Bruxelles se dote d’un plan social santé intégré
Jacques Moriau
Santé conjuguée n°104 - septembre 2023
En début de législature, le Gouvernement bruxellois affirmait sa volonté « de développer un plan social-santé bruxellois intégré et commun à toutes les entités compétentes sur le territoire bruxellois, traduisant une approche territoriale de l’action sociale et de la santé, en donnant aux CPAS un rôle clé dans le déploiement des politiques de lutte contre les inégalités et la pauvreté »1. Quatre ans et une crise sanitaire majeure plus tard, le Plan social santé intégré2 (PSSI) est là et ses premiers effets se font sentir sur le terrain.
Trop de Bruxellois et de Bruxelloises éprouvent des difficultés à accéder à l’aide sociale et aux soins de santé (que cela s’exprime dans des phénomènes de non-recours1 ou des problèmes structurels de mise à disposition de l’offre2) ou à profiter de ceux-ci tout au long de leur vie et des aléas qui la parsèment. Le système d’aide et de soins se révélant fréquemment incapable d’assurer une continuité du suivi au gré des âges de la vie, des changements de statut ou des dynamiques de chronicisation. À cela s’ajoute une tendance à la complexification des situations vécues par une part croissante de la population amenée à affronter en même temps des problèmes administratifs, d’emploi, de logement, de relations familiales, de santé physique et mentale…
Ces constats s’enracinent dans un contexte socioéconomique particulier. Si Bruxelles est une des régions européennes les plus productrices de valeur3, elle abrite une population proportionnellement plus pauvre (un tiers vit avec un revenu inférieur au seuil de risque de pauvreté, soit 1 230 euros par mois pour une personne isolée) que les autres régions belges. Cette réalité s’inscrit physiquement dans le tissu urbain à travers de grandes disparités de richesse, d’accès aux ressources (espaces verts, loisirs), de santé, de conditions de vie (logement, exposition aux risques), etc. entre les quartiers. Ces inégalités se renforcent en outre du fait d’une inégale répartition des acteurs de terrain social-santé sur l’ensemble du territoire.
Dans ce paysage un peu sombre, l’ambition du PSSI est de mettre en place une politique social-santé de première ligne qui assure un meilleur accès aux services, une prise en charge globale, intégrée et continue des personnes, et qui favorise plus d’égalité dans la distribution des ressources social-santé sur le territoire régional. Cette vision suppose une restructuration en profondeur de l’offre de l’aide et des soins ambulatoires qui permette une plus grande intégration des services entre eux et une meilleure articulation de la première ligne avec les acteurs de la prévention et de la promotion de la santé, ainsi qu’avec les secteurs hospitaliers et résidentiels.
C’est en fait la logique même de mise à disposition des services aux citoyens et d’organisation des interventions qui est au cœur des propositions du PSSI. Deux axes majeurs de transformation sont privilégiés : le premier concerne la coordination des différents professionnels de terrain, le second porte sur la répartition territoriale des services.
Deux axes de réforme
Si l’organisation en secteurs (santé somatique, santé mentale, aide aux sans-abri, médiation de dettes…) renforce la spécialisation des intervenants, elle est aussi source de cloisonnement et de rupture des suivis. L’objectif du PSSI est de donner les moyens organisationnels et législatifs aux acteurs de terrain pour se coordonner plus efficacement autour et avec l’usager afin d’assurer un accompagnement de qualité, global et continu qui tienne compte de ses besoins tout au long de la vie (goal oriented care). Cela implique d’agir non seulement dans une logique curative ou de rétablissement, mais aussi de tenter de peser sur les déterminants sociaux et de santé, ainsi que de développer des programmes de prévention et de promotion de la santé qui permettent d’influer sur le bien-être des personnes plutôt que sur leur seule condition sociosanitaire. Dans ces termes, l’intégration exige non seulement de mieux coordonner les acteurs social-santé entre eux, mais aussi d’associer d’autres professionnels (ou non) dans une réflexion et une action plus large sur les conditions de vie des Bruxellois. On peut imaginer par exemple, dans certains quartiers très touchés, une politique de lutte contre le diabète qui associe programme de prévention et de promotion de la santé, dépistage systématique par les professionnels de santé, actions visant l’amélioration de l’alimentation des plus jeunes dans les écoles, développement d’une offre d’activités physiques gratuites et publiques, etc.
Cette ambition peut être d’autant mieux rencontrée si, en parallèle, on organise des lieux et les territoires pour faciliter la rencontre et la coordination des intervenants. Le second axe de réformes vise donc à structurer l’offre de services selon une logique territoriale, échelonnée du quartier à la région en passant par les communes et les bassins d’aide et de soin. En organisant des dispositifs de rencontre et de coordination entre acteurs, en créant de nouvelles fonctions centrées sur l’aller-vers les personnes les plus éloignées de l’aide et des soins (outreaching) et sur la facilitation des passages de service à service, il s’agit à la fois de soutenir, dans le respect des pratiques et des métiers, le travail à plusieurs, mais aussi – c’est un point crucial – de développer une responsabilité populationnelle partagée par l’ensemble des opérateurs actifs sur un territoire. Cette responsabilité partagée implique que l’ensemble des opérateurs présents dans une zone œuvre à l’amélioration du bien-être de l’ensemble de la population et soit en capacité d’accueillir et d’orienter toute demande vers l’offre la plus adéquate. Cela suppose l’usage d’outils de repérage et de diagnostics partagés, un accord sur les priorités d’action, des protocoles d’intervention à plusieurs, l’accroissement du travail communautaire, etc. La responsabilité populationnelle partagée devrait susciter des interventions qui vont au-delà de la seule réponse à la demande exprimée et qui visent à une prise en charge globale de la population en fonction des risques identifiés. En période de canicule, on pourrait ainsi imaginer qu’un quartier ou une commune organise un réseau et des outils de veille, impliquant aussi bien les professionnels du secteur ambulatoire que les agents de prévention, les gardiens de la paix, les pharmaciens, mais aussi les commerçants et les habitants, pour repérer et prévenir les effets de la chaleur sur les personnes âgées ou vulnérables.
L’organisation des services sur une base territoriale répond en outre à la volonté de répartir au mieux les moyens disponibles, que ce soit pour assurer une offre de base uniforme sur l’ensemble de la région ou pour accorder des moyens supplémentaires ou particuliers selon les besoins spécifiques des quartiers et des populations qui les peuplent. Cette idée d’universalisme proportionné permet à la fois de respecter un principe de justice spatiale entre tous en assurant une même offre de proximité et de cibler les efforts là où les besoins sont les plus criants. Cela pourrait signifier, à terme, une programmation plus raisonnée des services de première ligne de la part des acteurs publics.
L’ensemble du plan est enfin traversé par trois principes structurants supplémentaires : l’attention à l’accès aux droits, compris comme un préalable indispensable à un accès plein et entier à l’offre d’aide et de soins ; la prise en compte des effets liés au genre pour la conception, l’implémentation et l’évaluation des politiques sociosanitaires et la plus grande implication de toutes les parties prenantes dans la mise en place et l’évaluation continue du plan dans un objectif de développement de la démocratie sanitaire.
Les enjeux de la mise en pratique
Passer des bonnes idées aux bonnes pratiques suppose de surmonter les obstacles qui vont surgir au long de la concrétisation du plan et, surtout, d’impliquer l’ensemble des acteurs concernés dans la co-création des nouveaux dispositifs. C’est dans les réalisations concrètes que l’on pourra juger de la force du modèle et des améliorations qu’il rend possibles. A hauteur du terrain, plusieurs pas importants ont déjà été posés pour soutenir sa mise en place et indiquent les voies prises.
Au niveau législatif, plusieurs textes sont en cours d’approbation par les assemblées compétentes. Ils mettent en place le cadre de l’organisation territoriale (définition et délimitation des quartiers et des bassins de soins) et donnent (un peu) plus de moyens de coordination aux services de première ligne.
Une série de nouveaux financements sont également consacrés à de nouvelles fonctions et à la création de structures de coordination ou d’appui. Au premier rang de celles-ci, les contrats locaux social santé (CLSS) qui devraient à terme couvrir les quarante-sept quartiers définis par le PSSI. Ces dispositifs, accueillis par les CPAS sont le cadre opérationnel dans lequel pourra s’organiser l’intégration des acteurs de terrain. Ils visent principalement à rassembler ceux-ci autour d’un diagnostic et de priorités partagés pour améliorer la situation sociosanitaire locale. À ce stade au nombre de dix-huit, situés dans les quartiers les plus défavorisés de Bruxelles, ils constituent une expérimentation grandeur nature du passage à une organisation sectorielle et des défis de gouvernance que celle-ci peut poser.
En complément, d’autres financements sont destinés au renforcement du travail communautaire (les relais action de quartier, RAQ) et de prévention/promotion (community health workers, agents de prévention/promotion) ou à la création de cinq centres social santé intégré (CSSI), première forme concrète d’une offre intégrée d’aide et de soin. Enfin, un espace d’information, de consultation et de co-construction, les Ateliers du changement 4, a été mis en place par Brusano (le service pluraliste et bicommunautaire de coordination et d’appui à la première ligne de soins et plateforme bruxelloise de soins palliatifs) et le Centre bruxellois de coordination sociopolitique (CBCS) pour aider les professionnels à se saisir des propositions contenues dans le plan et mettre en place les projets utiles pour soutenir le processus de changement. Brusano a par ailleurs vu ses missions élargies à la mise en place d’une nouvelle structure d’appui au développement des bassins et de leurs actions.
L’idéal que dessine le PSSI est une ville en santé5 où les services de base sont aisément accessibles dans le quartier de vie et qui soit capable d’agir à tous les niveaux, depuis les déterminants sociaux et de santé jusqu’à la prise en charge concertée de chacun de ses habitants dans le respect de ses aspirations. Une vision qui implique de lutter contre les inégalités trop présentes actuellement et de développer, de concert, une offre de base équivalente sur l’ensemble de son territoire et des offres spécifiques en phase avec les problématiques locales les plus prégnantes.
Réussir la transition
Concevoir une ville solidaire, capable par ses infrastructures et son offre de services de soutenir tous ses habitants (y compris les personnes les moins visibles) et de promouvoir la justice sociale et l’accès au bien-être est une gageure. Le défi majeur reste de réussir la transition entre un système excessivement compliqué, mais bien rodé, et une organisation plus intégrée, mais à inventer, sans décourager des travailleurs de terrain déjà à la limite. Le risque d’ajouter une couche de complexité, notamment par la création du niveau supplémentaire des bassins, sans générer dans le même temps des gains de simplification est réel. Un tel ressenti, fréquent chez les travailleurs, pourrait s’avérer désastreux en termes d’implication et d’adhésion aux objectifs définis par le plan.
La concrétisation du PSSI demandera du temps et de l’énergie. La liste des priorités est longue : mettre du liant entre les différents dispositifs, faire vivre les nouveaux collectifs de travail et d’intervention dessinés par les textes, impliquer les acteurs extérieurs au secteur social-santé, permettre à chacun de trouver sa place, d’être en mesure d’exercer son métier et de mobiliser ses compétences et, surtout, garder au centre des projets et des interventions les intérêts et les désirs du citoyen-usager.
Dans les années qui viennent, la réussite du changement de paradigme se mesurera à trois critères : que les pouvoirs publics accordent les moyens nécessaires à sa pérennisation, que les professionnels engrangent des plus-values qui rendent leur travail quotidien plus facile et plus efficace, et que les Bruxellois et Bruxelloises voient leur accès à l’aide et aux soins de qualité s’améliorer significativement.
- Observatoire de la santé et du social de Région de Bruxelles-Capitale, Aperçus du non-recours aux droits sociaux et de la sous-protection sociale en Région bruxelloise, Commission communautaire commune, 2017.
- Ch. Deligne et al., Comment les politiques publiques aggravent les vulnérabilités, BSI Position Papers, no 5 juin 2023, https://bsiposition.hypotheses.org.
- Eurostat, https://ec.europa.eu/eurostat.
- https://verander-atelier-changement.brussels.
- www.ccc-ggc.brussels/fr/observatbru.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°104 - septembre 2023
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