Les questions environnementales s’invitent progressivement dans les formations des soignantes et des soignants. Objectifs : faire prendre conscience des effets de l’environnement sur la santé, et adapter le système et les structures de santé aux défis écologiques.
Il y a près de trente ans, une cellule environnement voyait le jour au sein de la Société scientifique de médecine générale (SSMG), un des plus gros opérateurs en formation continue pour les médecins généralistes francophones. Son ambition ? Sensibiliser le corps médical aux liens entre la qualité de l’environnement et la santé. Au cours des cinq dernières années, cette cellule a vu le nombre des personnes qui y sont impliquées passer de trois à quinze. Une progression qui s’explique par l’ampleur toujours plus grande que prend cette thématique dans le monde de la santé. « La question est vraiment en train d’émerger au sein de la formation, observe Sébastien Cleeren, médecin généraliste à Waterloo et membre de cette cellule. Cela devient une thématique récurrente dans les congrès médicaux, il commence à y avoir des cours sur la question dans les universités, avec de plus en plus de demandes de travaux de fin d’études, alors qu’il y a cinq ans, ce type de sujets n’était pas vraiment bien vu. »
La question des perturbateurs endocriniens a longtemps constitué la principale thématique travaillée au sein de la SSMG faute de ressources suffisantes pour explorer les nombreux autres liens entre environnement et santé. Polluants plastiques, nanoparticules, pesticides, effets du changement climatique sur la santé, perte de biodiversité : peu à peu, d’autres problématiques sont intégrées aux formations, à la faveur d’un travail de sensibilisation opéré en interne. « Il y a aussi eu un rajeunissement des membres, souvent plus sensibles à ces questions », ajoute le médecin.
De la démarche citoyenne à la transformation du système de santé
Membre de la cellule de la SSMG, Stéphanie Richard a, après vingt-deux ans de travail en tant qu’infirmière en milieu hospitalier, opté pour une réorientation de sa carrière. « Un peu avant le Covid, j’ai pris conscience des enjeux environnementaux, avec la certitude que je ne pouvais plus fonctionner comme auparavant, se remémore-t-elle. Je me suis rendu compte du caractère systémique de la question et du fait que la pression était mise sur les comportements individuels, ce qui engendre de la culpabilité et une responsabilisation à outrance. Pour transformer mon écoanxiété, ou mon écoconscience, j’ai décidé de devenir consultante et d’accompagner les structures de santé afin qu’elles diminuent leur impact sur l’environnement et le climat. » Détentrice d’un master en santé publique, formée à l’écoconseil et à la méthodologie de la « fresque du climat »1, elle intègre le groupe de bénévoles des « shifters santé »2 en Belgique et crée son activité Care-Act-Terre. « J’étais persuadée que j’allais être seule dans ce grand combat, mais beaucoup de gens étaient déjà proactifs. La formation des soignants, c’est une bonne piste de départ : nous ne pouvons pas parvenir au changement si nous n’avons pas une compréhension commune des enjeux. »
Elle propose ses services à l’Association belge des praticiens de l’art infirmier (ACN). Cette association, qui manifeste alors sa volonté de développer de nouvelles formations, notamment sur les déterminants non médicaux de la santé et sur la santé globale, saisit l’occasion de proposer une formation innovante. « La question de l’environnement, on en parle beaucoup, mais concrètement, dans la pratique de soignant, que pouvons-nous faire ? C’est à partir de cette question que la formation a été pensée », commente Céline Prescott, coordinatrice de l’ACN.
Un cheminement similaire mène Anne Berquin, cheffe de clinique aux Cliniques universitaires Saint-Luc et coordinatrice de la consultation de la douleur, à s’engager. Elle commence à s’intéresser à l’écologie pendant le Covid « en démarche citoyenne ». « Un jour, j’ai assisté à un débat sur les soins de santé et j’ai remarqué qu’on n’y parlait pas de ces questions. J’ai commencé à chercher. Une fois qu’on trouve les bons fils et qu’on tire sur la pelote, on accède à plein d’informations », dit-elle.
Soignants, structures hospitalières, universités : de tous côtés, une émulation se crée. Pauline Modrie, bio-ingénieure et conseillère en développement durable au CHU-UCL Namur, lance l’idée d’un certificat universitaire en soins de santé durables et embarque Anne Berquin dans l’aventure. « Très vite, on s’est dit qu’il fallait fonctionner en interuniversitaire, poursuit Anne Berquin. Les gens intéressés par le sujet ne sont pas très nombreux, on finit par se connaître. Nous avons donc contacté nos collègues de Liège et de Namur, puis la haute école Henallux. Intégrer cette dernière dans le projet permet de toucher les publics infirmiers. »
Des approches systémiques et pratiques
Différant tant par leurs contenus que par leur durée, ces nouvelles formations ont pour point commun d’être structurées selon deux portes d’entrée : celles des effets de l’environnement sur la santé et de l’impact du système de santé sur l’environnement. « Il y avait déjà de très bonnes formations en médecine environnementale, l’idée n’était pas de refaire des choses qui existaient, précise Anne Berquin. Notre constat, c’est qu’il y avait un manque sur la question de savoir comment les soins de santé doivent s’adapter aux défis du futur. Cela veut dire réduire notre impact environnemental, mais aussi être en mesure d’anticiper les changements à venir. » Pathologies émergentes ou inhabituelles dans nos régions, problèmes d’approvisionnement de ressources, gestion d’évènements climatiques extrêmes au sein d’une structure de soins : toute une série de questions évoquées au sein du certificat interuniversitaire, qui accorde une attention particulière aux projets des participants et à leur accompagnement méthodologique. « Nous maitrisons les notions théoriques, maintenant il faut que ça bouge. »
Se mettre en mouvement, c’est aussi l’approche choisie par Stéphanie Richard dans la formation de deux journées proposée par l’ACN. « Le grand défi, c’est de prendre connaissance des enjeux sans pour autant être tétanisé et bloqué », éclaire-t-elle. Au cours de la formation, ouverte à différentes disciplines soignantes, les participants sont sensibilisés aux enjeux climatiques et aux limites planétaires. Ils font leur bilan carbone individuel, exercice qui leur permettra d’aborder l’étape du bilan carbone d’une structure de santé. À partir de projets concrets, la seconde journée met l’accent sur le fonctionnement des structures de santé et les pistes d’action que l’on peut y développer.
Du côté de la SSMG, on opte aussi pour une approche systémique et orientée solutions. Initialement les formations étaient scindées selon différentes thématiques, et aujourd’hui une vision plus globale, intégrant les différentes limites planétaires, est venue s’ajouter au programme. « Nous proposons toujours des formations sur des sujets précis, mais nous essayons aussi de donner des formations tournées vers la mise en pratique », commente Sébastien Cleeren. Au menu notamment : l’élaboration d’un plan d’action comprenant des mesures concrètes et applicables dans un cabinet médical. Les formations, qui visent principalement les médecins généralistes, sont aussi adaptées à certaines spécialités (pédiatrie, gynécologie, oncologie, etc.).
Toucher largement
Le risque, avec des formations dont l’inscription se fait sur base volontaire, est de n’attirer que les convaincus. Pour toucher plus largement, le besoin d’intégrer ces thématiques au cœur des formations initiales se fait sentir. À l’UCLouvain, il a été décidé que les préoccupations environnementales devront désormais intégrer tous les programmes de baccalauréat ; des cours sont en démarrage ou en réflexion dans les facultés de médecine, dentisterie et sciences biomédicales, kinésithérapie et éducation physique. « Notre envie, c’est qu’au-delà d’un cours dédié, l’ensemble des professeurs fassent référence à ces questions dans leurs cours afin que les futurs soignants intègrent progressivement ce paramètre, tout comme on nous a demandé, il y a quinze ans, d’avoir une réflexion sur l’impact économique de nos décisions », souligne aussi Anne Berquin. Un basculement qui suppose que l’ensemble du corps professoral soit sensibilisé et formé par le biais de séminaires ou de publications.
Et pour éviter qu’un fossé se creuse entre une nouvelle génération écoavertie et les générations plus anciennes, deux pistes de solutions sont mentionnées : la première, organiser des formations au sein même des structures de santé « pour que tout le monde entende la même chose et soit pris dans le même mouvement », suggère Céline Prescott. Le projet pilote mené depuis deux ans dans les maisons médicales accompagnées par la SSMG (« Maisons médicales en transition »3) va dans ce sens et a récemment été élargi à l’ensemble des cabinets médicaux de première ligne.
Seconde voie possible : obtenir des points d’accréditation dans le cadre des activités de formation continue agréées des médecins. « C’est une thématique lourde en émotion qui génère beaucoup de culpabilité, d’anxiété sur l’avenir du monde, de sentiment d’injustice par rapport à d’autres régions du monde et aux générations futures. De façon parfois inconsciente, on peut chercher à s’en protéger en restant dans le déni. On préfère alors ignorer cette thématique alors qu’elle est capitale en matière de santé », constate Sébastien Cleeren, qui plaide pour que les décideurs au sens large (politiques, mutuelles, syndicats, organismes scientifiques) soient aussi formés à ces enjeux : « On perd beaucoup de temps et d’énergie à défendre des idées qui ne font plus débat dans la communauté scientifique internationale. »
Avoir un impact plus large sur le champ de la santé : c’est pour cette raison que le certificat interuniversitaire en soins de santé durables s’est ouvert à toutes les disciplines, en ce compris non soignantes. « Les profils sont très variés, ce qui est très riche, rapporte Anne Berquin. Pour cette première édition, il y a des soignants pratiquants : des spécialistes, des généralistes, des infirmiers, un kinésithérapeute… Il y a aussi des gens qui sont plutôt dans les bureaux, dans les mutuelles, au Centre d’expertise fédéral des soins de santé, le KCE. Ce qu’on aimerait, c’est que chaque personne, à son niveau et dans son milieu de travail, puisse lancer des projets. »
Atteindre un tipping point
Pour créer un effet domino, il s’agit aussi d’agir sur la place qu’occupe le patient dans la relation de soin. Avec deux enjeux à la clé : la décroissance et la prescription juste. Si la surprescription fait l’objet, depuis de nombreuses années, de formations et de campagnes de sensibilisation pour ses effets négatifs sur la santé (résistance aux antibiotiques, effets iatrogéniques), elle a aussi des répercussions importantes sur l’environnement. « C’est le poste qui a le plus d’incidence en ce qui concerne les gaz à effet de serre et la micropollution dans les cabinets de médecine générale, on ne peut pas l’ignorer », soutient Sébastien Cleeren. Il faut aussi travailler « sur les représentations de ce qu’est un “bon médecin”, ajoute Stéphanie Richard : faut-il vraiment dérouler une protection en papier sur la table lors de chaque consultation ? Toute consultation doit-elle se clôturer par une prescription ? ».
La loi de 2002 sur les droits du patient, qui instaure le droit à accéder « à toutes les informations qui le concernent et peuvent lui être nécessaires pour comprendre son état de santé et son évolution probable », implique également que les médecins généralistes abordent avec leurs patients les effets des expositions environnementales sur l’organisme ainsi que les alternatives favorables à la santé. « On est normalement obligé de prévenir les patients. Cela suppose évidemment que le médecin soit au courant », glisse le médecin de Waterloo. Démédicalisation de la santé, soins verts, promotion d’une alimentation saine ou de la mobilité douce : « Il y a de très gros points de convergence entre les comportements de promotion de la santé et ceux liés au respect de l’environnement », rappelle Stéphanie Richard, qui met en avant la notion de co-bénéfices pour la santé et l’environnement, à même de faire mouche chez les patients.
Alors, bien sûr, il sera difficile de convaincre tous les soignants et les patients que le changement est nécessaire et urgent. Sébastien Cleeren en est convaincu, « cela va prendre un peu de temps, mais ça va s’autoemballer ». à force d’informer, de former, cela fera tache d’huile jusqu’à atteindre un tipping point4, point de bascule vers l’instauration de nouvelles normes. « Par contre, rappelle-t-il aussi, tout ce travail, pour être efficace, doit être accompagné de mesures structurelles, comme la régulation des publicités, de la malbouffe, l’accessibilité aux espaces verts… »
- Outil pédagogique qui permet de manière collaborative et participative de favoriser la compréhension des enjeux climatiques, fresqueduclimat.org.
- Les Shifters, collectif de réflexion, de sensibilisation et d’action pour une santé durable, résiliente et décarbonée. Le « cercle thématique santé » fédère des acteurs du système de santé (sanitaire et médico-social) autour d’actions concrètes et à fort impact, visant à limiter les émissions de gaz à effet de serre du secteur, www.theshifters.org.
- « Santé en transition », ssmg.be.
- Hypothèse selon laquelle le changement social peut résulter des efforts de petits groupes engagés qui défendent de nouvelles normes sociales. Certaines études estiment qu’il y aurait un point de basculement dans les normes sociales dès qu’un groupe d’activistes atteindrait environ 25 % de la population.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°109 - décembre 2024
Étude : écologie et santé
Introduction n°109 Vagues de chaleur, pluies diluviennes, pollutions, feux de forêt, zoonoses, cancers, maladies cardiovasculaires, écoanxiété… La liste des effets de l’activité humaine sur les écosystèmes et, par répercussion sur leurs habitants, n’en finit pas de(…)
Les bouleversements environnementaux, enjeux de santé publique
Chaque année, plus de 12 millions de décès dans le monde sont attribués à des facteurs environnementaux évitables, soulignant l’impact crucial de l’environnement sur notre santé. Parmi les différents défis sanitaires auxquels nous serons de plus(…)
Faire société avec la nature
Les auteurs privilégient la santé commune par rapport à One Health (une seule santé, qui oublie trop souvent la santé sociale), Planetary Health (santé planétaire, souvent trop institutionnelle) ou Global Health (santé globale, également trop loin(…)
Bien vivre à l’intérieur des limites planétaires
Les limites planétaires sont un domaine scientifique relevant des sciences de la terre et des sciences environnementales, récemment formalisé et en partie quantifié par une équipe de scientifiques internationale menée par Johan Rockström et Alex Steffen.(…)
Articuler social et écologie
Longtemps les préoccupations sociales et les préoccupations environnementales se sont ignorées, et c’est aujourd’hui encore le cas : les combats pour la justice sociale relèguent régulièrement la dimension écologique au second plan tandis que les combats(…)
Sous la menace des polluants éternels
Ronquière, Chièvres, Beauvechain, Jodoigne… Suite au reportage diffusé en novembre dernier sur la RTBF, ces communes wallonnes symbolisent aujourd’hui la présence durable de PFAS dans notre environnement et dans notre corps. PFAS ? Les PFAS, ou per-(…)
Pour une approche socioécologique de la santé
Les changements que l’on observe déjà sur notre environnement planétaire, ainsi que les conséquences qu’ils ont, notamment sur la biodiversité, mais aussi sur la justice sociale, sont reconnus comme un enjeu central pour les années à(…)
Santé et dérèglements environnementaux
Le dérèglement environnemental et climatique entraine des conséquences majeures et celles-ci ont un impact social, économique, mais aussi sanitaire sur les populations à travers le monde , . Des évènements climatiques extrêmes tels que les canicules(…)
Le pouvoir d’agir des soignants
Lorsqu’on aborde les liens d’interdépendance entre la santé et l’environnement, la question de la responsabilité écologique et environnementale surgit souvent. S’agit-il d’une responsabilité individuelle comme le prônent certains philosophes en référence à la légende du colibri(…)
Former les soignants au changement
Il y a près de trente ans, une cellule environnement voyait le jour au sein de la Société scientifique de médecine générale (SSMG), un des plus gros opérateurs en formation continue pour les médecins généralistes francophones.(…)
L’écologie en milieu populaire
Dans ses publications, le politologue Paul Ariès s’insurge contre les préjugés qui circulent à propos du rapport des milieux populaires à l’écologie. « C’est à qui dénoncera le plus vertement leur rêve de grand écran de télévision,(…)
Vers une réappropriation populaire de l’écologie
Bien que conscients des enjeux environnementaux, les membres des classes populaires opèrent une certaine mise à distance de l’écologie dominante dont ils se sentent dépossédés. « Nous observons un ras-le-bol de l’écologie telle qu’elle est présentée aujourd’hui(…)
Prendre soin de notre santé commune
Initiée dès 2023, la thématique « Écologie et santé » a vécu plusieurs moments forts : balade ponctuée d’un quizz sur la santé durable dans les rues de Verviers, particulièrement touchée par les inondations de l’été 2021 ; mise(…)
Quelle place pour l’écologie en maison médicale ?
Réduction des déchets, écoconception de son bâtiment, encouragement de la mobilité douce… sont autant de pistes à la portée des soignants et des soignantes pour réduire l’impact environnemental de leur lieu de soin. Des actions relatives(…)
Actualités 109
Quand le chaos s’installe
La concertation sociale est le processus par lequel des groupes sociaux aux intérêts divergents discutent pour trouver des solutions communes qui tendent vers l’intérêt général de la population entière. L’Inami est un très bon terreau en(…)
Yves Coppieters : « Cibler les axes prioritaires : logement, accès aux droits de base, insertion socioprofessionnelle et santé »
Comment réduire les inégalités sociales de santé et renforcer l’accessibilité à la santé ? Et quel avenir pour les assistantes et assistants sociaux, les AS, en maison médicale ? Y. C. : L’initiative du plan de lutte contre la(…)