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Allier urgence et continuité


Santé conjuguée n°90 - mars 2020

Les maisons médicales apportent une attention particulière à l’accès effectif aux soins des publics précarisés, y compris les personnes en séjour illégal ou en voie de régularisation. Mais ces dispositifs sont dépassés par l’aggravation de la situation sociale et économique, par le retrait progressif de l’état dans les réponses à apporter et par une forme de stigmatisation qui se propage.

Ces dernières années plus particulièrement, les soignants ont pu constater l’augmentation en nombre, en gravité et en complexité des difficultés psychosociales vécues par leurs usagers. C’est un constat général, diffus, pesant, tellement généralisé qu’il constitue aujourd’hui un frein à l’accès effectif aux soins, y compris dans les maisons médicales. Pourtant, l’accessibilité est l’un des piliers sur lesquels celles-ci se développent, et elle est mise à mal par une série d’obstacles.

Un libre accès aux soins

Le fonctionnement au forfait est un mécanisme permettant aux patients d’avoir libre accès aux services médicaux via un contrat tripartite entre eux, leur mutuelle et la maison médicale. Le forfait a entre autres pour avantage de ne pas devoir s’encombrer de transactions financières entre soignant et soigné. Ce système offre de bonnes conditions à l’équipe soignante pour organiser les soins dans leur globalité et pour proposer une aide plus soutenue à ceux qui en ont le plus besoin. Pour le patient précarisé, il s’agit d’un formidable levier : peu importe l’état de son portefeuille, il aura toujours la possibilité d’être soigné, de ne jamais devoir choisir entre manger et consulter. Il pourra se rendre dans sa maison médicale chaque fois que c’est nécessaire, retourner voir son médecin si une question subsiste, si le mal persiste. Les seules conditions à l’inscription sont de vivre sur le territoire couvert par la maison médicale et d’être en ordre de mutuelle… et donc en possession d’un numéro national et d’un domicile. Les personnes qui n’ont aucun titre de séjour ou qui sont en séjour provisoire sont théoriquement exclues de ce dispositif. Elles sont du ressort de ce que l’on appelle l’AMU, l’aide médicale urgente. Il en est de même pour les réfugiés qui résident dans un centre en attente d’une régularisation et/ou d’un statut de réfugié délivré par les autorités. Les maisons médicales restent néanmoins accessibles à tous, y compris à cette population qui se situe hors des registres. Pour autant, ce n’est pas sans poser question. Les maisons médicales « saturées », celles qui ont rejoint leur nombre maximal d’inscrits, peuvent en venir à se demander si les AMU et les candidats réfugiés doivent aussi s’inscrire sur la liste d’attente ou s’ils ont un accès privilégié. C’est une vraie question qui mobilise et divise à la fois, car le choix posé a des conséquences sur de futurs patients en attente depuis des mois voire des années sur cette liste et qui se voient doublés par l’arrivée d’autres dits prioritaires. Il y a aussi la question de la mixité sociale parmi le public. Celle-ci doit pouvoir être maintenue afin d’assurer la viabilité de la maison médicale, mais aussi éviter qu’elle ne soit estampillée « maison de soins pour les précaires ». La force des maisons médicales réside également dans l’absence de connotation dont les autres services psychomédicosociaux sont davantage imprégnés.

Barrières et freins dans les consultations

L’arrivée de patients en séjour illégal et précaire bouscule les pratiques et plonge les soignants dans des difficultés. Citons-en quelques-unes. La barrière de la langue qui complique le suivi médical et paramédical : un interprète est parfois nécessaire, même si sa présence lors des entretiens tend aussi à complexifier la communication. L’interprète aide le soignant, il est même indispensable dans certains cas et constitue une ressource précieuse. Mais il filtre également, il sélectionne, réduit ou transforme ce qui est dit, malgré lui et inévitablement. Traduire simultanément dans un temps limité, transmettre des récits délicats et douloureux, mais aussi des informations et des recommandations médicales non nécessairement maitrisées ne permet pas une traduction littérale. Pour le soignant, cela peut engendrer une vraie frustration, car il a peu de maitrise de ce qui est traduit, il risque aussi de ne pas disposer de tous les éléments nécessaires pour poser un diagnostic. Le rapport au soignant est lui-même teinté de la manière dont le patient étranger investit le lien. Il est parfois empreint de la méfiance d’avoir à livrer des éléments intimes dans un contexte de migration. Ces biais ne sont pas nécessairement intentionnels et encore moins malveillants, mais intrinsèquement liés à la pratique de l’interprétariat, surtout si l’interprète est lié affectivement au patient.

Une aide soumise à des critères

Le rapport au médecin généraliste et à la structure ambulatoire peut aussi constituer quelque chose d’inhabituel pour le patient. Dans leur pays d’origine, certains ne se rendent pas chez le docteur, mais directement à l’hôpital, voire chez un guérisseur, et souvent lorsque leur état de santé s’est déjà fortement dégradé. Arrivés sur le territoire belge, consulter n’est pas forcément une priorité, et dès lors l’arrivée en maison médicale s’effectue tardivement. Cela peut créer beaucoup d’incompréhension et de frustration du côté du soignant qui voit son suivi malmené par une forme d’absence de compliance, et du côté du patient qui ne comprend pas toujours ce système de soins ni la nécessité de passer par son médecin généraliste alors que tout le pousse vers l’hôpital. Les contacts avec les CPAS qui délivrent les aides médicales urgentes (AMU)1 font aussi partie des difficultés majeures auxquelles sont confrontées les maisons médicales. Demande de réquisitoire2 à compléter et à déposer au CPAS, délais de réponses parfois très longs, refus motivés par le manque d’une information qui n’a pas été clairement explicitée ou mal comprise… La délivrance d’un réquisitoire ou d’une carte médicale relève souvent du parcours du combattant. En 2013 déjà, plusieurs maisons médicales bruxelloises se sont insurgées devant ces pratiques très « limites », voire obscures, certainement pénibles, dans une carte blanche parue dans Le Soir et De Standaard3. Depuis, les avancées sont lentes et dans certains cas il s’agit plutôt de régressions. Les CPAS par exemple ont tous des pratiques sensiblement différentes en la matière. Récemment, Denis Ducarme, ministre de l’Intégration sociale, souhaitait restreindre l’accès à l’AMU aux cas réellement urgents, pour éviter des « abus ». Il s’agit de toute évidence d’une intention qui s’appuie sur la suspicion, sur l’hypothèse que l’AMU est utilisée à mauvais escient. En réalité, 90 % des personnes en séjour illégal n’utilisent jamais l’AMU et on estime que son coût s’élève à 0,2 % de la Sécurité sociale4. Un tel climat de suspicion gangrène les bureaux des CPAS. L’appellation même « aide médicale urgente », qui répondrait à une nécessité absolue et à une forme de contrôle administratif, est antinomique avec l’aide qui est apportée au départ des centres de santé intégrés. Les soins en maison médicale s’inscrivent dans la durée, s’ancrent dans la prévention, se complètent par des actions communautaires et ne nécessitent aucun diagnostic. L’absence de condition, si ce n’est celle liée à la territorialité, en fait une de ses marques de fabrique. Les autorisations de se soigner délivrées par les CPAS sont au contraire provisoires, individuelles, ciblées et conditionnées. Ces démarches marquent des temps d’arrêt, de retrait et une charge administrative dont les soignants sont habituellement épargnés. Résistance Certaines maisons médicales ont décidé de contourner cette difficulté liée à l’obtention de l’AMU (donc de faire fi de cette autorisation) et de prodiguer des soins sans qu’ils soient facturés au SPF Intérieur. Il s’agit donc de proposer des soins gratuitement. Mais ce détournement pose la question de la suppléance : peut-on – une fois de plus – se substituer à un système défaillant ? Si cela profite indéniablement aux patients et évite aux intervenants des démarches laborieuses et difficiles, cela revient encore à décharger les autorités et les services compétents d’une série de responsabilités. Et, par ricochet, de faire perdurer un système dysfonctionnel. Autre effet rebond : ces patients ne seront pas comptabilisés et les statistiques faussées. Comment dès lors faire évoluer un système sans avoir une vision précise du nombre de personnes qui s’en trouvent exclues ? Comment développer des réponses structurelles si des services existants pallient le manque ? Comment alerter les autorités des ravages sanitaires que vivent les illégaux si les maisons médicales y apportent remède en utilisant leurs propres ressources ? Comment soigner quand tout vient à manquer ? Pour faire référence aux déterminants de la santé qui nous sont chers, à toutes les difficultés liées à l’accès aux soins se superposent des conditions de vie pour la plupart désastreuses. L’absence de permis de séjour et de revenus plonge les individus dans une précarité infinie. Le logement, quand il y en a, est souvent exigu, surpeuplé, à la limite de la salubrité. L’accès à un logement de qualité est impensable pour une personne en séjour illégal. Elle fait les affaires des marchands de sommeil : loyers trop chers, absence de bail et donc de recours… Ces bailleurs frauduleux sont pour la plupart bien connus, mais tolérés. Si les autorités interviennent, ces locataires perdront leur logement sans solution à la place. Disons donc alors que c’est mieux que rien, que ça libère la rue… L’accès aux loisirs, à la culture, à de la nourriture de qualité fait aussi défaut or quand elles viennent à manquer ces composantes défavorisent grandement un bon fonctionnement psychique et biologique. Sans argent, mais aussi sans certitude quant à l’avenir, il est difficile de prendre soin de soi et de se nourrir correctement. Il ne s’agit pas de vivre, mais de survivre. De lutter, sans jamais se poser. Un qui-vive, sans jamais profiter, car certains « migrants » ne seront jamais régularisés et vivront à durée indéterminée dans un no man’s land, un pays dans lequel ils n’existeront pas et où ils n’auront que des droits limités. Cette privation massive de tout ce qui constitue un socle sur lequel se base chaque vie humaine dans une société telle que la nôtre, abime durablement les individus auxquels nous tentons tant bien que mal d’apporter des soins, et aussi une parole de réconfort, un geste, un élan de solidarité en nous basant sur ce qui fait sens pour nous, sur ce qui nous anime et nous mobilise. Et en restant accessible à tous ceux que le reste du monde tend à rejeter.

Un équilibre à trouver

Si les maisons médicales restent un lieu de soin accessible et une structure répondant aux besoins de ces « errants », elles sont confrontées, comme partout ailleurs dans le secteur social-santé, à cette difficulté de se situer sur un échiquier où les autorités ont délibérément délaissé leurs pions. Si le mode de fonctionnement au forfait favorise l’aide apportée aux plus démunis, il ne répond pas à tout. Les équipes oscillent entre frustration et sens du devoir. Entre l’envie de s’engager et l’envie de se prémunir. Car se charger davantage des plus exclus de la société équivaut à soulager une politique qui peine à avancer des réponses structurelles à des problèmes loin de se résorber.

Documents joints

 

  1. Sous la forme d’une intervention nancière du CPAS dans les frais médicaux, c’est généralement la seule forme d’aide sociale à laquelle les personnes qui séjournent illégalement en Belgique ont droit (www.mi-is.be).
  2. Autorisation qui permet d’obtenir la prise en charge des soins. Le prestataire a la garantie que le CPAS paiera la facture.
  3. « Trois ans de pratiques illégales au CPAS de la Ville de Bruxelles », Le Soir et De Standaard, 7 octobre 2013.
  4. https:// medecinsdumonde.be.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°90 - mars 2020

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