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Rendre une liberté aux détenus ?

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Santé conjuguée n° 62 - octobre 2012

Sur la scène internationale, des recoupements statistiques évaluent aux environs de 80% la prévalence tabagique auprès des personnes en détention. Ce taux particulièrement élevé (trois fois supérieur au pourcentage actuel de fumeurs au sein de la population générale) n’est égalé que parmi les patients psychotiques, dépressifs ou schizophrènes… En dehors de toute analyse, on pourra se laisser traverser par l’analogie d’une aliénation : la condition d’un être en souffrance, auquel s’impose un rapport au temps particulier (quand l’horizon temporel est enfumé par des mois, des années de peine ou par la maladie mentale). Un être en souffrance, un patient qui fait appel au rituel autant qu’aux vertus psychotropes inhérentes à la cigarette : en-deçà de l’ivresse, une automédication dopaminergique, un moment d’évasion… Le travail de sevrage ou de limitation de la consommation est dès lors confronté dans cette population particulière à des difficultés extrêmement singulières…

Loin du monde, au revers des murs, en tôle, avec ces données liminaires, le tabac est banalisé. Plus qu’ailleurs, les gens privés de liberté fument. La norme sociale (crainte – objective ou non – d’être isolé, tracassé, rejeté quand le comportement n’est pas adopté), la culture (dans la mesure où un grand nombre des détenus sont issus des classes où le tabagisme est élevé), l’objet monnayable (où tout psychotrope est coté comme en bourse) : voilà trois éléments qui permettent d’expliquer sur un plan sociologique cette prévalence de 80%. Le tabac se présente aussi comme un antidote au quotidien difficile (ennui, stress, coups durs, conflits, mal aux dents, vague à l’âme…). Il sera parfois salvateur, en ces lieux, de recourir à la cigarette plutôt qu’à la force, à des mots qui blessent et qui foutent au cachot, de s’en remettre au tabac plutôt qu’à des schémas de mutilation ou à d’autres substances…

Le chantier tabagique

Pourquoi, dès lors, intervenir ou du moins questionner le tabagisme en prison… quand ce comportement se révèle – au grand bonheur des nombreux partisans du statu quo – normal, populaire et même utile, au sens où la cigarette apporte au consommateur un semblant de réponse, un recours face à l’épreuve, aux avatars évoqués de la condition pénitentiaire ? S’il n’est pas innocent, le tabac reste un produit licite, investi par tout fumeur de façon légitime…Aussi n’est-il pas dangereux de venir évoquer à Lantin l’idée – la gageure – d’une liberté retrouvée, d’un mieux-être hypothétique… alors que la vie carcérale fourmille de privations ; que, dans ces murs, la vie s’étrangle au temps présent, tant l’attente est mortelle ! Pour changer de comportement, pour écarter la cigarette, il faut le désirer… Quelle envie peut animer le fumeur incarcéré, s’il ne peut envisager l’arrêt comme un profit tel que la perte en soit supportable… Avoir envie de quelque chose, en prison, recèle un danger psychologique aussitôt que la désillusion peut affecter la personne et précipiter sa colère ou la déprime. Aussi la motivation ne va-t-elle pas de soi… Visitée par Miller et Rollnick, la théorie motivationnelle établit qu’il n’y a pas de changement possible (en dépit de l’intention déclarée de l’intéressé) tant que le chantier – l’arrêt tabagique, en l’occurrence – n’est pas jugé prioritaire. Il ne suffit pas que le détenu considère sa consommation comme un problème… Encore faut-il qu’il accorde à ce problème un statut primordial ! Or quelles sont, pour la personne incarcérée, les priorités qui feraient écho, de façon récurrente, à ses ruminations, manques ou détresses ? Y a-til, en ces murs, place pour envisager l’arrêt, quand il s’agit de protéger l’intégrité physique et psychique ébranlée par l’extrême inconfort de la vie carcérale, quand on attend la sentence ou l’éclaircie d’un congé pénitentiaire, quand il faut supporter l’exil de la parenté, la parenthèse indéfinie des projets ?

Impossible confiance en soi ?

Pour les auteurs cités, la confiance en soi est également déterminante. Le projet de changement s’irrigue, en effet, des moyens que se reconnaît l’intéressé face au problème et face au challenge. On notera que ces moyens sont mobiles, évolutifs, autant que la motivation personnelle. Ce concept ou ce déterminant qui se conjugue au levier motivationnel est appelé self-efficacy (l’auto-efficacité) par A. Bandura mais il est plus souvent traduit par « sentiment d’efficacité personnelle », de sorte à souligner la subjectivité qui l’évalue : on a plus de chance d’entamer (de mener à bien, par la suite) un projet si l’on s’en sent capable. Or, faire le plein de confiance, en prison, face à différents défis, semble assez compromis. L’estime de soi comme la confiance en soi, l’auto-détermination de façon parallèle, sont constamment battues en brèche au gré d’aspérités coercitives ou de punitions. Mais également par la stigmatisation du casier, du placard, d’avoir commis crime ou délit, par la façon dont les agents pénitentiaires peuvent considérer les détenus, par les jeux de pouvoirs entre eux, quand prime, explicite ou perfide, la loi du plus fort ou par le simple fait de n’avoir jamais plus de véritable intimité. Pas très optimiste, n’est-ce pas ? Faut-il proposer, dans ces conditions foireuses, aléatoires – et comment ? – des mesures à l’égard des fumeurs en détention ? Bon nombre ont ainsi répondu par la négative… À ce tableau… noir, opposons maintenant, très sereinement, les divers points qui vont éclairer le paysage… Faciliter l’envie de prendre soin de soi Si la prison peut se révéler destructrice et va précipiter, chez d’aucuns, la descente aux enfers (production de nouveaux toxicomanes, accentuation des troubles psychiques, création de révoltés contre « le système » ou la société, marginalisation des individus à leur sortie…), l’établissement pénitentiaire exerce également un rôle de réhabilitation. Dans l’intention, l’enfermement poursuit plusieurs objectifs : punition, sécurité et réhabilitation. Crucial est ce dernier enjeu pour éviter la récidive et c’est à cette fin que sont proposées, dans la plupart des prisons belges, des activités telles que des formations professionnelles, des cours d’alphabétisation ou de langue (de français, d’anglais), des groupes de paroles, des activités culturelles, religieuses ou encore sportives… Le temps qu’il reste à tuer dans la prison peut être utilisé par les détenus pour réaliser ce qu’ils n’ont jamais eu le temps, l’opportunité ou l’envie d’accomplir. Se refaire une santé, poser les premiers jalons d’une possible carrière, se mettre à niveau dans plusieurs branches, remettre en question certains mécanismes… Il est des bienfaits que le tôlard impute à son passage en prison. Mais ces dispositions propres à changer l’homme et son bagage ou sa trajectoire, encore faut-il les leur proposer, faciliter continument leur accès… Par ailleurs, une grande proportion de personnes incarcérées s’inscrit dans un héritage de précarité, sans couverture sociale, cumulant maladies somatiques et psychiques… Aborder en prison la santé mentale et physique, le soin du symptôme et développer des programmes ou des animations thématiques peut être, à cet égard, la réponse tardive de la société aux laissés pour compte. Nombreux sont les sujets qui, lors de la visite d’entrée en détention, vont rencontrer, pour la première fois depuis des années, un médecin : l’occasion d’un contact ou d’un suivi psycho-médico-social est ainsi renouvelée. Ce lieu, ce temps qui s’impose peut, dans certains cas, permettre une évolution. Dans ces conditions, l’information qui s’adresse au fumeur (vu la prévalence évoquée) va cibler des risques et mettre au jour l’ambivalence et les moyens disponibles (aide, apports de la substitution, par exemple)… En principe, les personnes enfermées n’ont pas le devoir de payer deux fois leur délit : privées de liberté, elles ne sont pas condamnées à manquer des soins qui peuvent entourer les gens libres. L’envie d’arrêter… comme tout le monde ! La littérature internationale affirme aussi que les détenus, s’ils sont fumeurs pour la plupart, sont nombreux à formuler des projets d’arrêt du tabac (près de la moitié !), principalement, pour les mêmes raisons que les sujets du monde extérieur : la santé, l’argent… Le stress apparaissant, de façon prévisible aussi, comme la difficulté majeure et la source de rechutes fréquentes. On retiendra qu’en dépit des conditions de vie dans lesquelles sont plongés des individus, souvent sans autre moyen de défense que le recours à un produit, le projet existe bel et bien de prendre congé de la cigarette un jour ou l’autre… Qu’on propose des animations portant sur le tabagisme est assez nouveau mais pas inédit. Dans pas mal de pays, des projets pilotes ont vu le jour, au cours de ces dix dernières années, ce qui a permis de cerner la pertinence et l’impact d’animations thématiques. Les résultats sont encourageants sur le versant chiffré, quantitatif (le nombre de participants, de personnes motivées à arrêter de fumer, d’aménagements de consommation, de réussites de sevrage) mais également d’un point de vue qualitatif : meilleure connaissance des enjeux, des obstacles et des leviers du changement. Sur un plan politique/institutionnel, on aura vu bouger les choses également : interdiction de fumer dans les espaces communs, patchs pris en charge par les soins de santé de la prison, changement de cellule autorisé dans le cas où l’espace est partagé avec un fumeur alors que la personne est engagée dans une démarche de sevrage…

L’exemple de Lantin

Notre propre expérience en milieu pénitentiaire s’est déroulée en terre liégeoise, à la prison de Lantin, sur deux « chantiers » marqués par l’adhésion volontaire des publics et le soutien de garants. Nous avons proposé, au sein du « Quartier des femmes », une conférence-animation destinée à déboucher sur un module (balisé par ailleurs1) visant la « mise en projet » des participantes, avant de reconduire ce dispositif auprès des hommes de la Maison de peine (personnes déjà condamnées). Le module est composé de cinq séances (cinq fois deux heures), thématiquement rapportées aux stades de changement2 décrits par J.O. Prochaska et C.C. DiClemente. L’objectif visé n’est pas l’arrêt brusque (ou, dirons-nous, « brutal ») de la consommation mais d’y réfléchir afin de mieux cerner les fonctions de la cigarette et les alternatives au gré desquelles on peut congédier le manque ou le craving. Autre enjeu des rencontres : inventorier les motivations, les ressources (internes et externes) et développer l’efficacité personnelle. À cet égard, le passage à l’action que nous proposons prend des formes élémentaires afin d’éviter le vécu d’échec ou l’inertie : pour nos participant(e)s, il s’agit de faire l’épreuve – aidé(e)s par un contexte un peu moins périlleux – d’un moment de privation dont le territoire et la durée seront choisis par la personne elle-même.Au sein du groupe, on essaie d’évacuer la pression, tout jugement qui viendrait contrecarrer le développement de la confiance en ses ressources et de la (re)prise d’un contrôle sur la consommation tabagique ou sur la santé, sur des comportements non désirés, problématiques ou, profondément, sur la vie… Cet article, au-delà des raccourcis du format, ne poursuit qu’un objectif : illustrer la grande inertie qui peut noyer parfois les moteurs du changement chez nos détenus, chez les patients marqués par le poids de l’échec ou la crise… Au demeurant, l’ambivalence apparaît chez eux comme un signal qui justifie largement notre investissement professionnel, humaniste. Avec tout le respect que nous devons aux choix des personnes, à leurs volontés, premières ou dernières, « bonnes » ou « mauvaises », la mise en projet des personnes, en renonçant de prime abord à vouloir qu’ils arrêtent, est le premier jalon que nous pouvons poser pour égaliser les chances par rapport au tabagisme… Quelques témoignages de la prison de Lantin « J’ai besoin d’un équilibre : fumer c’est un antidépresseur naturel ; quand j’avais arrêté, j’étais plus nerveux, j’avais du mal à m’endormir. En général, je ne parle pas beaucoup de moi, de ce que je ressens ; mais je lis beaucoup, j’essaye de me comprendre : tous les trucs avec le surmoi et tout ça ; je lis pour comprendre ce qui m’arrive et pour pouvoir changer aussi. » « Je ne veux pas sortir d’ici les pieds devant : ma fille m’attend. Il y a 10 ans, on m’a offert une seconde chance, après m’avoir débouché les artères : je ne l’ai pas saisie, à l’époque. Aujourd’hui, je suis bien conscient que, si je continue comme ça, je ne ferai pas long feu ; mon médecin me l’a dit. ». « J’en ai marre de fumer ; j’ai mal au coeur et ça va directement mieux quand j’arrête ; et puis (…) je prendrais peut-être un peu de poids si j’arrêtais : ça m’arrange car je suis un peu gringalet ! (…) Moi j’aime bien fumer, je le ferais bien 24h/24 mais c’est trop en train de me bousiller le corps. Tu sens que ça craint de fumer, que ça te bousille malgré tout. Même si y’en a qui vivent vieux et fumeurs… c’est peutêtre pas toi ! » « Je sais qu’un jour la cigarette va me mettre une claque et il sera trop tard. Moi, je ne connais pas ma vie sans cigarette : je ne me rappelle pas d’un jour où je n’ai pas fumé… Ma meilleure amie, c’est la cigarette : je suis mal barré, hein ? (…) Mais c’est vrai qu’on a envie d’arrêter de fumer… Pfff, c’est pas évident ! » « Dès qu’il y a des activités je prends : c’est vrai qu’à l’extérieur je ne serais jamais venu à un groupe tabac. »

Documents joints

  1. Voir l’article de François Dekeyser page 85.
  2. À savoir : 1° le niveau liminaire de pré-contemplation ; 2° le premier palier de l’intention, quand apparaît le désir inconséquent de l’arrêt ; 3° le stade où se dessine un scénario d’arrêt : la préparation ; 4° le passage à l’action (quand s’engage effectivement la privation volontaire exposant le fumeur au syndrome de sevrage) et 5° le travail de consolidation qui serait mal défini par la visée d’éviter la rechute : au cours des mois qui suivent un arrêt, la perspective est d’aller vers un nouvel équilibre où les réponses alternatives au tabac se font satisfaisantes… Ces étapes (illusoirement linéaires) sont les jalons du modèle transthéorique du changement de comportement.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 62 - octobre 2012

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