Parmi les personnes en situation d’exclusion, les sans-papiers cumulent les « handicaps » puisque même leur droit à être là est nié. Ce déni les conduit à des réactions extrêmes comme la grève de la faim qui pousse au bout la logique de cette non reconnaissance de leur être-là. Marianne Prévost, qui a accompagné plusieurs de ces grèves, en fait une analyse dont la finesse, la densité et la pertinence n’entament en rien la profonde humanité. Le texte intégral, comprenant entre autres le récit détaillé et particulièrement éclairant d’une grève de la faim qui a eu lieu en 2006, sera bientôt publié dans l’ouvrage annoncé page 29. Voici, « en vrac » et pour ouvrir la réflexion, quelques éléments de cette analyse.
Une scène multiple
Beaucoup d’acteurs se rencontrent lors d’une grève de la faim ; l’analyse de leurs positions respectives mériterait de longs développement. Dans le cas que j’ai analysé, chacun a eu beaucoup de difficultés à trouver une place juste : avocats, voisins, associations, militants, … se sont retrouvés sur la scène à l’un ou l’autre moment, s’en sont retirés, en ont été exclus … sans bien se comprendre, sans partager toute l’information, en développant des alliances plus ou moins secrètes, en se blessant mutuellement … Certaines tensions que j’ai observées ou vécues dans ce cas particulier me sont apparues spécifiques à ce terrain ; par la suite, j’ai réalisé qu’elles se produisent toujours, à géométrie variable. Elles me semblent inhérentes aux caractéristiques d’une grève de la faim: mise en jeu du corps, violence, rupture, désespoir d’une parole sans issue.Mise en jeu du corps
La mise en jeu du corps est dramatique et provoque un sentiment d’urgence chez tous les acteurs. Le risque de mort est moins immédiat que ne l’imaginent les non soignants, mais il est constamment brandi et authentiquement ressenti. Le caractère aigu des souffrances, hautement extériorisé – théâtralisé, puisqu’il s’agit aussi d’une scène médiatique – soulève l’angoisse et le sentiment qu’il faut agir dans l’immédiat. Du côté des soignants, ceux qui ont l’expérience relativisent le risque ; par contre, ils savent aussi, beaucoup mieux que les profanes, que des séquelles irréversibles peuvent survenir au bout de deux semaines, y compris sur le plan psychique. Quels que soient leur position et leur rôle, les différents acteurs sont donc pris, chacun à sa manière, par une inquiétude qui les plonge dans le stress, les empêche de prendre du recul et est propre à pousser les tensions et l’agressivité au maximum. Moment de rupture pour les grévistes, la grève de la faim fait aussi irruption brutalement dans la vie des intervenants ; ils se retrouvent sur une scène dramatique, sans sommation, sans s’y être préparés, sans avoir pu se concerter, sans se connaître au départ (exception faite pour les soignants ce sont – malheureusement – toujours les mêmes, à peu près !). Beaucoup d’acteurs n’ont pas l’habitude de ce type de situation. Lors de la grève de la faim de la rue Royale (150 personnes), pour laquelle il a été très difficile de réunir des conditions satisfaisantes pour le suivi médical, certains intervenants ont déploré que les grévistes ne les aient pas prévenus pour leur permettre de s’organiser… ce qui est évidemment contraire à la tension dramatique dont la mise en place fait partie intégrante de ce type d’action. Dans certains cas, des avocats sont sur le terrain dès le départ ; les autres acteurs peuvent alors les soupçonner d’avoir soutenu le mot d’ordre de grève, voire d’encourager les grévistes à ne pas lâcher… et leur en veulent de ne pas s’être d’abord concertés avec eux.Violence
La violence est aux sources même d’un mouvement de grève de la faim : objet d’une violence d’état, les grévistes retournent cette violence contre eux-mêmes, dans un sursaut désespéré. Et il est tragique de constater que cette action pour la vie les confronte à de nouvelles violences : la pression des leaders ou des soutiens, le mauvais accueil dans les hôpitaux, le mutisme du politique, avant que celui-ci n’en vienne, dans certains cas, à une expulsion violente – ou, comme dans la plupart des autres cas, à des propositions bancales qui ne constituent en aucune façon une réponse juste aux revendications posées. Les intervenants sont eux aussi exposés à la violence et à la pression, venant de toutes parts : en ce qui concerne les médecins, c’est le politique qui veut savoir « où on en est » jusqu’à quand les décisions peuvent traîner sans risque mortel -, la presse qui voudrait des informations précises, et si possible dramatiques, sur tel ou tel cas, les leaders qui surveillent ce qu’ils disent aux grévistes – voire, leur reprochent de parler des dangers de la grève, les citoyens, ou les grévistes eux-mêmes, qui voudraient plus de présence…Une action de parole
Il est essentiel de souligner que la grève de la faim est une action de vie, et de parole. Les grévistes lancent différents cris à la société : un cri de désespoir (« autant mourir, la vie que je vis n’est pas une vie »), parfois dans une version plus suicidaire, un abandon de soi (« je ne vaux rien ») ; un cri de courage (« je suis capable d’aller jusqu’à la mort ») ; un cri de défi mêlé d’espoir (« vous n’oserez pas nous laisser aller jusqu’à la mort »), une prière (« dites-moi que je vaux quelque chose pour vous »), une question (« peut-on laisser mourir un homme dans une société comme la vôtre ? »). Tous ces cris se bousculent dans la tête des grévistes. Avec le temps qui passe et la réponse qui ne vient pas, les grévistes passent au dernier de ces cris : ils constatent, sans pouvoir y croire, que la société où ils ont cru pouvoir se réfugier, cette société démocratique, pourrait les laisser mourir… Mais il apparaît clairement que cette parole se heurte constamment à la dissimulation, voire au mensonge. En effet, il y a différents terrains de négociations : entre les leaders et les avocats, entre les avocats et l’Office des étrangers, dans les cabinets… Il s’agit avant tout de marchandages, de pressions, de rapports de force sur fond d’arbitraire. Dès lors, une grande part de ces négociations reste, et doit sans doute rester secrète : certains acteurs ont des informations qu’ils ne livrent pas, ou seulement par bribes, en recommandant le secret. Peu d’acteurs, et peut-être aucun, ne savent exactement ce qui se passe. Le climat est à la méfiance généralisée : toute parole risque d’entraîner des conséquences non voulues. Mais en même temps, aucune confidentialité n’est garantie – malgré la pratique du secret. La méfiance règne, tout le temps ou à certains moments, entre tous les acteurs, fussent- ils, au départ, du même côté. Le risque de trahison, le sentiment d’être trompé, guette chacun : depuis les grévistes qui craignent d’être « roulés » s’ils acceptent telle ou telle proposition, même si celle-ci est soutenue par leurs avocats ; jusqu’aux médecins, qui soupçonnent les avocats de pousser au maintien de la grève, ou qui sont blessés par le mensonge de certains grévistes qui se nourrissent en cachette… Le sentiment d’être exploité, instrumentalisé, règne aussi parmi de nombreux acteurs : les médecins se sentent l’otage des grévistes. Ils sont menacés d’être instrumentalisés par le politique. Ils craignent d’être manipulés par les leaders. En amont de la grève, les sans papiers sont exploités par une politique qui ne leur reconnaît pas un statut digne tout en laissant de larges secteurs économiques profiter de la main d’oeuvre corvéable à merci qu’ils représentent. Sur le terrain de la grève, ils se sentent exploités par les « soutiens » ou/et les leaders, qui, sans faire la grève de la faim, entendent bien bénéficier de leur « sacrifice »…Les places
La question de la place – la place laissée, donnée, imposée, refusée, est centrale dans ce genre de situation. Et il y a en quelque sorte un effet de miroir : les grévistes revendiquent une place autre que celle qui leur a été jusqu’ici assignée, et ils se heurtent au refus qui leur est opposé par le pouvoir . Les intervenants, eux, prennent une place hors cadre, ou, dans le cas des médecins, se voient assignés à une place qu’ils ne souhaitent pas avoir. Pour tous les intervenants, il est difficile de percevoir à quelle place ils sont affectés, assignés. Il leur est tout aussi difficile de rester à la place qu’ils se sont assignée à un moment donné, ou d’être en accord avec la place, variable, que leur donnent les différents acteurs du drame. La fin de l’action, parfois brutale, est le plus souvent obscure, effilochée : par exemple, même si une promesse de papiers est faite, ces papiers arriveront au compte-goutte, de manière individualisée, laissant traîner l’incertitude pendant des jours. Eventuellement, les occupants doivent quitter les lieux après la grève, sans avoir encore reçu de papiers. La fin de l’histoire est donc floue, incertaine, et il est dès lors très difficile de gérer la fin, la séparation. Il n’y a souvent aucun rituel partagé permettant de clôturer cet épisode douloureux.Paradoxes
Les personnes sans papiers qui sont au coeur du drame que représente une grève de la faim ont derrière elles un long trajet. Elles sont, parfois depuis des années, repoussées à la marge, sans recours face à des institutions qu’elles craignent et qu’elles fuient – et dont, en même temps, elles attendent l’indispensable « laisser passer » qui leur permettrait d’entrer dans une société dont elles ne désirent pas s’exclure, bien au contraire. Le paradoxe est que, lors d’une grève de la faim, tout le monde (grévistes et intervenants) doit s’en remettre à ces mêmes institutions, puisqu’elles seules ont le pouvoir d’arrêter la catastrophe. L’ensemble des acteurs découvrent brutalement jusqu’où peut aller la dureté d’un système dont certains n’avaient jusqu’ici, qu’effleuré la sauvagerie. Risque d’inhumanité et intervention Méfiance généralisée, violence, exploitation et impossibilité de recours vers une instance tierce bénéficiant d’une légitimité sociale : telles sont, selon Pierre-Joseph Laurent1, les caractéristiques d’une société basculant vers l’inhumanité. On retrouve assez bien ces traits dans les grèves de la faim, et plus largement dans la situation des sans-papiers. Il y a toutefois un « filet de sécurité » qui empêche le basculement : c’est la présence des acteurs qui accompagnent une grève de la faim et tentent d’en limiter les dégâts. Malgré toutes les difficultés, ils y parviennent, dans une certaine mesure. En aidant les grévistes à obtenir quelque chose – c’est surtout le rôle des avocats, des militants. En les aidant à tenir le coup : sur le plan de la vie quotidienne, de l’affectif, c’est là qu’interviennent les citoyens solidaires, les « voisins » ; sur le plan de la santé, physique et psychique, c’est le rôle des médecins. Ce que tentent ces acteurs, quel que soit leur type d’intervention, c’est d’aider les grévistes à ne pas sombrer, en s’adressant à eux comme à des humains dignes de considération. Il me semble indispensable d’intervenir, dès le début, quelle que soit la place choisie – ou laissée pour tenter, malgré tout, de tisser quelques liens de confiance et de reconnaissance. J’ai pu mesurer, de par les contacts que j’ai gardés par après avec certains grévistes, de par les contacts qu’ils ont gardés avec certains médecins devenus leur soignant de référence, ou avec des voisins, à quel point les paroles dites, les gestes posés dans ces moments extrêmes, permettent de sauver quelque chose, si peu que ce soit.Bibliographie
Agier M. (dir.) Terrains d’asiles. Refugiés, déplacés, sans-papiers face aux dispositifs de contrôle et d’assistance. Asylon(s), Revue en ligne du réseau scientifique TERRA, Paris, novembre 2007, n°2. Favret-Saadia J. Etre affecté. Gradhiva n°8, 1990. Furtos J. Le syndrome d’auto-exclusion. Rhizome, 9, 2002/09/01 . Jamoulle P. La proximité, document distribué au cours de la formation Santé mentale en contexte social 2007-08. Levi Primo, Si c’est un homme, Laffont l996. Moro M.-R., Enfants d’ici venus d’ailleurs, Hachette littérature/La Découverte, 2002.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 48 - avril 2009
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