspective politique. L’articulation de ces trois dimensions interroge la construction d’un processus et d’un projet de transformation sociale, reposant non plus sur un modèle et sur une perspective dessinée par avance, mais construit à partir d’une multiplicité d’interventions collectives et individuelles, de réseaux à différentes échelles. Cette dynamique passe par la possibilité de constitution de contre-pouvoirs, conçus non seulement en termes d’opposition, mais de création, d’invention, d’expérimentation dans les différents champs de la vie sociale4. La reconnaissance des collectifs comme lieux de résistance, de solidarité et d’échange représente alors un défi essentiel, la discussion des enjeux de justice sociale étant une condition pour éviter les phénomènes de fermeture ou de repli sur le collectif. Cette reconnaissance passe par l’ouverture de véritables espaces de délibération et par des moyens accordés à l’émergence et au fonctionnement de ces groupes. Enfin, la notion d’empowerment permet de saisir ensemble l’accès au pouvoir comme état ou comme objectif et le processus pour y arriver. La lecture des différentes formes de pouvoir en jeu en représente un intérêt majeur. Il est frappant que la plupart des politiques publiques dites d’empowerment n’abordent cette question du pouvoir que de façon très vague, souvent déconflictualisée. Sa prise en compte constitue une tension inhérente aux processus d’empowerment qui appelle les professionnels à repenser leurs rôles et leurs relations au public et à se positionner comme des partenaires, des points d’appui, des ressources plutôt que comme des encadrants ou des sachants. Dans les domaines du social, de la santé, de l’urbain, les citoyens possèdent un ensemble de savoirs issus de l’expérience indispensables pour construire des réponses adaptées. Cette tension appelle à une vigilance permanente. Pour autant, les démarches d’empowerment n’impliquent pas le retrait de l’État comme on peut le voir dans certains quartiers étatsuniens où il n’est plus représenté que par les forces de police. La période actuelle de crise sanitaire et sociale montre plus que jamais l’importance d’une action publique et de formes de planification. Mais elle a aussi montré, notamment dans les quartiers populaires, la force de la solidarité qui s’est exprimée par exemple dans les distributions alimentaires quand l’État se montrait défaillant. L’enjeu consiste alors plutôt à repenser les formes et les objectifs de l’action publique et ses modalités de construction à partir des citoyens et de leurs collectifs et non dans une démarche descendante. Se pose notamment ici la question de l’existence et du fonctionnement des services publics, services au public, mais aussi services du public, services communs, à l’opposé des logiques à l’œuvre de marchandisation d’un côté, de bureaucratisation et centralisation de l’autre. À ces conditions l’empowerment peut constituer une démarche d’émancipation contribuant à faire émerger de nouvelles pratiques et dans un même mouvement des perspectives de transformation sociale. Elle est déjà à l’œuvre dans bien des expériences locales qui méritent d’être discutées, approfondies, travaillées. Elle peut favoriser un véritable renouvellement des approches et des métiers du social et de la santé et un outil stimulant pour les penser. Si les années 1970 ont constitué un moment fort d’élaboration de cette démarche, la période actuelle appelle à nouveau à un retour critique et à l’inventivité.

Documents joints

  1. Voir par exemple S. Harding, « A manifesto for cyborgs : science, technology, and socialist feminism in the 1980s », Socialist Review, n° 80, 1985 ; N. Fraser, Unruly Practices. Power and Gender in Contemporary Social Theory, University of Minnesota Press, 1989 ; J. Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, La Découverte, 2005.
  2. N. Hartsock, Money, Sex, and Power. Toward a Feminist Historical Materialism, Longman, 1983.
  3. Voir notamment P. Berger et R. Neuhaus, To Empower People. From State to Civil Society, American Enterprise Institute, 1977.
  4. M. Benasayag et D. Sztulwark, Du contre- pouvoir, La Découverte, 2002.

Cet article est paru dans la revue:

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