En quoi les adolescents ont-ils été spécifiquement touchés par cette crise ? Comment les services de santé mentale se sont-ils adaptés pour leur venir en aide ? Nous proposons ici quelques réponses basées sur notre pratique clinique et plus particulièrement sur le dispositif « Point d’écoute jeunes »1 mis en place depuis quelques mois.
Nous en avons toutes et tous un souvenir plus ou moins ému, l’adolescence est une période à part dans notre développement. Charnière entre l’enfance et l’âge adulte, elle se caractérise par une forme d’entre-deux : entre deux âges, entre révolte et conformisme, entre mutisme et besoin d’expression, entre repli sur soi et exploration des relations… Tout cela contribue à un remaniement identitaire où les repères sont mouvants. Dans les services de santé mentale (SSM), cela se traduit par une clinique spécifique, que les conséquences de la crise du Covid-19 ont durement impactée. En santé mentale, les effets sont bien souvent à retardement : entre les changements, leurs effets sur le psychisme et l’arrivée des demandes de consultation, du temps peut s’écouler. Le temps souvent de puiser dans ses ressources… et de s’épuiser parfois.
Ce dont nous sommes les témoins
La crise frappe les adolescents à un moment où ils sont déjà fragilisés par des questionnements identitaires très présents et où la vie psychique est soumise à des mouvements intenses et déstabilisants. Le lien social en pointillés. Comme pour tout le monde, les relations sociales des jeunes ont été réduites à leur minimum et se sont resserrées autour de la bulle familiale. À un âge où ils cherchent de nouveaux repères, la relation à leurs pairs est centrale. De même que l’appartenance à des groupes « affinitaires », centrés sur la pratique d’un loisir ou d’un sport, un style musical, une formation… Le sentiment d’être coincé à la maison – dans un statut d’enfant – peut être vécu comme limitant, soumis à une influence familiale dont ils cherchent à prendre distance. Ils se retrouvent privés de ressources qui contribuent à définir qui ils sont. Un décrochage scolaire alarmant. L’école est souvent l’un des piliers de la vie sociale des jeunes. Pour beaucoup, elle joue un rôle de soupape par rapport à un vécu familial difficile. Aujourd’hui ils doivent faire sans, ce qui nous amène à rencontrer des jeunes déprimés et des parents à bout. Si certains jeunes, déjà en décrochage ou confrontés à des difficultés d’ordre instrumental, ont pu bénéficier d’une école « hybride » (moins de pression, de décalage avec les autres, un rythme de travail plus adapté), cette année décousue a mis en difficulté de nombreux élèves : pas de rythme ni de régularité, pas de véritable groupe-classe… Le décrochage atteint des sommets. Pas étonnant, dans un contexte où les perspectives manquent cruellement, qu’ils peinent à trouver le sens de tenir le cap. L’impact du soutien des parents et du contexte familial est devenu encore plus important dans les parcours scolaires, renforçant les inégalités. Des jeunes sous pression, déprimés et angoissés. À quelques exceptions près, les activités qui leur permettaient de trouver un équilibre, de lâcher la pression ne sont plus accessibles. De nombreux jeunes se retrouvent plongés dans une forme d’inaction forcée. Nous constatons beaucoup de ruminations, d’affects dépressifs à l’avant-plan et une exacerbation de l’angoisse qui peut se cristalliser dans des phobies (scolaire, sociale, d’être contaminé ou de contaminer, etc.). Il est frappant par exemple de constater à quel point certains jeunes ont intégré l’idée qu’ils peuvent constituer un danger pour les autres, et particulièrement pour leurs proches (parents ou grands-parents). Ce qui renforce la pression et le poids qu’ils sentent peser sur leurs épaules. Ces affects difficiles et le manque de ressource pour les « digérer » peuvent réveiller des traumatismes plus anciens (attentats, agressions, exil…), d’autant plus délicats à prendre en charge dans un contexte de saturation des structures de soin. Entre la quasi-disparition de leurs espaces de décompression, la pression scolaire et parfois familiale, celle des médias (qui les dépeignent comme principaux responsables de la propagation du virus), il n’est pas étonnant de voir des jeunes en souffrance, déprimés, présentant des idées noires voire des envies suicidaires. Les émotions, même difficiles, sont mobilisées par le travail thérapeutique. Mais certains cas, plus problématiques, sont ceux où les affects semblent disparaître, où le dialogue s’éteint, faute de capacité à mettre des mots sur les maux. Manque d’espaces de transgression : révolte et résignation. Les jeunes respectent globalement les mesures, tantôt guidés par la peur de la sanction, tantôt par la pression sociale ou le sens civique… À certains égards, on peut s’en inquiéter. Car la transgression est constitutive de l’adolescence, période de conquête de liberté où l’on explore les limites. Dans leurs discours, nous entendons une révolte, un fort sentiment d’injustice face à leur « jeunesse volée ». Nous entendons également un sentiment d’impuissance, de résignation face au manque de perspectives. Cette coexistence de révolte et de résignation, de même que le clivage entre des convictions personnelles et l’adoption de comportements prescrits, peut créer un sentiment d’aliénation. Les écrans : injonction paradoxale et fracture numérique. Tout l’univers social se retrouve médiatisé par les écrans : apprendre, interagir, se divertir, s’informer… La relation des ados à leurs écrans se resserre, parfois ad nauseam. Ils se retrouvent pris dans une forme d’injonction paradoxale : « utilisez toujours plus vos écrans, mais n’en devenez pas accros ». Par ailleurs, pour un public qui n’a pas le même accès aux outils informatiques, la fracture numérique devient abyssale. Le corps et sa représentation sont touchés. Avec l’école partiellement à distance, c’est tout le rythme de vie des élèves qui est bousculé. Du lit à l’écran, de l’écran au lit, l’écran dans le lit… Nous observons une inversion des cycles jour-nuit. Alors même que leur construction identitaire passe par leur corps (qui se transforme), les jeunes sont en quelque sorte confrontés à sa disparition : privés de la plupart de leurs activités sportives, réduits à l’état de cerveaux, connectés par écrans interposés ou interagissant avec des visages à moitié masqués. Précarité et confinement, un mix explosif. Le stress économique vécu par de nombreux parents ne manque pas d’impacter leurs enfants, renforçant la morosité de leur projection dans l’avenir et les affects anxieux. Souvent couplés à cette précarité économique, les jeunes issus de milieux moins éduqués sont parfois ceux qui sont le plus fortement soumis à l’injonction de respecter les mesures (par manque d’information ou de recul, par crainte des sanctions). Certains jeunes ne sont littéralement pas sortis de chez eux pendant des semaines entières. Et nous constatons combien il devient difficile pour eux de sortir d’un isolement qui accroit le sentiment d’angoisse dans un implacable cercle vicieux.
Comment le secteur s’adapte-t-il ?
C’est avec plusieurs semaines, plusieurs mois de décalage que les demandes ont explosé. L’enjeu de l’accessibilité est au centre des réflexions. Nous avons tenté de lever les obstacles (pratiques, symboliques) qui peuvent retenir des jeunes de passer la porte d’un SSM : prise de rendez-vous, temps d’attente, coût, appréhension de se retrouver face à « un psy »… Avec les points d’écoute, les jeunes peuvent venir sur place, seuls ou accompagnés, appeler ou encore envoyer un message, quatre jours par semaine dans quatre lieux à Bruxelles. Au-delà de ce dispositif, d’autres permanences ont vu le jour ou se sont renforcées sur le territoire bruxellois. L’idée est de créer les conditions pour pouvoir accueillir la demande au moment où elle est présente pour le jeune. La clinique de permanence se distingue d’une clinique au long cours, plus structurée. Elle implique d’ouvrir un espace de parole et d’écoute autonome, qui peut être éventuellement renouvelé. Les intervenants doivent jongler avec les contraintes (leur temps surtout) pour contenir des situations plus complexes ou délicates. Cela les amène à faire preuve de créativité : garder le contact par téléphone lorsqu’on est inquiet, accompagner un jeune quelque part quand c’est possible, trouver une place en institution dans un contexte de saturation… Le travail de liaison entre les SSM et avec leur réseau local est central pour que les demandes puissent arriver au bon endroit au bon moment, pour que les informations et les ressources circulent. Renforcer le maillage des acteurs autour des jeunes permet de s’appuyer sur la relation de confiance qui peut exister avec un intervenant. Des intervisions ont été mises en place pour permettre aux intervenants de déployer les situations auxquelles ils sont confrontés avec l’éclairage d’autres professionnels. Les équipes se connaissent mieux et les relais sont fluidifiés. Se rendre accessibles aux professionnels (via les points d’écoute, les intervisions notamment) vise à les soutenir dans des situations face auxquelles ils se sentent démunis. D’une certaine manière, il s’agit de pouvoir accueillir une demande qui n’est pas formulée directement par le jeune lui-même, mais qui peut être portée, dans un premier temps au moins, par un proche, un parent, un intervenant.
Comment venir en aide aux ados ?
Pas de recette magique bien sûr. Mais nous identifions trois leviers qui nous paraissent essentiels pour soutenir les adolescents en difficultés, ainsi que leurs familles. Proposer des espaces de parole sur leur vécu. Permettre aux adolescents de se déposer, d’exprimer leur vécu, leurs (res)sentiments, de se sentir entendus sans se sentir jugés est une première étape pour les aider à les « métaboliser ». Cela leur permet d’exprimer et donc de sortir d’eux les difficultés qu’ils traversent pour éviter qu’elles ne s’impriment trop profondément en eux. Cela leur permet également d’être entendus et reconnus dans leur souffrance, leur sentiment d’être victime, de subir une injustice, d’être sacrifié… Il importe d’accueillir ce ressenti sans vouloir d’emblée le relativiser (« nous sommes tous dans le même bateau »). L’utilisation de médias, culturels ou artistiques notamment, peut s’avérer particulièrement pertinente en ce qu’elle permet de décaler le regard, de susciter des émotions et de faciliter l’expression d’une subjectivité pour amener un échange. Les aider à retrouver prise sur leur vie. Il importe d’encourager les jeunes à ne pas s’installer dans un statut de victime. Pour cela, les intervenants s’attachent à identifier, avec eux, les ressources (réseau social, famille, loisirs, etc.) sur lesquelles ils peuvent s’appuyer. L’idée est de les aider à ne pas s’enfermer dans des ruminations, des affects négatifs et un sentiment d’impuissance. Il est également intéressant de reconnaître la pertinence de ce qu’ils ont à dire sur le monde qui les entoure (sur la crise du Covid-19, mais pas seulement). À partir de leur vécu, leur permettre de prendre du recul et de se positionner en sujets agissant sur et avec leur environnement plutôt qu’en objets agis. Continuer à y croire pour eux. Dans ce contexte de crise généralisée (sanitaire, sociale, économique), l’horizon peut sembler bouché. Il devient difficile, souvent inquiétant, parfois impossible, de se projeter, de désirer, de rêver… et si facile de perdre le sens (d’assister aux cours, de se lever, de vivre parfois). Les jeunes sont une ressource de résilience pour la société, un moteur de transformation et de créativité sociale. Notre devoir, face à ces jeunes désemparés, n’est-il pas de porter l’idée que quelque chose, quelque part, est possible ? De garder le désir vivant ?
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°95 - juin 2021
Introduction
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