Florence Caeymaex : « Nous avons la possibilité, mais aussi la responsabilité de notre façon d’être dans le monde »
Pascale Meunier
Santé conjuguée n°101 - décembre 2022
Florence Caeymaex est professeur de philosophie à l’université de Liège et membre du comité consultatif de bioéthique de Belgique. Elle nous donne sa définition de l’éthique et des valeurs qu’elle mobilise. Elle nous interroge également sur les choix qui déterminent notre vie en société. Propos recueillis par Pascale Meunier, rédactrice de Santé conjuguée.
Qu’est-ce que l’éthique ? En général et en matière de santé plus particulièrement ?
F. C. : L’éthique est un type de pratique réflexive chargée d’identifier, d’analyser les enjeux qui sont liés au changement incessant dans les sciences et les techniques d’abord, et aujourd’hui plus largement dans les pratiques sociales. Le terme renvoie à ethos, en grec, qui a une double signification : ethos pouvant être rapproché des mœurs, des coutumes, des façons de vivre pour une communauté ou une société ; ou bien au sens individuel, comme style de vie ou comme caractère. Dans les années 1980, Michel Foucault a travaillé sur l’éthique comme le façonnement d’un mode de vie par une personne : quel genre de mode de vie on se donne, accordé à quel type de valeur. Dans la Grèce antique, c’était plutôt lié à un souci par l’homme adulte et libre de s’illustrer dans la vie publique et de laisser la trace d’une vie caractérisée par la droiture, l’honneur et la bravoure. L’écho de cela aujourd’hui dans les éthiques qui habitent les pratiques biomédicales, par exemple, c’est la conviction que nous avons non seulement la responsabilité, mais peut-être aussi le désir de façonner nos manières d’agir. Et les sciences et les technologies sont des médias très importants de nos manières d’agir, ce sont des caractéristiques de notre rapport au monde contemporain. Du coup, si nous voulons penser notre être au monde, nos manières d’agir collectivement et les uns vis-à-vis des autres, cela suppose que nous puissions avoir aussi une réflexion approfondie sur ce que les sciences et les technologies font de nous et de notre rapport au monde. Et c’est en ce sens que l’éthique, au sens le plus contemporain du terme, suppose des comités, des guidelines internationales, même parfois des procédures assez formalisées et institutionnelles. Nous avons non seulement la possibilité, mais aussi la responsabilité de notre façon d’être dans le monde. L’éthique d’aujourd’hui a un ancrage collectif fort, plutôt que strictement individuel.
On trouve des comités d’éthique dans les entreprises, dans des prisons… N’est-ce pas une forme de morale washing ?
C’est un risque. Les philosophes critiques soulignent depuis deux cents ans à quel point la morale et les discours moraux peuvent servir les intérêts des puissants et servir des mécanismes de pouvoir. La morale au sens d’une moralisation, de prescriptions faites à autrui, peut être un instrument de la domination, de l’exercice du pouvoir. Les éthiques contemporaines ne sont certainement pas protégées de cela et on voit bien aujourd’hui que l’adhésion – ou l’adhésion faciale en tout cas – à des valeurs éthiques est une manière pour des activités parfois vraiment discutables de se donner une façade de respectabilité et de légitimité. En même temps, cette critique ne doit pas nous inviter à abandonner la réflexion éthique, mais plutôt à la renforcer et à savoir vers quoi on l’oriente. L’éthique n’est pas réductible à un ensemble de prescriptions morales toutes faites ; l’éthique a quelque chose à voir avec une réflexion profonde, consciente et engagée, relative à nos manières de faire et à nos manières d’être dans le monde. Si l’éthique est comprise de cette manière, alors elle a la possibilité de critiquer toutes les formes de morale washing ou de moralisation des autres. Je vais prendre un exemple : l’énergie étant devenue rare et chère, un ministre en France dit qu’il va falloir se serrer la ceinture et porter des cols roulés. Cela ramène à une série d’injonctions de comportements faites à d’autres et on voit très bien le mécanisme qu’il y a derrière : on demande à tout le monde de faire des efforts, au plus grand nombre, ce qui permet à une minorité de continuer à fonctionner selon le business as usual. Ça, c’est de la moralisation.
Les comités d’éthique ont aussi parfois péché par leur côté « expertise distante faite par des personnes privilégiées »…
Oui, et des doutes se sont installés quant à leur utilité et à leur honnêteté. Aujourd’hui, il est vital de réinvestir les lieux qui se déclarent dédiés à l’éthique et de les faire fonctionner avec toutes ses ressources : quelles sont nos valeurs, quelle est notre vision du monde ? La vocation de l’éthique est, à mon avis, de construire un monde juste, un monde meilleur. Dans le domaine biomédical, il y a quatre valeurs cardinales : l’autonomie, la bienfaisance, la non-
malfaisance et la justice distributive. Il ne faut pas les laisser s’évaporer dans un vide de signification, sinon elles deviennent des éléments disponibles pour l’affichage, pour la morale washing. Nous devons nous réapproprier ce vocabulaire des valeurs et travailler à réélaborer leur signification, notamment celle de la justice, qui est la plus englobante, qui est la condition des trois autres. Parce que l’injustice économique et sociale est le ferment des rapports de pouvoir abusif.
Dans les matières sociales ou de santé, l’éthique est parfois un peu distordue pour des besoins économiques. Songeons aux hôpitaux…
L’éthique réclame un autre hôpital, un autre mode de fonctionnement social. Ses valeurs cardinales ont un pouvoir critique à l’égard de la situation actuelle de la médecine, de l’hôpital, de la chaîne de soins et de la Sécurité sociale dans son ensemble. Le régime que l’on est en train d’imposer à la santé et aux protections sociales de manière plus générale est incompatible avec les valeurs admises de l’éthique biomédicale depuis les années 1970. L’éthique doit agir au cœur de l’hôpital, au cœur des centres de soins, pour dire sur chaque point particulier en quoi les décisions prises, les orientations dominantes sont en contravention avec les aspirations affichées par l’éthique contemporaine, dont le socle normatif est appuyé sur la Déclaration universelle des droits de l’homme, sur les grandes déclarations concernant les droits particuliers – pour les personnes handicapées, pour les personnes malades, pour les minorités sexuelles… – et sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. C’est très important, car les droits de l’homme ont aussi été mobilisés par des forces conservatrices et opportunistes pendant de longues années et il est temps de travailler, nous, gens de gauche, à se réapproprier ces déclarations, leur puissance subversive et leur puissance critique contre la situation actuelle. Aujourd’hui l’intégrité physique de millions d’individus sur terre est en jeu à cause de l’environnement… c’est une affaire de droits de l’homme ! Il est nécessaire de les désenclaver de l’idéologie néolibérale qui les a parfois vidés de leur sens et de les articuler autour d’un projet de justice.
Comment dépasser un entre-soi de bioéthiciens ? Comment concerner tout le monde ?
Je vais faire un petit détour. L’histoire de la bioéthique est liée à des tragédies et à de grands scandales sanitaires. Les avancées technologiques ont aussi posé de nouvelles questions : la reproduction, la frontière entre la vie et la mort… Si le besoin s’est fait sentir d’encadrer toutes ces pratiques et de le faire par la législation c’est-à-dire avec un degré de contrainte assez fort –, c’est parce que les sciences et les techniques biomédicales représentent un pouvoir très important, sans parler de l’industrie qui y est liée, une concentration de pouvoir très importante qui crée des asymétries avec les usagers de la santé. On a cherché à rééquilibrer un certain rapport de pouvoir et cela ne s’est pas fait de manière simple. Les premiers comités d’éthique ont été investis massivement par des médecins et un peu moins (la place qui leur était accordée étant moindre) par des gens capables de comprendre les sciences et la technologie qui étaient en jeu. Leur forme a été calquée sur le modèle de l’expertise déjà en place depuis les années 1950 et 1960 pour encadrer la recherche biomédicale, en conservant une forme qui laissait une très grande latitude au corps médical pour se réguler lui-même. Si cette forme perdure, elle est désajustée par rapport à des aspirations démocratiques actuelles légitimes autour de ces questions. C’est d’ailleurs dans les statuts du Comité de bioéthique belge : informer le public, participer au débat public, animer le débat au sujet de ces questions et pas seulement répondre à des questions très techniques des hôpitaux ou des médecins. Pour moi, ce sont des formes institutionnelles qui doivent absolument évoluer et c’est peut-être là que l’on pourrait en premier lieu faire évoluer les institutions démocratiques. Les comités d’éthique chargés de faire respecter les droits humains, d’observer les sciences et les technologies et l’action gouvernementale sous l’angle des droits humains et de la démocratie sont des lieux qui disposent d’une pluralité de disciplines et d’une pluralité des positionnements, d’une expérience du débat, de l’analyse approfondie et de la confrontation des points de vue complètement inédites. On y fait l’expérience de quelque chose d’extrêmement puissant en termes de construction de savoirs, qui ne sont pas des sciences au sens strict, mais des savoirs qui mobilisent des valeurs, les questions sociales, etc. Je pense que c’est exactement le modèle de ce que l’on doit faire en démocratie, sauf qu’il est réservé à des experts… Ce sera un enjeu pour les comités d’éthique d’y faire entrer des citoyens et davantage de gens qui œuvrent dans le monde du soin, à qui on ne donne pas la parole et qui pourtant ont une voix particulière ; ceux qui sont dans la pratique de ce que les théoriciennes du care appellent « le prendre soin » concret et sans lesquels la santé même médicale n’est pas possible. Je pense aussi à des personnes concernées par la maladie chronique ou par le handicap. Pour le dire d’un seul mot : démocratiser les comités d’éthiques. Discuter nous oblige à aller plus loin et à approfondir nos arguments. C’est ce qui permet de créer des espaces démocratiques dans lesquels on arrive à faire des arrangements, à préciser et à civiliser nos conflits. Ce qui détruit la démocratie, c’est de mal nommer les conflits.
L’éthique a donc bien une couleur politique !
Elle a la couleur de la justice. Pour moi, l’égalité sociale est la condition de la liberté même des individus. On ne peut pas construire un monde où la liberté et les privilèges de quelques-uns se font au détriment de l’immense majorité.
Le covid-19 a agi comme un révélateur de notre société ?
Ce que la pandémie nous a mis sous le nez, c’est que la santé n’est pas seulement un bien individuel : la santé des corps est étroitement liée à un milieu. Nos corps sont pris dans une espèce de tissu social, et d’ailleurs le modèle de la solidarité épidémique a servi de modèle métaphorique de pensée aux solidaristes socialistes. La santé n’est pas un capital individuel, mais quelque chose de l’ordre d’un bien ou d’un mal collectif. La grande invention de la fin du XIXe siècle, c’est que l’on peut en faire un bien collectif institutionnalisé. Prendre en charge la santé des individus signifie ou peut en tout cas passer par le médium d’une construction de protection collective. Cela suppose évidemment d’avoir une approche sociale ou sociologique de la santé et une approche aussi collective ou politique puisque l’idée sous-jacente est que tout le monde y participe ; une participation pas nécessairement strictement égale dans la mesure où, par exemple, l’employeur est censé mettre des moyens pour assurer la santé de son salarié et donc contribue de manière plus forte puisqu’il la met en danger.
Quelle est la particularité du débat éthique en Belgique ?
La Belgique est un pays de tradition libérale extrêmement forte (c’est un petit Eldorado créé de toutes pièces où les industries anglaises s’installent) avec un mouvement ouvrier autour et donc une tradition socialiste très forte également. Ces deux traditions ont dû fabriquer des compromis. Cela s’est vu de manière éclatante à partir des années 1980 quand sont arrivés les grands débats éthiques et de société autour de l’avortement et puis de la procréation médicalement assistée et de l’euthanasie. Ces législations ont été le fruit d’une alliance entre les socialistes et les libéraux, souvent versus les catholiques. Il y avait un socle commun autour de l’égalité des droits et de l’autonomie de l’individu, l’idée du socialisme étant en gros de mettre en commun une série de biens collectifs pour assurer l’épanouissement de l’individu. La Belgique est aussi un pays où on a laissé assez bien de latitude à la société civile dans le domaine de la santé. À la fin des années 1970, les discussions sur l’avortement sont certes menées sur la base de principes politiques : l’autodétermination, l’autonomie des femmes, etc., mais pas seulement. On a très vite introduit des préoccupations de santé publique : ce n’était pas seulement pour donner toute liberté aux femmes, mais aussi pour prévenir des grossesses non désirées qui finiraient en avortements clandestins. Des valeurs morales qui peuvent mettre un certain nombre de gens d’accord, y compris les plus réservés sur l’autonomie reproductive par exemple. Autre exemple : les années 1980 voient arriver la consommation de drogues dures. L’héroïne notamment fait des ravages. En Wallonie est très vite apparu un mouvement venant, d’un côté, de la psychiatrie et qui cherchait à penser l’autonomie des patients et, de l’autre, des médecins de terrain préconisant d’aborder les choses par l’angle sanitaire. Ils vont s’inspirer de ce qui se fait aux États-Unis, qui est de recourir à des drogues de substitution. Ce n’était pas un encouragement à consommer, mais à réduire les risques, ce qui permet d’engager des voies. Je pense que c’est cela qui a fait nos différences. Ce sont l’une et l’autre de très belles solutions parce qu’elles ont réussi à articuler des valeurs conflictuelles. Ce n’est pas un modèle unique, bien sûr, mais probablement une des sources d’inspiration décisives pour la santé publique au sens fort, c’est-à-dire l’idée d’une santé comme bien collectif, qui suppose de l’action à un niveau collectif et individuel et dans lequel le médical fixé sur le soin individuel est un élément porteur, mais pas le seul.
Parfois, ce débat est un peu subtilisé…
Oui, et il faudrait aussi aller un tout petit peu moins vite. Maggie De Block a fait rembourser les tests génétiques prénataux pour toutes les femmes indépendamment de leur risque spécifique, des tests qui sont utilisés dans d’autres pays en seconde intention… Cela a de nombreuses conséquences et le débat a été extrêmement restreint. Il a été confié essentiellement à des experts – le Collège de génétique et quelques bioéthiciens – et n’a pas été porté devant le Parlement ni fait l’objet d’un débat citoyen plus large. Les histoires que l’on a envie de raconter à propos de la Belgique, il faut bien les choisir ! L’argument sanitaire – qui n’est pas la médicalisation de tout, mais une médecine au service d’un objectif social de justice — est une matrice de pensée absolument importante. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui les maladies chroniques ont un impact sur plein d’aspects de la vie des gens. Sur l’emploi, sur la vie quotidienne, sur la manière dont on habite, dont on se déplace… C’est un peu comme un handicap. Il va falloir apporter des solutions médicales bien sûr, mais ces solutions médicales vont devoir être elles-mêmes encastrées dans une vision plurielle, beaucoup plus fine de la vie humaine.
Cela veut dire que la médecine doit changer de place et de vocation ?
Le problème, c’est que l’on a construit tout le système aujourd’hui comme un entonnoir orienté vers le médical individuel. Et en faisant, comme toujours, de la santé publique au sens global du terme, le parent pauvre, marginal. Avec le vieillissement de la population, avec les maladies chroniques et tous les handicaps liés à la vieillesse, on ne sera plus dans le soin médical. On va devoir penser une médecine au service d’une vie bonne et d’une vie juste.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°101 - décembre 2022
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