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Comment réduire les angles morts ?


Santé conjuguée n°105 - décembre 2023

La santé au travail est un des maillons les plus faibles du système de santé en Belgique. Et pourtant, intervenir sur les conditions de travail avec une approche de prévention primaire permettrait d’éliminer de nombreux risques à la source.

Qu’il s’agisse de cancers, de maladies cardiovasculaires, de troubles musculosquelettiques, de burn-out, l’enjeu des conditions de travail est central. S’agissant d’expositions forcées (qui découlent de l’organisation du travail et non de la volonté individuelle des personnes exposées), l’élimination de ces expositions ne peut se faire par de simples campagnes d’information. Elle exige une intervention énergique des pouvoirs publics. Elle suppose que l’on cesse de considérer les entreprises comme des lieux privés, sous la responsabilité du patronat, où les normes de santé publique ne s’appliquent souvent qu’en mode dégradé au nom des exigences du profit.
L’intervention sur les conditions de travail est aussi un levier fondamental pour réduire les inégalités sociales de santé. Les risques professionnels ne sont pas répartis de manière randomisée sur l’ensemble de la population au travail. Ils tendent à épouser la courbe des inégalités dans d’autres aspects du travail. Les personnes avec un statut précaire, avec de bas salaires, avec des perspectives de carrière réduites, inscrites dans des rapports de subordination qui ne leur permettent pas d’intervenir démocratiquement dans l’organisation de leur travail sont, en règle générale, celles qui sont exposées aux risques les plus élevés, qu’il s’agisse de leur santé physique ou mentale1.

Les effets de la division sexuelle du travail

Dans cette perspective, il est important d’attacher une attention particulière aux conditions de travail et d’emploi des femmes. Traditionnellement, les disciplines concernant la santé au travail (médecine du travail, épidémiologie des risques professionnels, sciences de la sécurité, etc.) ont privilégié des professions et des secteurs masculinisés. Il s’est produit un cercle vicieux : moins d’interventions préventives, moins de recherches scientifiques, moins de reconnaissance des risques professionnels de sorte qu’un stéréotype initial selon lequel le travail féminin serait plus léger et moins nocif se trouve confirmé, non pas dans la réalité des corps, mais dans nombre de données statistiques qui restent largement acceptées comme des indicateurs pertinents. La division sexuelle du travail concentre un nombre beaucoup plus important d’hommes dans des activités où les risques d’accident mortel ou grave sont élevés. En revanche, les femmes sont beaucoup plus exposées à des risques à moyen ou à long terme. Beaucoup de ces risques sont naturalisés comme si l’activité de travail n’était que le prolongement d’activités inhérentes à la situation des femmes dans la société. Il y a une double dynamique dans cette invisibilisation d’une partie importante du travail des femmes. D’une part, cela permet de légitimer des salaires inférieurs. D’autre part, cela permet d’attribuer des atteintes à la santé à des facteurs non professionnels.
Si nous examinons les statistiques concernant les maladies professionnelles en Belgique, les indemnités pour incapacité permanente (qui correspondent à la part essentielle du budget des indemnisations) représentaient en 2022 environ 15 % de femmes et 85 % d’hommes. Dans un travail que j’avais effectué sur les statistiques de 2009, le pourcentage de femmes indemnisées pour une incapacité permanente se situait autour de 8 %22. Pourtant, si l’on examine les données des enquêtes sur les conditions de travail, on constate que les facteurs de risque sont loin d’être concentrés dans des professions ou secteurs masculinisés. Tant pour les hommes que pour les femmes, ils tendent à se concentrer en fonction de la hiérarchie sociale au travail. En revanche, leur visibilité varie beaucoup entre hommes et femmes.
Cela peut être illustré par les cancers. De façon générale, les cancers reconnus comme maladies professionnelles ne constituent qu’une petite partie des cas attendus en fonction des recherches épidémiologiques. Ces dernières produisent généralement des calculs de fractions attribuables aux conditions de travail. Malgré les limites du concept de fraction attribuable (la proportion de malades que l’on espère pouvoir éviter si on supprimait le facteur de risque dans la population)3, celui-ci permet d’estimer le nombre de cas attendus de cancers professionnels, en fonction du nombre de travailleurs exposés et du nombre de personnes atteintes par une certaine localisation des cancers. L’écart entre les cas attendus et les cas reconnus est déjà très grand pour les hommes. Il devient immense pour les femmes.

Cancer du sein et travail

Le cancer du sein est le cancer qui touche le plus les femmes. En Belgique, le nombre de nouveaux cas se situe entre 10 000 et 11 000 par an tandis que le nombre annuel de décès est de l’ordre de 2 300. Il existe de nombreuses recherches scientifiques associant ce cancer à des conditions de travail. Parmi les principaux facteurs, il y a le travail en équipe avec des horaires nocturnes4, les radiations ionisantes et un nombre important d’agents chimiques d’usage courant dans différents secteurs. S’agissant d’un cancer hormono-dépendant, les expositions fréquentes à des perturbateurs endocriniens jouent un rôle important dans sa survenue.
Dans le secteur de la santé, on découvre souvent un cumul de risques : travail de nuit, exposition à des médicaments dangereux (notamment au cours de la préparation et de l’administration d’une chimiothérapie) et, dans certains cas, rayonnements ionisants.
En France, des équipes de recherche de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) ont organisé l’étude CECILE5. Il s’agissait d’évaluer l’impact du travail de nuit sur les cancers du sein des femmes dans une étude de population qui s’est déroulée dans deux départements entre 2005 et 2008. Cette étude a passé en revue systématiquement le parcours professionnel de presque 3000 femmes (1300 cas incidents de cancer du sein et 1300 cas témoins). Au total, plus de 11 % des femmes avaient travaillé de nuit à un moment donné de leur carrière. Le travail de nuit impliquait un risque de 30 % supérieur par rapport aux femmes n’ayant jamais travaillé la nuit. Pour les femmes ayant travaillé la nuit pendant plus de quatre ans, cette augmentation du risque était particulièrement marquée. Parmi les autres constats de cette étude, on relèvera un risque augmenté pour les femmes soumises à un régime d’alternance plus court entre travail de nuit et travail de jour (situation des femmes qui travaillent trois nuits par semaine et subissent des décalages plus fréquents entre le jour et la nuit). Un autre risque additionnel a pu être observé chez les femmes qui ont travaillé la nuit avant leur première grossesse.
Un rapport publié en août 2015 par le Fonds du cancer du sein aux États-Unis6 passe en revue la littérature scientifique sur le rôle des conditions de travail dans les cancers du sein. Parmi les infirmières, le risque est augmenté de 50 %. De nouvelles associations apparaissent dans des recherches récentes. Le risque de cancer du sein est multiplié par cinq dans le secteur de la coiffure et de la cosmétique ainsi que parmi les travailleuses de l’industrie alimentaire. Il est multiplié par 4,5 parmi les travailleuses du nettoyage à sec et de la blanchisserie. Il est multiplié par quatre parmi les ouvrières de l’industrie papetière et des arts graphiques ainsi que dans la fabrication de produits en caoutchouc et plastique.
Le rapport liste les risques professionnels qui expliquent ces chiffres. Il s’agit principalement d’un ensemble de substances chimiques comme le benzène et d’autres solvants, les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), les pesticides et de nombreux autres perturbateurs endocriniens. À ces agents chimiques s’ajoutent le travail de nuit et les rayonnements ionisants.
Le cas des cancers du sein témoigne de l’invisibilité des conditions de travail dans des campagnes menées sous l’étiquette de la « santé publique ». Les recommandations concernant les facteurs à prendre en compte pour une détection précoce ne mentionnent aucune exposition professionnelle. En Belgique, la campagne Pink Ribbon vend chaque année plus de 100 000 rubans roses et fait largement appel à des donations. Sa page concernant les risques qui peuvent être corrigés mentionne cinq éléments : le tabagisme, la consommation d’alcool, la prise de pilules contraceptives, les hormonothérapies liées à la ménopause et le manque d’activité physique.

Que peuvent faire les médecins généralistes et les maisons médicales ?

Tous les médecins reconnaissent l’importance de l’anamnèse comme étape indispensable de la consultation et d’un rapport suivi avec leurs patients et patientes. Une anamnèse des conditions de travail est tout aussi importante pour comprendre les dynamiques de santé de ceux-ci. Dans la pratique, cette enquête est souvent négligée. Plusieurs facteurs contribuent à cette situation. La formation médicale sur les risques professionnels est pratiquement inexistante pour les médecins qui ne se sont pas spécialisés en médecine du travail alors que rien ne s’oppose à ce que les risques professionnels soient étudiés dans le cadre de la formation continue des médecins. Le deuxième obstacle est lié à une vision trop étroite de l’activité curative. Qu’un cancer ou n’importe quelle autre pathologie de longue durée soit lié à des risques professionnels ou à d’autres causes ne change rien aux besoins thérapeutiques. En revanche, si l’on tient compte des dimensions psychosociales de toute maladie, il y a un intérêt certain à établir le lien avec des expositions professionnelles. Psychologiquement, cela permet de combattre le sentiment de faute associé à nombre de maladies et renforcé par le fait que la majorité des campagnes de prévention mettent l’accent sur des prises de risque individuelles. Matériellement, l’indemnisation des maladies professionnelles aide les personnes malades dans la mesure où les incapacités de travail sont mieux indemnisées dans ce régime que dans le régime général de l’assurance maladie-invalidité. Au-delà des situations personnelles, l’identification des risques professionnels aide à réaliser une meilleure prévention. Dans cette perspective, il est important d’établir des liens avec la médecine du travail, même dans des situations où une reprise du travail n’est pas envisageable. Pour de nombreuses pathologies, la question de la reprise du travail est particulièrement complexe. Celle-ci peut jouer un rôle positif si une prévention efficace a été mise en place. À l’inverse, elle peut aggraver la situation des patients et patientes s’il s’agit de les renvoyer vers un environnement de travail nocif.
Les maisons médicales peuvent jouer un rôle préventif important de deux manières. Elles peuvent d’une part procéder à des déclarations de maladies professionnelles. Sur le plan individuel, ces déclarations sont utiles pour tous les patients et patientes qui voudraient faire reconnaitre leur maladie comme une maladie professionnelle. Sur le plan collectif, cela permet d’attirer l’attention sur l’insuffisance de la prévention dans les entreprises ainsi que sur la nécessité de compléter la liste actuelle des maladies professionnelles qui est beaucoup trop restrictive. Contrairement à une croyance assez diffuse, les déclarations de maladies professionnelles ne sont pas portées à la connaissance des employeurs et elles ne demandent pas une expertise fine des conditions de travail. Il suffit que le médecin suspecte une origine professionnelle possible pour qu’il établisse une telle déclaration.
Les maisons médicales peuvent d’autre part mettre en évidence le lien entre de nombreuses pathologies qui affectent les femmes et leurs conditions de travail. Cette activité peut être réalisée en collaboration avec des collectifs de travail, avec les comités pour la prévention et la protection au travail (CPPT) dans les entreprises de plus de cinquante travailleurs et avec les organisations syndicales. Il y a là une place à prendre tant que les questions de santé au travail resteront à l’arrière-plan de la santé publique dans notre pays.

  1. M. Lamberts et al., La qualité de l’emploi en Belgique 2015,
    Analyse sur la base de l’enquête européenne sur les conditions de travail EWCS (2015)
    Eurofound – Résumé analytique, SFP Emploi, Travail et Concertation sociale, 2016.
  2. L. Vogel, Femmes et
    maladies professionnelles.
    Le cas de la Belgique,
    ETUI, 2011.
  3. Sur ces limites, voir E. Counil, « Causes du cancer : pourquoi le travail échappe aux radars ? », Santé et travail,
    n° 100, 2017.
  4. Dès 2010, le Centre international de recherche sur les cancers a consacré une monographie au travail de nuit, classifié
    comme cancérigène du groupe 2A (cancérigène probable chez l’humain). Une nouvelle monographie publiée en 2019 a confirmé cette classification et a permis d’affiner les données sur la base de nouvelles études épidémiologiques.
  5. F. Menegaux et al.,
    “Night work and breast cancer: a populationbased case-control study in France (the
    CECILE study)”, International Journal of Cancer, 132, 2013.
  6. Breast Cancer Fund, Working Women and Breast Cancer. The State of the Evidence, 2015, www.bcpp.org.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°105 - décembre 2023

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