Faire participer : la réussite résiderait en un accompagnement des personnes, aussi appelé développement de leur pouvoir d’agir, qui consiste en une transformation d’elles-mêmes afin qu’elles puissent avoir prise sur ce qui les concerne. Mais l’ambition risque de se limiter à changer des individus faute de pouvoir (ou vouloir ?) changer la société qui les exclut, les opprime, les exploite. Elle peut également concourir à transférer à ces publics l’injonction à changer, que les travailleurs ne sont pas capables de réaliser eux-mêmes. Elle semble aussi laisser de côté la dimension collective. Dans un tel contexte, le recours au pouvoir d’agir ou à l’empowerment reste-t-il pertinent pour questionner nos pratiques ?
L’éducation permanente ou populaire et l’organizing sont des approches qui visent l’émancipation et mobilisent le pouvoir d’agir, l’empowerment. Nous tenterons de répondre à la question de leur pertinence en revenant sur leurs ambitions et sur les moyens déployés pour les mettre en œuvre. En France, l’éducation populaire, appendice dépendant du ministère de la Jeunesse et des Sports « vise à former les citoyens et/ou à démocratiser l’accès à la culture en mobilisant des méthodes pédagogiques souvent opposées au modèle scolaire, des méthodes dites “actives” qui rompent avec la transmission descendante des savoirs et permettent leur appropriation dans le but d’atteindre un idéal d’émancipation »1. En Fédération Wallonie-Bruxelles, l’éducation permanente poursuit ces mêmes ambitions, mais avec la particularité d’être rattachée à la culture et subsidiée. Elle bénéficie d’une sorte de renommée internationale parce qu’elle subsidie en quelque sorte sa propre critique. En France, comme en Belgique, l’éducation populaire/permanente est souvent théorisée comme un processus en quatre phases qui se nourrissent et s’entremêlent : la conscientisation, l’émancipation, l’augmentation de la puissance d’agir et la transformation sociale et politique dans une visée plus égalitaire. La conscientisation permet aux dominés de s’éveiller à leurs réalités, de comprendre les aliénations et les déterminismes qu’ils subissent pour s’affirmer en tant que sujets de leur histoire. L’émancipation consiste à sortir, aussi modestement que ce soit (une première prise de parole, un premier engagement…) de la place qui nous a été assignée par les rapports sociaux. L’augmentation de la puissance d’agir consiste à passer du « pouvoir sur » que l’on subit ou que l’on impose, au « pouvoir de ». La « puissance d’agir » est cette capacité à ne plus (ou à moins) subir l’Histoire, mais à la faire. Enfin, la transformation sociale et politique, que l’on doit distinguer des transformations de société, renvoie à la mise en mouvement d’individus conscients, émancipés ou en voie d’émancipation, mobilisant leur puissance collective d’agir au service d’un projet de société repensé. Nous retrouvons notamment ce découpage en quatre phases dans les écrits de Christian Maurel2, sociologue et travailleur du champ de l’éducation populaire. Il y a parfois un grand écart entre la théorie et ce qui se déploie sur le terrain, mais les finalités visent en principe l’émancipation et la transformation sociale par le passage à l’action des premiers et principaux concernés. Une éducation du peuple, par le peuple, pour le peuple. Ces méthodes sont et ont été largement employées dans les syndicats, associations multiples, maisons de jeunes. Elles sont remises en réflexion, discutées. Plus récemment, avec la désaffiliation croissante observée dans les mouvements sociaux traditionnels et les partis, certains travailleurs ont remis en question leur efficacité et se sont laissé séduire par des outils de mobilisation venus des États-Unis, regroupés sous le terme organizing. Lors des dernières élections présidentielles françaises, les partis La République en marche et La France insoumise y ont eu recours. En Belgique, des travailleurs s’y intéressent et s’y forment3.
L’organizing
Nous connaissons les mouvements Black Lives Matter ou Occupy Wall Street, mais nous ne soupçonnons pas toujours le type de structurations et de méthodes qui les sous-tendent ni les traditions anciennes et culturellement américaines dans lesquelles ils s’enracinent. Ces deux exemples-ci sont structurés autour de méthodes qui s’inscrivent dans le community organizing. L’organizing est une méthode que l’on peut subdiviser en deux grandes tendances : le labor organizing et le community organizing. Le premier correspond au syndicalisme et le second invite à s’organiser en dehors de la sphère du travail. Il consiste en un corpus de méthodes très volontaristes et « stratégisées » pour construire des organisations puissantes car regroupant un grand nombre de personnes capables à ce titre de peser dans les rapports de force. Militer, c’est s’organiser ; et donc exercer une activité militante, c’est se penser comme un organizer. Ces méthodes existaient dans le syndicalisme et sont en quelque sorte sorties du champ du travail par l’intermédiaire de Saul Alinsky, qui, dans les années 1930, les a théorisées et a eu pour ambition de créer des « organisations du peuple » capables de permettre notamment aux plus pauvres de participer à la démocratie afin d’obtenir des améliorations de leurs conditions de vie. L’organizing vise l’efficacité. Il s’agit de se donner les moyens d’arriver à ses fins et, dans cette perspective, quatre éléments sont pris très au sérieux : la mobilisation, qui consiste à élargir la base et à regrouper ; la création de relations entre les membres, qui vise à rendre l’organisation solide, voire démocratique ; une attention portée à la formation des membres et des leaders pour garantir l’animation de l’organisation par ses membres ; et, enfin, la stratégie et l’efficacité d’action. Ces organisations emploient des organizers permanents salariés qui ont pour mission de mobiliser les autres à partir des revendications de ces « autres » et non pas autour des leurs, et visent l’organisation collective dans la durée. Il ne s’agit pas de constituer un cadre d’entraide, mais bien d’obtenir des améliorations structurelles, c’est-à-dire de modifier les causes des problèmes soulevés. Que ce soit un panneau Stop à un carrefour dangereux ou l’augmentation du salaire minimum4.
Apprendre des tensions
Dans l’organizing, une attention importante est portée à la forme, qui peut avoir tendance à reléguer au second plan la question du fond : créer une organisation, mais pour quoi faire ? Avec le risque de se concentrer sur des objectifs à court et à moyen terme ambitieux et louables comme la construction de logements sociaux, mais qui relèvent de la correction du système plutôt que d’une tentative de le dépasser par une transformation des rapports sociaux. Une fois que l’organisation est en place, rien ne garantit que les objectifs poursuivis ne renforceront pas des rapports sociaux de domination. Le Tea Party l’a par exemple utilisé pour faire pression sur les élus et l’administration lors de la présidence d’Obama afin d’empêcher la mise en place d’une couverture santé plus égalitaire en présentant l’inégalité comme un facteur naturel. Deux tensions principales tiraillent les organisations qui pratiquent l’organizing et constituent des pièges à éviter dans nos champs respectifs d’action. L’organizing « autoritaire », qui considère que la fin justifie les moyens. Dans son ambition de développer le pouvoir des gens de manière pragmatique, ce type d’organizing en vient à mépriser les débats politiques collectifs et se cristallise dans des structures très hiérarchisées et pyramidales où chacun est invité à jouer de sa domination charismatique pour le bien d’autrui. On évite les sujets qui pourraient diviser, puisque l’objectif est d’être nombreux, en se privant de débats qui permettraient de complexifier. Le risque est important de se limiter à un discours antisystème peu élaboré du type « tous pourris ». À l’opposé, l’organizing « citoyen » inverse la finalité : qu’importe la lutte ou qu’importe s’il est possible de régler le problème autrement que par une confrontation frontale, l’essentiel est de lutter, car c’est par la lutte qu’on s’émancipe. Dans cette conception, l’impuissance est comprise comme la cause de la domination, et pour lutter contre l’oppression il faut avant tout lutter contre l’impuissance. Mais l’impuissance n’est-elle pas plutôt causée par les dominations subies ? Ce type d’organizing s’inscrit dans une certaine image de la démocratie d’expression qu’il s’agirait de bien faire fonctionner et ne s’inscrit pas dans une recherche de transformation sociale. Enfin, en visant des objectifs à court terme, le long terme est peu investi et laisse place à un certain relativisme politique.
Zigzags
Malgré ces dérives possibles, ces méthodes d’organizing sont inspirantes en matière d’action collective et de transformation parce qu’elles viennent secouer nos pratiques parfois ronronnantes d’éducation permanente. Elles posent aussi l’incontournable question de la posture du travailleur, de l’organizer et des gens qui participent. Il semble qu’elles nous invitent à sortir littéralement de nos salles de réunion confortables, d’abord pour quitter temporairement l’entre-soi et réinvestir l’espace public comme espace de débat. Il ne s’agit pas de venir avec ses convictions et de convaincre les passants ni de les aider. Il s’agit de se mettre à l’écoute et de confronter son point de vue à d’autres pour l’enrichir. Cette étape du débat est peut-être celle qui fait défaut dans l’organizing et qui est plus présente dans nos riches traditions d’éducation permanente. Cependant, cette confrontation de points de vue souffre chez nous aussi d’au moins deux dérives : la peur du débat stérile, qui ne débouche pas sur du concret, et consécutivement son évitement ou encore des modalités de mise en œuvre qui réservent ces espaces à des élites qui maitrisent les codes mobilisés. La posture du facilitateur investi et exigeant nécessite de s’appliquer également l’exercice permanent de l’émancipation sans le réserver aux participants, mais en cheminant avec eux. C’est en sortant de nos certitudes, de nos divisions du travail, de l’histoire dominante, des normes et des catégories que nous pourrons augmenter notre puissance d’agir et nous attaquer à la transformation des rapports sociaux, y compris dans nos structures. Dans nos emplois de travailleurs sociaux et culturels, il faut bien souvent inventer des chemins de déviance5 par rapport aux injonctions officielles et intériorisées pour pouvoir laisser s’exprimer et entendre une parole telle que celle de Lila Watson : « Si vous venez ici pour m’aider : vous perdez votre temps. Si vous venez ici parce que votre libération est liée à la mienne, alors travaillons ensemble »6. La liste des écueils à éviter est longue, mais balisée. L’empowerment, la puissance d’agir sont des boussoles pertinentes à condition de garder un œil sur la dimension réellement collective et l’autre sur la transformation des rapports sociaux structurels.
Documents joints
- E. de Lescure, E. Porte, « Introduction. Politiser l’éducation populaire, un “réenchantement” ? », Agora débats/jeunesses 2017, n° 76.
- Ch. Maurel, Education populaire et puissance d’agir : Les processus culturels de l’émancipation, L’Harmattan, 2010.
- Voir e.a. le travail mené par l’asbl Periferia sur les liens entre éducation populaire et community organizing, https://periferia.be.
- La campagne Fight for 15 $ lancée en mars 2012 dans le secteur de la restauration rapide aux États-Unis est aujourd’hui internationale et plurisectorielle.
- « Lorsque la procédure empêche de réaliser l’objectif de la fonction, lorsque le mal- être et la perte de sens se font ressentir par rapport à l’exécution de la procédure, dévier d’une quelconque manière apparait comme une issue… », La Revue nouvelle a consacré un colloque et un numéro (n° 1, 2019) à la déviance dans le travail social. On y trouve des éléments d’une étude de ces mécanismes chez les travailleurs du Forem réalisée par B. Van Asbrouck.
- Propos attribués à L. Watson, aborigène d’Australie, chercheuse et militante.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°92 - septembre 2020
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