Faire société avec la nature
Fabrice Riem, François Collart Dutilleul, Ioan Negrutiu, Olivier Hamant
Santé conjuguée n°109 - décembre 2024
Pour mobiliser la collectivité à un moment où la société est exposée à des vulnérabilités imbriquées et des incertitudes croissantes, l’approche par la santé des enjeux critiques d’aujourd’hui nous semble inévitable. Mais il s’agit là d’une santé hors norme : partagée et réciproque, entre des personnes, des sociétés, et de la biosphère. C’est l’ambition du Manifeste pour une santé commune1. Cela demande de développer une grammaire partagée à l’échelle des territoires si on veut comprendre pourquoi la myriade des alternatives qui foisonnent depuis des années s’avère inoffensive au complexe industrialo-commercial et au marché.
Les auteurs privilégient la santé commune par rapport à One Health (une seule santé, qui oublie trop souvent la santé sociale), Planetary Health (santé planétaire, souvent trop institutionnelle) ou Global Health (santé globale, également trop loin des territoires), dans l’idée que ce « commun » irriguera toutes les dimensions des liens indissociables et réciproques entre l’homme et la nature dans un territoire.
La santé commune : trois santés en interdépendance – naturelle, sociale, humaine – dont les fondements juridiques ont été élaborés depuis plus de cinquante ans.
- La santé des personnes (individuelle) selon l’Organisation mondiale de la santé (1948) n’est pas seulement l’absence de maladie ou d’infirmité, c’est un état de bien-être complet (physique, mental, social)1.
- La santé sociale, collective, signifie l’accès équitable pour tous aux ressources sociales, culturelles, naturelles et constitue un vecteur de cohésion sociétale. Le Conseil social et économique des Nations unies (1994) précise que « les droits civiques, culturels, politiques, sociaux sont universels, interdépendants, indivisibles » 2. C’est l’objectif du socle de protection sociale universelle de permettre à tous les individus de bénéficier de soins médicaux de bonne qualité, aux chômeurs et aux travailleurs pauvres de percevoir un revenu minimum de sécurité et/ou des prestations sociales, et de favoriser l’accès pour tous à des services et ressources essentiels comme l’eau, l’alimentation ou encore l’éducation. La santé sociale permet aussi de vivre dans une société apaisée.
- La santé des milieux naturels implique le maintien de l’organisation, des fonctions et de l’autonomie des écosystèmes dans le temps3. L’intégrité des écosystèmes terrestres est évaluée en termes de productivité, de diversité morphologique et fonctionnelle, et de résilience au stress.
L’Assemblée générale des Nations unies défend depuis 1948 le droit à un environnement sain en tant que relation entre la qualité (santé) de l’environnement et les droits fondamentaux. La santé des milieux est un puissant déterminant de santé sociale et personnelle, car la dégradation des milieux naturels (donc du socle des ressources) est reconnue comme une source de risque majeur pour les activités économiques et objet de contestation et confrontation géopolitiques sur les ressources.
La santé inclusive « nature-société-individus » rend les trois catégories de santé indivisibles, interdépendantes et réciproques. Ainsi, le Rapport Lancet/Oslo University conclut que « dans une société basée sur la justice sociale et la responsabilité écologique la santé devient condition – résultat – indicateur de soutenabilité. La santé doit être adoptée comme valeur universelle et objectif social et politique partagés par tous » 4.
Questions et réponses
La notion de santé est une valeur universelle, une métaphore, une loterie génétique et environnementale, une méthode (diagnostic, bilan…). D’où son intérêt sociétal, sa puissance politique. Elle reflète l’essence de la dignité humaine et des biens communs et fournit la légitimité et l’acceptation des intérêts à long terme contre des avantages immédiats. Ce cheminement s’est construit en cherchant des réponses rationnelles et cohérentes à une série de questions telles que nous les posons ici. La santé commune permet-elle de savoir comment se transformer en favorisant systématiquement le préventif à la place du curatif ? De quelle vision politique et sociétale avons-nous besoin face aux fragilités structurelles, institutionnelles, économiques et environnementales ?
Puisque nos rapports sociaux dépendent grandement de la manière dont nous parvenons à garantir les besoins les plus fondamentaux des êtres humains, la santé commune est-elle la clé d’entrée permettant d’insérer la société dans les cycles, les fonctions et les interactions de la nature ? Les interactions humaines ayant lieu dans la nature, ne faut-il pas encadrer la « loi » (c’est-à-dire la règle) dominante de l’économie : celle du marché, qui réduit les ressources naturelles à de simples « offres » et les besoins vitaux à de simples « demandes » ? Puisque « nous sommes ce que nous mangeons », alors la formule « du champ à l’assiette », trop mécaniquement véhiculée en politique et communication, ne devrait-elle pas être inversée pour dire « de la fourchette à la fourche » ? Ne serait-il pas plus démocratique que le vote de chaque mangeur détermine les politiques agroalimentaires, lesquelles deviendraient des politiques de santé publique ? En bref, et si la santé et non le marché dirigeait le monde ?
En répondant à ces questions, nous argumentons que la santé commune est opérante : la nature parle par les connaissances scientifiques et territoriales. Cela permet d’articuler les ressources de la nature, de la société et des personnes avec les besoins de santé que les trois partagent ; la santé commune doit être opérationnelle : la recherche scientifique doit mettre de l’ordre dans ses questions, ses idées et ses instruments et devenir réellement transdisciplinaire en s’hybridant au droit ; la santé commune doit avoir une méthode pour mettre à disposition de la société des indicateurs et protocoles basés sur l’approche scientifique ; la santé commune vise l’ajustement entre besoins et ressources : besoin de santé pour les personnes, besoin de bien vivre dans et avec un milieu naturel (les ressources) respecté, besoin de bien vivre dans une société pacifique et équitable. C’est à l’échelle du territoire que des initiatives vers la santé commune pourront éclore.
Ainsi devient-elle une méthode de gouvernance des territoires et de leurs ressources spécifiques, les décisions devant impérativement « cocher » positivement les composantes humaines, environnementales et sociales de la santé.
Santé commune, économie et marché
La santé commune permet d’inverser la logique actuelle des systèmes économiques, institutionnels et commerciaux. Opposer santé et économie revient à opposer économie et écologie par le truchement du social. Pour la philosophe Barbara Stiegler, « la santé humaine, parce qu’elle est socialisée, implique toujours une forme d’organisation économique, mais cette organisation est soumise aux besoins, aux limites et aux conditions de la vie »5. Pour la paraphraser, relier santé et économie signifie ne pas abandonner l’économie à la logique marchande du profit et tenir compte des questions de dignité humaine (faim, pauvreté, etc.). En même temps, l’économie doit être comprise comme un sous-système de la biosphère, une économie intégrée dans les contraintes naturelles.
La robustesse 6, et non la performance, doit devenir la boussole des sociétés dans un monde où les fluctuations et les incertitudes s’accroissent. Or à l’heure actuelle, ni les besoins, ni les ressources, ni le droit qui les relie n’ont cette robustesse qui permet de se fondre dans la nature dont nous dépendons tant. Où peut-on trouver cette robustesse ? Sans doute au premier chef dans la santé élargie : la santé humaine avec celle de la société qui en est une condition et un préalable. Et avec celle de la nature elle-même, dont la crise climatique et la crise sanitaire nous rappellent avec insistance que la santé de la société est indissociable de celle des milieux naturels.
Intégrer l’économie dans le social et l’écologie implique de penser simultanément sous l’angle des ressources et de la santé. Or l’économie et les mécanismes du marché sont une formidable machine pour transformer les ressources, mais qui ne veut pas accepter que le monde physique est fini et que les activités humaines doivent être mesurées et amorties en coûts réels sociaux et écologiques. Cela veut dire que l’économie doit être mise au service de l’ajustement des ressources accessibles et des besoins vitaux pour tous. Cet ajustement est une loi de la vie. Par exemple, l’alimentation est le levier le plus puissant pour assurer la santé des humains et de la planète. Quoi donc de plus concret et urgent que le lien que la santé commune permet de nouer entre des ressources naturelles limitées et des besoins sociaux maitrisés ? Car les ressources sont les nutriments des écosystèmes sociaux. Encore faut-il préciser que les besoins humains sont déterminés par deux références. D’une part, il s’agit des besoins garantis par des droits humains. D’autre part, ces besoins sont ceux qui, pour leur garantie, requièrent de prélever de manière significative des ressources naturelles. Pour ce faire, le moyen le plus pertinent consiste à chercher un ajustement entre des besoins fondamentaux et des ressources naturelles plutôt qu’entre des offres et des demandes.
La santé commune en tant que contrat
La santé commune prédispose donc à un tissage contractuel. Il viserait à établir un équilibre entre ce que la nature donne aux humains et aux sociétés (des simples marchandises pour les marchés), et ce que ceux-ci lui restituent (largement soumis au jeu du libre-échange). Cela nous rappelle l’exception culturelle ou la Sécurité sociale, dispositifs qui fonctionnent plutôt bien. Du « déjà-là robuste », pourrait-on ajouter. Il s’agit donc de construire sur ce modèle, c’est-à-dire recevoir les ressources de la nature de manière à satisfaire les besoins humains avec raison et prudence, et à utiliser les ressources de la raison humaine pour garantir les besoins de la nature. Il est clair ici que la satisfaction de ces besoins relève des droits humains légitimes, et la garantie fait référence aux devoirs de ceux dont les droits sont scrupuleusement respectés.
C’est pourquoi l’approche ressources-santé-robustesse conduit à des transformations socioécologiques radicales, à un changement civilisationnel permettant de maintenir une économie stable et viable, car générant une sobriété en ressources. En ce sens, le local ne s’oppose pas au global ni le court terme au long terme. Se dessinent alors les dimensions géoécologiques des dépendances entre les régions du monde et leurs projets politiques. Avec des droits et des devoirs correspondants qu’il s’agit d’assumer dans le respect des cultures, des histoires et des géographies de chaque communauté et territoire.
Partant des questions liées aux droits de l’homme et à la justice, aux besoins vitaux d’accès aux ressources, à l’alimentation et à un environnement sain, l’approche proposée dépasse la question de l’égalité qui, en tant que telle, ne dit rien des conditions de vie. Nous citons : « Si le contrat social vise avant tout la pacification des relations sociales en excluant la violence et la loi du plus fort, ce contrat a échoué en termes de mutualisation des ressources vitales. Or, c’est précisément le premier objectif d’un contrat : un accès effectif aux ressources nécessaires à la satisfaction collective des besoins de chacun, excluant la violence et la force comme moyen d’ajustement. »7
La santé commune concrètement
Tout au long du Manifeste sont présentés des exemples concrets (comme la restauration collective, les politiques foncières, les arbitrages de projets à différentes échelles territoriales) et des analyses de politiques socioécologiques en Nouvelle-Zélande (sa loi de préservation de l’environnement ratifiée en 1991 s’appelle Resource Management Act)8, en Chine (avec sa « civilisation écologique »9) ou en Finlande. Sans oublier l’actualité de l’agriculture, de l’alimentation, du monde rural, qui occupe comme jamais l’espace politique, économique et médiatique en Europe.
Chaque territoire peut développer sa propre approche de la santé collective, en intégrant des valeurs sociales et environnementales. Par exemple, le fabricant d’enveloppes Pocheco10, dans les Hauts-de-France, illustre comment une entreprise peut devenir un acteur de santé commune en éliminant les solvants toxiques, en pratiquant l’agroécologie et en s’engageant socialement et culturellement. La santé sociale est renforcée par des partenariats locaux, une grille de salaire égalitaire et un fort engagement éducatif et culturel. La santé des milieux naturels est au cœur de l’entreprise, avec des initiatives comme l’utilisation de plantes dépolluantes et la récupération des eaux de pluie.
La santé commune devient finalement le récit du lien social et du temps long, en mettant la responsabilité partagée au cœur des engagements politiques. Ces engagements alimentent une liberté sociale nécessaire à mettre l’économie dans la société et le social dans l’écologie. C’est ainsi que santé-ressources-robustesse sont mises aux fondements de toute politique, en tant que méthode à la fois universalisable et adaptée à chaque territoire. De cette manière, la santé commune peut agir comme antidote au déni ou à la résistance à la crise écologique. Car lorsqu’on insiste sur le besoin de rendre désirable la transition écologique, il y a deux désirs absolus et intemporels dans les sociétés : la santé et la justice. Les voilà indissociablement réunies.
- World Health Organization (1946) Constitution, as adopted by the International Health Conference, New York, 19-22 June, 1946.
- UN Economic and Social Council, Draft Principles On Human Rights And The Environment, 1994.
- DJ Rapport, R. Costanza, AJ McMichael, « Assessing ecosystem health », Trends in Ecology & Evolution 13(10), 1998.
- OP Ottersen et al., « The political origins of health inequity: prospects for change », The Lancet–University of Oslo Commission on Global
Governance for Health, Vol. 383, Issue 9917, 2014. - B. Stiegler, « Il faut réaliser que l’économie et la santé sont interdépendantes », Tribune Libération, 29 avril 2020.
- O. Hamant, Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant, Gallimard, 2023.
- F. Collart Dutilleul et al., op. cit.
- New Zealand Parliament, Resource Management Act 1991, www.legislation.govt.nz.
- A. Gare, « Ecological Civilization: What is it and Why it Should be the Goal of Humanity », Culture of Sustainability 27(1), 2021.
- pocheco.com.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°109 - décembre 2024
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