Demande urgente ou urgence de l’intervenant ?
Deschietere Gérald
Santé conjuguée n° 59 - janvier 2012
La demande de prise en charge urgente d’une situation de dépendance mobilise différentes compétences, humaines, sociales et psychiatriques, qu’il faut sans cesse remettre en question. La première de ces compétences, si tant est qu’il s’agit d’une compétence, réside dans la disponibilité pour accueillir la personne qui porte les stigmates de la dépendance mais également les personnes qui soutiennent la demande d’aide, les proches du patient la plupart du temps et qui portent parfois la justification de l’urgence de la démarche.
Chronos
Face à l’urgence d’une demande, nous devons déployer un créneau horaire qui dépasse le cadre habituel de nos consultations. Réfuter ou accueillir l’urgence nécessite un temps long qui va permettre évaluation, rencontre, travail du consentement et de l’accordage des décisions. Or, c’est une tautologie de l’écrire, ce qui manque le plus dans notre travail clinique quotidien c’est du temps, denrée trop difficile à trouver, coincés que nous sommes dans des canevas de consultations, et je parle indifféremment des différents lieux de soins, où les 45 minutes « au mieux » sont le gold standard rarement remis en question. Certains patients rentrent bien dans ce schéma de consultation, ils réduisent leur symptômes, se formatent sur cette durée, ont assimilé le rapport au temps de la facturation. Ils ne sont pas ou plus en crise et ne mettent pas en péril le système de soin. On pourrait presque dire que cette assimilation rend une partie de ceux-ci à nouveau « comestibles » pour le travail, la production, les échanges sociaux. D’autres, et ils ne souffrent pas nécessairement d’une dépendance, se présentent ou sont envoyés en salle d’urgence par des intervenants en crise, eux aussi, devant la chronophagie des demandes de soins non standardisés, des demandes qui sortent du cadre habituel. Ce recours est parfois utile pour éviter des réponses toutes faites, « prêtes à hospitaliser ». Refuser ou rencontrer l’urgence nécessite donc du temps pour ne pas emboliser la pensée singulière face à un patient dont le comportement, la symptomatologie et la demande sont toujours irréductibles à une procédure. Trop souvent, notre réponse n’est pas tant motivée par le tableau clinique que par le manque d’alternatives, coûteuses en engagement et en temps. Il est alors des réflexes qui refont surface, notamment celui de l’hospitalisation afin de colmater l’angoisse des intervenants du système, ce qui est parfois légitime et utile. Rechercher la motivation exacte d’une décision d’hospitalisation avec un patient dépendant est nécessaire car parfois il s’agit de répondre davantage à notre urgence à nous, maintenir le cap de notre agenda de consultations, que de penser le soin à ce patient de manière spécifique et singulière. C’est probablement l’une des spécificités du travail en urgence que d’offrir un cadre temporel moins rigide. En urgences, nous pouvons prendre le temps, paradoxe qui nous permet de déceler où se trouve l’urgence en tant que tel grâce à une scansion de la prise en charge : faire patienter, ouvrir la consultation à d’autres intervenants, reporter une décision pour ne pas se cantonner à une réponse qui ferme les voies thérapeutiques mais également entendre dans ce moment de crise pour l’usager une réelle demande de changement. Il s’agit d’offrir au patient la possibilité temporelle de se réapproprier sa demande de soin, fut-elle instrumentale.Hospitaliser ?
Il est évident que le passage par l’hospitalisation est régulièrement convoqué à juste titre dans la prise en charge des personnes souffrant d’une dépendance. Avec les approches médicamenteuses et psychothérapeutiques, le séjour en lieu spécialisé complète le trépied habituel de nos démarches de soins pour personnes dépendantes. Néanmoins la question de l’indication d’une hospitalisation doit être ramenée car le soin ne peut se limiter à cette période. Le travail en amont et en aval est en soi plus porteur de promesses de changement pour l’usager et ses proches1. Le professeur Jacques Besson l’a indiqué ce matin, les approches communautaires doivent être développés et ne sont que trop rares en Belgique actuellement. Une deuxième donnée qui motive le travail du temps trouve ses origine dans la place croissante que les usagers prennent dans l’organisation et les décisions des soins depuis les avancées législatives concernant les droits du patient, et qui est encore promue par la réforme de la psychiatrie, autour des projets ’107’2. La grande question qui nous agite quand nous recevons une demande, c’est comment, le cas échéant, refuser une demande d’hospitalisation à une personne qui la souhaite, qui souffre de sa problématique, qui est soutenue dans cette demande par des proches et dont les droits évoqués plus haut renforçant l’autonomie de décision. Au nom de quoi ne répondons-nous pas toujours positivement à ces demandes ? Ainsi, si l’évolution de la psychiatrie continue de passer par une meilleure connaissance des processus étiologiques, à la croisée des processus psychiques, sociaux et neurobiologiques, cette branche de la médecine, plus que toutes les autres, doit composer aujourd’hui avec le dialogue entre patients et soignants, dans une rencontre marquée par l’asymétrie des positions mais où chacun a autant à apporter à l’apaisement de la souffrance. Sur quoi estime-t-on qu’une situation liée à la dépendance, quelle que soit celle-ci, relève de l’urgence. Nous savons qu’aucun critère objectivable ne permet de déterminer la temporalité d’une prise en charge, nous sommes bien davantage du côté des indices qui, mis ensemble, n’amènent pas une certitude mais donnant un faisceau convergent de décisions. Il y a toujours de la subjectivité dans nos décisions, cela fait partie de notre savoir-faire que d’intuitionner la décision la plus favorable à la prise en charge du patient, parfois au prix d’un désaccord assumé avec lui ou avec les données récentes de la littérature. Il ne s’agit donc pas de refuser le caractère urgent mais de faire prendre conscience au réseau de soins que la meilleure attitude est celle qui offre la meilleure garantie de changements au long cours. Par ailleurs, il est tout à fait regrettable que trop souvent encore des patients qui souffrent d’une décompensation psychiatrique sévère (mélancolie, psychose…) ne soient pas hospitalisés dans les meilleurs délais sous prétexte de leur dépendance à l’alcool et du travail de la demande qui est alors posé comme paradigme.Ecouter, s’écouter…
Il y a lieu donc de dépasser une certaine méfiance qui gangrène les relations entre partenaires du soin. Ce nécessaire dialogue nécessite un temps qui met à l’épreuve le souci de procéduraliser les soins. Nous avons pu dans le passé, accueillir un patient en quinze minutes là où pour un autre, plus de trois heures n’ont pas suffi. Il y a lieu de renouveler notre croyance dans la singularité de tous nos actes, ce qui n’empêche pas de faire traverser ceux-ci par une connaissance de la littérature médicale récente et par une réflexion globale sur les aspects de santé publique, dans des logiques qui ne s’opposent pas mais qui s’enrichissent de leur complémentarité et de leur nécessaire incomplétude. Pour terminer, j’aimerais associer la réflexion de Christophe Dejours à ce travail de l’urgence. Car s’il est bien une chose que nous devons accepter après l’avoir admise, c’est la dimension pathique de la confrontation régulière avec la crise de nos patients dépendants : sentiment d’épuisement et d’échec devant le « énième » rechute d’un patient et impression d’être instrumentalisé par celui dont les demandes sont souvent contradictoires et imprégnées de la toute-puissance que recèle l’addiction au produit se conjuguent et peuvent anéantir l’espoir avec lequel nous travaillons pourtant. Il est donc urgent dans un tel climat de prendre soin aussi des soignants qui travaillent dans ce contexte. Il faut s’appliquer à soi-même ce que nous tentons de faire avec les patients que nous recevons quotidiennement : maintenir une dimension d’écoute de soi pour mieux les entendre eux. Comme le dit Roger Gentis, il s’agit de ne pas devenir « un homme davantage objectivé qu’écouté3 ».Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 59 - janvier 2012
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