Médecins sous influence. Enquête sur les relations entre les médecins hospitaliers
Dr Jean Laperche, Krings Guillaume, Leroy Philippe, Kara Osman, Lecomte Laurie, Mertens Maud, Lallemand Séverine, Kabayadondo Gugu
Santé conjuguée n° 44 - avril 2008
Qui parle aux étudiants en médecine des firmes pharmaceutiques ? Person- ne ! Et pourtant, chaque médecin est confronté à ces acteurs fondamentaux du monde de la santé. Grâce à la recherche qu’elles soutiennent et aux médicaments qu’elles commercialisent, beaucoup de vie sont sauvées. Cependant, les firmes pharmaceutiques évoluent dans un contexte d’économie de marché mondialisée où la concurrence et l’optimisation des profits sont des impératifs vitaux. Comment les firmes peuvent-elles concilier ces deux objectifs, sauver des vies et réaliser les profits les plus élevés en évitant les écueils éthiques que fait naître la contradiction entre ces deux finalités ? Et comment les multinationales du médicament s’y prennent-elles pour communiquer avec les médecins, dont la philosophie de travail est très différente ? C’est pour répondre à cette dernière question que nous nous sommes lancés dans cette enquête.
Nous sommes en salle d’opération. A un mo ment, le chirurgien demande à une infirmière d’aller chercher un instrument spécial. Celle-ci s’exécute, ouvre l’emballage stérile. Le Dr Y se saisit de l’objet et demande à son assistant s’il a déjà entendu parler de ce nouvel instru ment à usage unique qui coûte 300 euros. Il explique que cet instrument est tout à fait inadapté, donc inutile. Il le démontre en s’en servant pendant cinq minutes pour opérer : effectivement, cela a l’air moins pratique à manier et plus lent que le classique bistouri électrique utilisé auparavant. Et le chirurgien jette l’appareil sans autre forme de procès. Le stagiaire médecin s’enquiert alors des raisons qui l’ont poussé à utiliser ce matériel onéreux tout en connaissant son inutilité. Réponse : en raison d’un « partenariat avec une firme », le chirurgien avoue être obligé de prouver qu’il en a utilisé au minimum quelques-uns chaque mois ! Partant de ce cas, vécu par l’un d’entre nous, nous avons enquêté sur les relations entre les firmes pharmaceutiques et les médecins hospitaliers afin de répondre à quelques grandes questions : • Quels rapports entretiennent les firmes pharmaceutiques avec les médecins hospitaliers a) au niveau de la recherche b) au niveau de la pratique clinique ? • Existe-t-il une législation ou des règles concernant le « sponsoring médical » ? • Comment ces règles sont-elles appliquées et respectées en pratique ? • A quoi doit-on faire attention, en tant que médecin, dans nos relations avec les firmes et leurs délégués ? • Comment faire rejoindre les objectifs d’une firme pharmaceutique, ceux du patient et du médecin ? Une enquête qui nous mènera des bureaux de professeurs d’université à ceux des firmes pharmaceutiques en passant par le ministère de la Santé et l’Agence du médicament, le cabinet d’un juriste et les nouveaux chemins d’indépendance dessinés par le Centre belge d’information pharmacothérapeutique (CBIP), Farmaka et MDEON, sans oublier les symposiums et colloques parrainés par le « mécénat du comprimé » et, bien sûr, les salles d’opération et services de médecine de plusieurs grands hôpitaux. La méthode employée dans notre travail s’est inspirée de quelques valeurs fondatrices : clarté, concision, focus sur l’essentiel. Afin de mener à bien notre travail d’enquête et espérer répondre à toutes nos questions, nous avons interviewé des personnes spécialisées dans le domaine qui nous intéressait : de nombreux professeurs de médecine, le directeur médical d’un grand hôpital, deux membres de la commission médico-pharmaceutique d’un grand hôpital, un avocat spécialisé en droit médical, un haut fonctionnaire de l’Agence fédérale du médicament, trois délégués de firmes pharmaceutiques et un délégué de l’asbl Farmaka. Nous avons garanti à nos sources un strict anonymat, certains sujets abordés étant assez sensible. Que toutes les personnes qui nous ont apporté éclairages, informations et soutien soient vivement remerciées !Le point de vue déontologique
Dans un premier temps, nous avons exploré les relations de terrain entre médecins hospitaliers et firmes pharmaceutiques tant au niveau de la pratique clinique que de la recherche, en laissant nos interlocuteurs s’exprimer sur leur vision de la déontologie médicale. . Quand l’argent compte presque autant que la science : recherche clinique et firmes pharmaceutiques, un système gagnant-gagnant pas toujours très déontologique Les firmes pharmaceutiques sont très impliquées dans les activités de recherche dans les hôpitaux belges, du moins en ce qui concerne la recherche clinique. A l’exception de quelques études de recherche fondamentale financées par le Fonds national pour la recherche scientifique, les firmes pharmaceutiques financent presque toutes les études. Leur objectif est de faire valider l’hypothèse qu’une molécule développée dans leur laboratoire et démontrée non toxique est efficace dans une application thérapeutique donnée. A la clé, elles espèrent obtenir une autorisation de mise sur le marché et/ou le remboursement de leur médicament pour en élargir les indications. De grosses sommes d’argent, voire l’équilibre financier de la multinationale sont en jeu. En effet, les firmes investissent plusieurs dizaines de millions d’euros pour développer une molécule et obtenir un retour de l’investissement. Un échec pourrait amener leurs finances dans le rouge… A titre d’exemple, citons Sanofi-Aventis qui réalise la majorité de son chiffre d’affaires avec le Plavix® (clopidogrel) dont le brevet va expirer, ce qui signifiera une grosse baisse de rentrées car d’autres firmes pourront produire à bas prix le générique du Plavix®. En conséquence, Sanofi doit impérativement trouver un autre « blockbuster » à propulser sur les marchés pour compenser la perte de l’exclusivité sur le Plavix®. C’est pourquoi la firme française met le paquet pour développer une molécule présentée comme révolutionnaire dans le traitement de l’obésité liée au syndrome métabolique et au diabète de type 2 : l’Acomplia® (rimonabant). Si le succès n’est pas au rendez-vous (actuellement les experts jugent la molécule décevante et plusieurs pays ont signalé qu’ils ne la rembourseraient pas), Sanofi pourrait mettre un genou à terre… Pour les firmes pharmaceutiques, financer des études est donc capital et s’inscrit dans une logique quasi exclusivement commerciale. Qu’en est-il alors des médecins et des services hospitaliers qui organisent ces études ? Là aussi l’argent est le nerf de la guerre ! En effet, les fonds apportés par les firmes pour ces études permettent d’engager du personnel dans un service et d’apporter de l’argent frais aux hôpitaux qui ont souvent du mal à rester économiquement à l’équilibre. Il s’agit donc d’un partenariat « gagnant-gagnant » comme nous l’ont fait comprendre les professeurs interrogés. On perçoit les questions déontologiques et éthiques que de telles alliances posent au quotidien et les abus qui peuvent en découler… En effet, les objectifs des médecins, s’ils se superposent à ceux des firmes au plan thérapeutique, divergent quant à la question des profits : théoriquement un médecin est là pour soigner, quand une firme vise d’abord à faire des bénéfices pour contenter les actionnaires qui ont investi les capitaux nécessaires aux recherches. Le risque est grand, comme l’expliquent les professeurs interrogés, que les médecins se laissent à leur tour guider par des intérêts économiques, au mépris de l’honnêteté intellectuelle, voire de la qualité des soins. Si un contrat clair est censé unir les chercheurs avec les firmes et si l’obligation de publication de tous les résultats, qu’ils soient favorables ou défavorables au médicament testé, est une exigence éthique et scientifique élémentaire, il n’est pas rare que les firmes exigent unilatéralement un droit quant à la décision de publication ou de non-publication des résultats obtenus par les chercheurs. Ceux-ci sont alors purement et simplement achetés par les firmes ! Dans un monde scientifique organisé autour du principe de « publish or perish », beaucoup de chercheurs, parfois les plus brillants, se laissent compromettre pour publier. Les dérives se situent à plusieurs niveaux : • La non-publication de mauvais résultats ou la publication des études concluantes sur une molécule alors que les études ne démontrant aucun effet passent à la trappe ; • L’influence passive qu’exerce une firme sur les chercheurs. Ceux-ci savent qu’ils seront mal perçus et que leur hôpital touchera moins d’argent s’ils ne réussissent pas l’étude dans le sens espéré par la firme pharmaceutique. D’où, des phénomènes d’autocensure rapportés par plusieurs professeurs : on jette à la poubelle un résultat qui pourra déplaire à la firme avant même que celle-ci en ait eu connaissance, ou bien on décide de creuser les recherches sur un aspect positif de la molécule, sans s’attarder sur un autre effet potentiellement négatif ; • L’influence active exercée par certaines firmes : cadeaux, matériel, financement du congrès organisé par le chef de service, voire dessous de table pour faciliter l’aboutissement positif d’une étude ; • L’acceptation par des médecins-chercheurs de mener des études qui n’ont aucun intérêt scientifique, mais uniquement une vocation commerciale. D’après les professeurs interrogés, ce type d’études est monnaie courante dans la majorité des services hospitaliers car elles permettent aux hôpitaux de gagner beaucoup d’argent. On monnaie de la sorte la caution scientifique donnée à une marque plutôt qu’à un concurrent… Afin de contrer ces collusions entre chercheurs et firmes, quelques garde-fous ont été mis en place. D’abord, les règles concernant les études sont très strictes en ce qui concerne les droits du patient et le consentement éclairé. D’après nos sources, chaque patient n’est inclus dans une étude qu’avec son accord et pour une prise en charge thérapeutique et un suivi optimaux. D’autre part, les grandes revues scientifiques, soucieuses de préserver leur image de marque et de qualité, exigent que les études qu’elles publient ne soient en aucune manière influencées par les firmes et que les conflits d’intérêts éventuels soient mentionnés en annexe de chaque publication. En résumé, les études cliniques constituent un véritable partenariat entre firmes pharmaceutiques et médecins. Les premières vont gagner énormément d’argent si les résultats sont concluants. Les seconds vont publier un bel article, ce qui va accroître leur renommée et la réputation de leur institution. De plus, les firmes apportent de l’argent dans un service hospitalier, ce qui permet de le faire tourner. En cas de succès de l’étude, de fortes plus-values viennent s’ajouter aux sommes de départ. L’argent est donc, au moins autant que la science, au centre de ce partenariat. Toutefois, beaucoup de chefs de service interrogés ont souligné le fait qu’il y avait parfois une certaine hypocrisie à dénoncer cette situation car les firmes pharmaceutiques sont les seules à pouvoir payer les chercheurs, l’Etat n’ayant pas de budget pour le faire… Quant à la question de savoir si le patient paye parfois les pots cassés, il est difficile d’y répondre. En pratique, si le patient signe obligatoirement un consentement avant de participer à une étude, celui-ci n’est que rarement éclairé comme il le devrait, c’est-à-dire de manière complète et exhaustive. De plus, si une étude démontre un bénéfice artificiellement exagéré pour une molécule et qu’à la suite de cette étude la molécule est mise sur le marché et remboursée par la sécurité sociale, on peut avancer que tous les patients qui seront traités par ce médicament seront trompés sur son efficacité et que pour certains, la balance risques/ bénéfices qui paraît pencher en faveur de la prise du médicament penche en réalité de l’autre côté. . Prescription de médicaments à l’hôpital : médecins sous influence ? Les relations entre les médecins hospitaliers et les firmes pharmaceutiques ne se limitent pas au financement de la recherche clinique. En effet, les médecins hospitaliers prescrivent beaucoup et constituent un vaste marché que tentent de conquérir les différentes multinationales pharmaceutiques. Par quels moyens ? Comment organisent-elles la promotion de leurs produits auprès des hôpitaux ? Qui décide quels médicaments sont prescrits à l’hôpital ? Y a-til des pressions ? Si les firmes pharmaceutiques ont un pôle de recherche, s’y ajoute et se développe un pôle marketing et commercial. Faire sinon la publicité, du moins l’information la plus valorisante possible sur leurs produits est un impératif pour les firmes pharmaceutiques, dans l’optique de vendre un maximum et de faire un maximum de profits. Certaines firmes consacrent jusqu’à 45 % de leur chiffre d’affaires à la communication, la publicité et l’information (plus que pour la recherche !). Voilà pourquoi les firmes engagent de plus en plus de délégués médicaux chargés de rencontrer les médecins hospitaliers et généralistes pour leur donner de l’information sur leurs médicaments. Nous avons rencontré trois délégués travaillant pour des entreprises pharmaceutiques différentes ; ils nous ont expliqué leur métier et la stratégie globale de leurs patrons. Les délégués médicaux ont deux objectifs. Le premier est de présenter aux médecins les nouvelles molécules développées par leur laboratoire. En passant, il est intéressant de rappeler aux médecins l’existence des molécules commercialisées depuis quelque temps. Le second objectif, clairement avoué, est d’avoir l’influence la plus grande possible sur la prescription. Pour ce faire, tous les moyens ou presque sont bons, avec quelques variations de méthode ou d’intensité en fonction des firmes (les firmes anglo-saxonnes étant réputées plus « agressives »). Les délégués sont spécialistes de quelques médicaments et d’une zone géographique afin de nouer une relation à long terme avec quelques médecins. Leur formation est parfois scientifique, mais on retrouve bon nombre de commerciaux, paramédicaux, psychologues et même anciens instituteurs parmi les délégués. Les qualités les plus recherchées sont de type relationnel. Avant une campagne d’information, les délégués reçoivent pendant plusieurs jours une formation très complète sur le médicament qu’ils vont présenter. Ensuite leur est dispensée une leçon de stratégie : leurs patrons insistent sur des mots ou des messages-clés à répéter plusieurs fois pendant l’entretien avec le médecin. Muni de ce précieux bagage, le délégué peut alors partir à l’hôpital. Dans certaines institutions, les services de soins sont interdits aux représentants des firmes, mais ces interdictions sont toutes théoriques… Tous les moyens sont bons pour rencontrer un médecin-cible. En effet, les délégués ont des impératifs stricts et parfois fort élevés tant en termes de médecins à rencontrer qu’en termes de fréquence de visite. D’autres résultats leur sont commandés : faire augmenter dans une zone géographique la prescription d’un médicament donné dans une certaine proportion. En cas de succès, des primes parfois conséquentes sont ajoutées à leurs salaires. En cas d’échecs répétés, des plans de secours sont parfois établis avec la hiérarchie pour revoir les objectifs et évaluer le travail du délégué. Des cas de licenciement nous ont été rapportés. Mais comment atteindre le but défini par le laboratoire-employeur ? Tout d’abord, être présent au bon endroit, au bon moment, pour toucher un maximum de médecins possibles. En obtenant un rendez- vous ou au petit bonheur la chance, pénétrer dans le bureau du médecin et profiter du peu de temps imparti pour faire passer une information claire, concise, marquante. Insister sur des points cruciaux, répéter les messages-clés et montrer quelques graphiques tirés d’études publiées dans de bonnes revues. Parfois, utiliser l’un ou l’autre argument collatéral et, enfin, attendre les résultats en revenant éventuellement à la charge… Les arguments collatéraux employés par les délégués sont multiples. Enormément d’anecdotes nous ont été rapportées, à la fois par des délégués et des professeurs : petits et (très) gros cadeaux standards ou adaptés au goût du médecin (les délégués connaissent chaque médecin jusque dans le détail, parlent chasse avec un chasseur, golf avec un golfeur, grandes revues avec un scientifique assidu, vin avec une oenologue amateur et proposent les cadeaux adaptés !), invitation au restaurant, financement de la participation à un congrès ou participation aux frais d’un congrès organisé par le médecin… Des voyages emmenaient jadis toute la famille d’un médecin aux Caraïbes ou à Avoriaz. Aujourd’hui, contrôles plus stricts obligent, de tels séjours sont réservés aux seuls médecins et à des fins scrupuleusement scientifiques. De l’avis de la quinzaine de personnes interrogées, ces offres de cadeaux sont encore énormément présentes mais ont un peu diminué dans leur faste depuis quelques années. Un professeur, sous couvert d’un strict anonymat, rapporte qu’une firme offrait il y a quelque années des Audi aux dociles prescripteurs de pacemakers. Tout lien avec une augmentation de 300 % des poses de pacemakers en quelques années serait fortuit. Les firmes pharmaceutiques en ont tellement fait que certaines, prises à leur propre piège, ne peuvent que difficilement refuser quand de bien peu déontologiques médecins leur réclament d’autorité tel ou tel cadeau… Comment les firmes peuvent-elles évaluer l’impact du travail de leurs délégués ? Les firmes, d’après les délégués, sont en mesure de fournir chaque mois à leurs représentants les chiffres des ventes de médicaments dans leur région géographique. Ces chiffres sont basés sur les ventes de médicaments par les pharmacies mais pas uniquement… Un délégué nous a expliqué que les firmes avaient accès à toutes les données en provenance des pharmacies (combien de boîtes d’un tel médicament sont prescrites tel mois par tel médecin) via un intermédiaire. Nous n’avons pas pu avoir de précisions quant à cet intermédiaire. Un professeur nous a confié la quasi certitude qu’il avait que certaines firmes pharmaceutiques pourraient avoir accès aux données informatiques des pharmacies de manière illégale.Le point de vue juridique Le droit belge définit les rapports entre médecins et firmes pharmaceutiques. L’arrêté royal n°78 du 10/11/1967, art.18 §1 interdit toute convention entre praticiens ou entre praticiens et des tiers (par exemple : fabricants de produits pharmaceutiques), lorsque cette convention est en rapport avec leur profession et tend à procurer à l’un ou à l’autre quelque gain ou profit direct ou indirect. D’autre part, l’article 10 de la loi du 25/03/1964 (modifiée le 16/12/2004) interdit, dans le cadre de la fourniture, de la prescription, de la délivrance ou de l’administration de médicaments, de promettre, d’offrir ou d’octroyer, directement ou indirectement, des primes, des avantages pécuniaires ou des avantages en nature aux grossistes, aux personnes habilitées à prescrire, à délivrer ou à administrer des médicaments ainsi qu’aux institutions dans lesquelles ont lieu la prescription, la délivrance ou l’administration de médicaments. Cela laisse en théorie peu de marge de manoeuvre aux firmes pharmaceutiques dans leurs jeux de séduction auprès des médecins et des hôpitaux. Mais, en pratique, ces règles sont peu respectées, et la notion d’avantages de valeur négligeable (exemple : bic, post-it, porte-clés…) est interprétée avec beaucoup de relativité. C’est pourquoi, de nombreux médecins ont perçu des primes et des cadeaux de valeur dépassant souvent l’entendement durant de nombreuses années, dans l’indifférence générale, alors que les lois les interdisant datent d’il y a plus de quarante ans. La prise de conscience récente par le Gouvernement et par l’opinion du conflit entre l’intérêt mercantile des sociétés pharmaceutiques et celui des médecins, au service de la santé des patients, a permis la mise en place de structures de contrôle au sein de l’état, par exemple la plate-forme Mdéon (nous en parlons plus loin).La délégation pharmaceutique a-t-elle une vraie influence sur la prescription ? D’après les firmes et les délégués, oui, sans hésitation. D’après l’INAMI, qui a étudié de près ce phénomène, la réponse est franchement positive, ce que reconnaît également la majorité des médecins. Certains médecins pensent toutefois que cette influence est minime. Les délégués et l’INAMI avancent des chiffres d’augmentation des ventes de médicaments pouvant atteindre 10 à 20 % dans une zone géographique donnée, les semaines suivant une campagne d’information-publicité intensive auprès des médecins généralistes et hospitaliers de la région. Si les chiffres ne sont pas au rendez-vous, certaines firmes renvoient leurs délégués chez les médecins quelque temps après une invitation à un dîner : « voilà déjà trois semaines que nous vous avons offert ceci, or il semble que vous oubliez notre médicament… ». Les firmes pharmaceutiques ciblent les professeurs d’université plus que n’importe quel médecin hospitalier. Par sa renommée et son rôle de formation, un professeur d’université a le pouvoir de faire prescrire beaucoup de boîtes d’un médicament. Ainsi, beaucoup de firmes financent les congrès organisés par certains professeurs en échange d’une petite plage horaire appelée symposium satellite où la firme vient faire sa publicité. Certaines firmes paient les services d’un professeur pour venir en personne faire la publicité d’un médicament (parfois très cher) dans une conférence. Au niveau des hôpitaux, les firmes ciblent les médecins individuellement. Cependant, tout médecin hospitalier, s’il reste libre de prescrire, doit respecter le formulaire des médicaments disponibles à la pharmacie hospitalière pour tous les patients hospitalisés. On comprend qu’il y a un avantage énorme pour les firmes à obtenir que ce soit leur médicament et non celui du concurrent qui soit accepté par l’hôpital et seul prescrit par des dizaines de médecins. Comment un médicament est-il choisi par la commission médico-pharmaceutique pour la pharmacie de l’hôpital ? Pour chaque molécule, un appel d’offre est lancé et le marché est attribué sans discussion à la firme qui propose le prix le plus bas. Ce principe semble ne jamais connaître d’exception. Difficile en effet d’influencer toute une commission. Toutefois, lorsqu’il s’agit de médicaments utiles dans un domaine très spécialisé (parfois très chers), la commission médico-pharmaceutique suit en général l’avis du chef de service concerné. Et il peut parfois arriver que cet avis paraisse farfelu… Une autre pratique frauduleuse nous a été expliquée : dans l’espoir de conquérir un gros marché, une firme propose à la commission un prix inférieur au prix de remboursement du médicament, par exemple en vendant une boîte de médicament à 10 euros alors que l’hôpital en récupérera 11 par la sécurité sociale. Ces pratiques de détournement au détriment de l’assurance maladie semblent bien connues… . Relations entre firmes pharmaceutiques et pharmaciens : business is business Avec le développement des génériques et de la prescription en Dénomination commune internationale (DCI), il incombe au pharmacien de choisir la marque de médicament à délivrer au patient. L’avantage de la prescription en Dénomination commune internationale est que le pharmacien, qui connaît par cœur toutes les déclinaisons commerciales d’un même principe actif, peut fournir au patient le boîte qui coûte le moins cher pour un traitement de durée équivalente, à effet strictement équivalent. En effet, le médecin ne pense pas toujours à prescrire le moins cher… et pour certains patients défavorisés et polymédiqués, ça compte ! De plus, si la pharmacie est en panne de stock pour un produit, le pharmacien peut délivrer le même principe actif sous un autre nom commercial. Curieusement, certains syndicats de médecin sont farouchement opposé à cette prescription en DCI. Les étudiants en médecine et une grande partie de nos professeurs percevons très mal le bien-fondé de cette opposition qui frise parfois le ridicule (d’aucuns arguant des confusions possibles entre les noms de deux génériques, confusions qui existent tout autant entre les noms de deux spécialités !). Seraient-ce que parce qu’en prescrivant en DCI le médecin perdrait le pouvoir potentiel de favoriser la marque de son choix ? Les firmes pharmaceutiques peuvent-elles influencer la délivrance du pharmacien ? En principe, selon un représentant du service public fédéral, non. La législation statue que le bénéfice du pharmacien ne peut dépasser 30 % du prix d’un médicament. De plus, il est interdit aux firmes de donner des boîtes de médicaments gratuites au pharmacien. Cependant, d’après les délégués rencontrés, ces pratiques sont monnaie courante. Les pharmaciens, en échange de ventes d’un médicament X reçoivent gratuitement et sous le manteau des boîtes de ce même médicament qu’ils pourront alors vendre en empochant tous les bénéfices. Avec l’arrivée des génériques et de la prescription DCI, l’effort commercial des firmes se reporte des médecins vers les pharmaciens. Ceux-ci se voient régulièrement offrir des cadeaux et même des enveloppes d’argent liquide en échange de la faveur accordée à la vente des médicaments d’une certaine marque. Ces pratiques sont, d’après nos renseignements, très courantes même s’il convient de ne pas mettre tous les pharmaciens dans le même sac. Les firmes peuvent aussi solliciter les pharmaciens sous forme de ristournes (c’est-à-dire que si le pharmacien achète X boîtes, la firme peut faire une réduction sur le prix total).
Le point de vue relationnel
Et les patients dans tout cela ? Le conflit d’intérêt entre les médecins et les firmes pharmaceutiques peut-il avoir une répercussion sur la qualité des soins ? Malheureusement, oui. Une façon de s’en rendre compte de manière objective est d’analyser le coût d’un séjour à l’hôpital. Quand on analyse une facture d’un séjour hospitalier, les frais pris en charge par le patient représentent en moyenne 11 % des coûts totaux, l’assurance maladie couvrant les 89 % restants. La majorité des coûts à charge du patient hospitalisé sont les « suppléments » (64 %) où l’on distingue les suppléments d’honoraires, de matériel et de chambre ou encore de médicaments. L’étude nous apprend que « ces suppléments ne sont pas modulés en fonction du statut social du patient » et met en évidence la très forte progression des suppléments de matériel (quelle que soit la catégorie de bénéficiaires). L’analyse révèle également que « pour une même intervention, les coûts à charge du patient hospitalisé varient fortement d’un hôpital à l’autre mais aussi parfois au sein d’un même hôpital. » On observe des variations d’ampleur pour le placement d’une prothèse du genou pour deux patients de même âge, à durée de séjour égale et en chambre à deux lits : entre 863 euros et 3.947 euros. Ceci s’explique vraisemblablement par le choix de la prothèse qui appartient au chirurgien qui va réaliser l’intervention. Les prix des prothèses varient fortement et l’écart par rapport à l’intervention forfaitaire de l’assurance maladie est à la charge du patient. Mais le patient est-il au courant du choix de type de prothèse disponible ? Y a-t-il un contrôle des prix de ce type d’implants ? Notre étude nous a appris que plus de 60 % des patients préféreraient un matériel bien connu ayant fait preuve de son efficacité plutôt qu’un matériel nouveau de haute technologie. De plus, plus de 95 % des patients trouvent que le choix du matériel devrait être fait par le patient après avoir été bien informé par son médecin. Mais en réalité, le choix est fait par le chirurgien, parfois assisté par le délégué, souvent en salle d’opération devant un patient inconscient, incapable de participer à cette décision. Le patient a-t-il raison de vouloir être maître de cette décision ? N’entrave-t-on pas la liberté de choix du médecin ? Est-il toujours possible de laisser cette décision au patient, vu la complexité des nuances entre les arguments pour et contre un nouveau matériel ? Mais peut-on estimer que la décision du médecin est libre de toute influence par les firmes qui fabriquent ces matériaux ? La Mutualité socialiste a formulé des propositions visant à renforcer la protection du patient contre les coûts hospitaliers élevés. On retrouve (entre autres) : • Attention particulière aux patients socialement fragilisés ; • Renforcer la protection contre les suppléments de matériel ; • Soumettre à un contrôle de prix tous les implants, prothèses et le matériel médical ; • Limiter les coûts supportés par le patient dans les frais de matériel en généralisant à tous les implants un système de remboursement sur base d’un prix maximum autorisé ; • Renforcer la transparence sur les coûts à charge du patient hospitalisé ; • Avant l’admission, obligation de fournir au patient une information plus complète ; • Imposer une facturation détaillée des rubriques suppléments (en particulier la rubrique « frais divers »). Récemment, les firmes pharmaceutiques ont lancé les « programmes d’aide à l’observance » destinés aux malades afin de les inciter à la compliance ou de leur apprendre un geste technique difficile. Ces programmes libéreraient l’assurance maladie des frais de cet apprentissage et la firme serait responsable d’assurer la prise en charge de son produit. Peut-on imaginer qu’une firme soit en mesure de fournir des explications non biaisées et des informations objectives à un patient ? Ces initiatives doivent à notre avis rester du seul ressort du médecin généraliste, car seul un médecin est responsable de la mise en place et des modifications du traitement. Selon notre sondage, 67 % des patients ne sont pas contre l’idée d’un partenariat entre une firme et leur médecin. Le patient se sent protégé du biais, par le fait que la décision passe par le médecin. Par contre, plus de 85 % sont contre l’idée que les firmes prennent contact directement avec le patient pour promouvoir un médicament. Pour le patient, la santé ne devrait pas être sujet au « lobbying ». De plus, le patient ne se juge pas assez compétent pour être critique par rapport aux informations venant des firmes pharmaceutiques. Contrairement aux Etats-Unis où la mercantilisation des médicaments est avancée, en Europe, selon l’article 5122-1 et suivants du code de la Santé publique, la publicité directe des produits pharmaceutiques auprès du grand public est interdite pour les médicaments prescrits et remboursés. C’est pourquoi les programmes d’aide à l’observance ont fait leur apparition en France profitant d’un vide juridique sur le sujet. Le but des firmes est de fidéliser les patients à travers ces programmes et d’ainsi diminuer leurs pertes suite à des arrêts prématurés de traitement. Des projets de loi sont en cours pour pouvoir mieux encadrer ces démarches. Pour la revue Prescrire : « Ces programmes ne sont qu’une nouvelle stratégie de promotion déguisée des firmes… ». Le points de vue économique et politique Les pressions que les firmes pharmaceutiques exercent sur le pouvoir politique sont considérables. En effet, les firmes constituent des lobbys puissants en raison du nombre d’emplois qu’elles créent et de la vitalité qu’elles apportent dans le tissu économique belge. En novembre 2005, Pfizer, le n°1 mondial de la pharmacie, renonçait à investir 185 millions d’euros chez nous, invoquant le « climat antipharmaceutique régnant en Belgique ». Quelques mois plus tard – janvier 2007 -, revirement de situation : la firme annonce 71 millions d’investissement sur notre territoire. La hache de guerre semble donc être enterrée… Mais pourquoi ? Entre temps, le ministre de la Santé, Rudy Demotte, est parvenu à équilibrer le budget de la sécurité sociale en demandant à l’industrie pharmaceutique de revoir ses tarifs à la baisse. En contrepartie, il s’est engagé à débloquer des fonds pour le remboursement des médicaments qui apportent une réelle plus-value thérapeutique. Le Premier ministre, Guy Verhofstadt, fut longtemps accusé, par une partie de l’industrie du médicament, de ne pas créer un climat propice aux investissements dans le secteur pharmaceutique. Dès que l’industrie a fait la preuve de sa bonne volonté, il a pris un ensemble de mesures qui ont permis une réconciliation, parmi lesquelles le lancement début 2007 d’une agence fédérale des médicaments, l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (devant accélérer l’agrément des médicaments et permettre aux nouveaux produits d’arriver plus vite sur le marché belge) ainsi que la promesse d’une réduction graduelle des taxes sur le chiffre d’affaires des firmes. L’organe représentant l’industrie pharmaceutique, Pharma.be, s’est longtemps senti incompris. Son directeur a ardemment bataillé pour démontrer qu’elle rapportait plus qu’elle ne coûtait à l’Etat belge : 28.000 emplois, des investissements privés très importants, la qualité de la recherche et du personnel académique belges, l’importance des études cliniques menées chez nous… Parfois maladroite, l’organisation a connu des conflits internes qui l’ont obligée à se redéfinir, à se professionnaliser et à clarifier son discours. Le « big four » : GlaxoSmithKline, Union chimique belge-UCB, Janssen Pharmaceutica et Pfizer sont les très gros acteurs de l’industrie pharmaceutique en Belgique ; ils représentent environ 40 % des investissements de recherche privés chez nous. Ils ont mis un point d’honneur à démontrer à quel point la Belgique pouvait profiter de l’économie de la connaissance. En réponse à cela, le Gouvernement a créé une plateforme de concertation avec eux pour débattre en continu des principales dimensions de ce dossier : emplois, budget, fiscalité. Tout ceci nous montre à quel point l’industrie pharmaceutique, en tant qu’acteur incontournable de l’économie belge, est à même d’exercer des pressions sur le Gouvernement. Au départ adversaires, l’industrie et le Gouvernement sont parvenus à trouver un terrain d’entente, pour éviter d’éventuelles représailles des firmes (délocalisation d’activités, annulation d’investissements, licenciements).Le point de vue éthique
Que ce soit au niveau de l’indépendance des chercheurs et de l’impartialité des conclusions des études cliniques, au niveau du bien-fondé des prescriptions médicales, des messages délivrés par les experts dans les congrès ou encore de la justesse des décisions politiques, nous avons vu que l’éthique était parfois mise entre parenthèses au profit de considérations commerciales ou sous la pression de rapports de force économiques. Quelles solutions pourraient être et ont été envisagées pour réinjecter un peu d’éthique et de rationalité dans les relations entre les firmes pharmaceutiques et les médecins hospitaliers ? . Comment soustraire les médecins à l’influence commerciale des délégués médicaux : pistes de réflexion – Faire l’effort de réactualiser ses connaissances et mieux préparer les étudiants Dans la mesure où un médecin tient ses connaissances à jour, est capable de discerner les biais et failles d’une étude, et fait preuve d’esprit critique, il limite l’influence de la subjectivité et de la pression exercées sur lui par la publicité pharmaceutique… Néanmoins, la littérature ne répond pas toujours à la question de savoir quel est l’apport supplémentaire d’un nouveau médicament pour un patient donné. En pratique, une telle compétence de la part du médecin fait appel à sa volonté personnelle de s’informer (formation continue, consultation de la littérature, …) mais surtout à sa capacité de discernement, afin d’éviter l’utilisation de données mal interprétées ou tronquées. Cela dit, on pourrait accentuer la préparation des étudiants en médecine à cet abord critique de l’information reçue (jeux de rôles, simulations, …).Votre médecin est-il indépendant ? Petit questionnaire folklorique trouvé sur Internet et destiné aux patients afin qu’ils puissent évaluer l’indépendance de leur médecin par rapport aux firmes. Le test d’indépendance médecin (TIM) Vous pouvez utiliser les critères suivants pour tenter d’évaluer le degré d’indépendance intellectuelle de votre médecin : -Il ne reçoit pas les visiteurs médicaux des laboratoires : 5 points. -Il n’a aucun gadget publicitaire avec noms ou logos de médicaments sur son bureau : 4 points. -Il prescrit généralement peu de médicaments : 2 points. -Il indique des noms de molécules (Dénomination commune internationale) et non des marques de médicaments sur ses ordonnances : 2 points. -Il vous change systématiquement des médicaments qui vous réussissent bien pour d’autres plus récents qu’il vous présente comme plus efficaces ou plus modernes : enlevez 6 points. -Vous le croisez dans un restaurant chic de votre coin où il est attablé avec d’autres confrères et une dame bien habillée qui paye la note : enlevez 4 points. -Il est en « séminaire » aux Seychelles pendant que vous y êtes en vacances : enlevez 6 points. Moins de 8 points : l’indépendance intellectuelle de votre médecin est faible.– Objectiver l’information fournie au médecin : plus d’Evidence Based Medecine et des délégués indépendants ? En donnant une plus grande place à l’Evidence Based Medicine dans l’information sur les médicaments, on pourrait envisager un système dans lequel, pour chaque molécule, on autorise la commercialisation d’un seul médicament, celui qui a obtenu les meilleurs résultats thérapeutiques selon l’Evidence Based Medicine. Outre le problème du financement de ces études, on se heurte ici à deux autres écueils : premièrement, le concept d’Evidence Based Medicine ne s’applique actuellement qu’à un petit nombre de pathologies, et deuxièmement, un tel système suppose une remise en question permanente et un suivi rapproché de tous les résultats d’Evidence Based Medicine dans toutes les pathologies (coût élevé en temps et en argent). L’information sur les médicaments pourrait émaner d’une institution neutre, par exemple le ministère de la Santé. Les nouvelles informations nécessaires aux médecins pourraient être mises à leur disposition, par le biais d’un site Internet. Mais ici encore se pose le problème du financement de ces études neutres et objectives sur les médicaments en question. Comme nous l’expliquions, quand une étude est financée par la firme qui produit le médicament, ses résultats ne sont souvent publiés que lorsqu’ils sont concluants. Pour garantir la transparence totale de ces études, on pourrait obliger les firmes à accepter la présence d’un agent indépendant qui contrôlerait la transparence de l’étude et la publication des résultats dans leur intégralité. Ou plus simplement créer des postes d’agents indépendants chargés d’étudier les études tant du point de vue des résultats que de la méthodologie et de présenter ensuite ces résultats sous forme de guidelines objectifs aux médecins. C’est ce que réalise depuis quelques années l’asbl Farmaka, comme nous l’expliquons ci-dessous. Des efforts d’objectivation de l’information ont déjà étés consentis, notamment grâce à la revue Prescrire qui est uniquement financée par les dons de ses lecteurs et non par de la publicité payée par des firmes contrairement à beaucoup de revues de qualité intermédiaire. – Quid de l’interdiction légale de la délégation médicale au profit d’une information objective ? Cette proposition n’est pas réalisable en pratique : les firmes pharmaceutiques sont des entreprises privées qui ont le droit de faire de la publicité. Néanmoins, on pourrait mieux réglementer leur activité et la publicité au sens large, tant au niveau quantitatif qu’au niveau qualitatif. Ainsi, dans certains hôpitaux universitaires, les délégués n’ont accès qu’à des espaces d’activité bien délimités ; l’accès aux services d’étage leur est théoriquement interdit. – Limiter au maximum les avantages et cadeaux offerts aux médecins par les firmes Ceci rejoint le concept de conflit d’intérêt : un médecin peu soucieux de la déontologie médicale peut accepter de prescrire un produit dont il juge les résultats douteux en échange d’avantages matériels. Des efforts ont déjà été fournis pour éviter la transgression du code de déontologie : Mdeon est un groupe conçu en ce sens. Le principe de ce groupe est de distribuer aux firmes qui invitent les médecins à leurs congrès des visas qui sont une garantie du caractère scientifique (et non « vacancier ») du congrès en question. Ce système de visas est en application depuis le 1er janvier 2007. On manque de recul pour évaluer ses retentissements concrets, mais sur le plan théorique, cette intention semble louable. . Comment soustraire les médecins à l’influence commerciale des délégués médicaux : les initiatives concrètes déjà mises en place – Le Centre belge d’information pharmacothérapeutique (CBIP) C’est en 1970, que les professeurs de pharmacologie des universités belges décidèrent de fonder le Centre belge d’information pharmacothérapeutique, une association sans but lucratif, entièrement subsidiée par le service public fédéral. L’objectif du Centre est le suivant : assurer la formation continue ainsi que la mise à jour des connaissances dans le domaine de la pharmacothérapie des médecins, pharmaciens et dentistes. Dans ce cadre, le CBIP assure de façon systématique une information indépendante relative aux médicaments, et est particulièrement attentif à ce que cette information s’inscrive dans le concept de la « médecine basée sur les preuves ». C’est par le biais de différentes activités que le Centre atteint ses objectifs : publication des Folia Pharmacotherapeutica, des fiches relatives à certaines nouvelles substances actives récemment enregistrées ; l’édition du Répertoire commenté des médicaments dont l’objectif est de fournir l’information essentielle sur les spécialités pharmaceutiques pour aider les praticiens à choisir en connaissance de cause le médicament le mieux indiqué ; la publication des Fiches de transparence ayant pour but de comparer les différentes options de traitement possibles pour une pathologie spécifique. – FARMAKA ou le Centre d’information indépendante sur les médicaments Cette asbl, créée en 1998, a pour objectif de promouvoir l’emploi rationnel des médicaments et des soins de santé, et de mettre cette information à la disposition des professionnels de la santé, des « consommateurs » et des autorités. Dans ce cadre, Farmaka effectue un travail de recherche sur l’usage des médicaments sur base des preuves fournies par l´Evidence Based Medicine. Les résultats sont publiés dans les Fiches de Transparence et sont repris dans les « Conférences de consensus ». Farmaka édite aussi le Formulaire des maisons de repos et de soins. Par ailleurs, l’asbl diffuse ces informations sur le terrain en visitant les généralistes par le biais des « délégués médicaux indépendants ». L’idée était d’utiliser les mêmes méthodes que les firmes, à la différence près que l’information objective est dispensée en toute impartialité, de façon non biaisée. Nous avons discuté avec un délégué de Farmaka qui nous dit être très bien accueilli par les médecins, à condition de dissimuler tout lien avec le service public (qui finance certains de ses projets). Les praticiens seraient-ils tellement réfractaires aux dimensions économiques et collectives de la santé publique ? – MDEON Mdeon est une plate-forme déontologique créée à l’initiative de trois acteurs : les médecins, les pharmaciens et l’industrie pharmaceutique dans le but d’appliquer l’article 10 de la loi du 25 mars 1964 sur les médicaments – article modifié par la loi du 16 décembre 2004. Cet article réglemente la lutte contre les excès de la promotion des médicaments : les fabricants, grossistes et importateurs de médicaments ou de dispositifs médicaux ne peuvent pas octroyer d’avantages aux professionnels de la santé. A noter que quelques exceptions sont prévues pour des avantages qui n’influencent pas le praticien, qui ne sont pas source de conflits d’intérêt ou qui contribuent à la formation continue. Conformément à cette disposition, les firmes pharmaceutiques doivent, préalablement à l’organisation d’une manifestation scientifique comportant au moins une nuitée, demander un visa au ministre de la santé publique afin de pouvoir sponsoriser la participation d’un médecin. Mdeon doit examiner si les manifestations visées et le soutien offert par l’industrie satisfont aux critères repris par la loi : • la manifestation a un caractère exclusivement scientifique ; • la manifestation offre une valeur ajoutée aux participants ; • l’hospitalité offerte est raisonnable, limitée à la durée officielle de la réunion, ne comprend en aucun cas la prise en charge financière ni l’organisation d’activités sportives ou de loisir ou de toute autre forme de divertissement ; • les lieux, date et heure de la manifestation ne créent pas de confusion quant au caractère scientifique : les firmes doivent s’abstenir de sponsoriser les manifestations se déroulant dans des lieux connus pour leurs possibilités sportives et de loisir, le sponsoring concernant des manifestations à l’étranger est autorisé si la plupart des invités proviennent de pays différents et si une compétence ou infrastructure pertinente se trouve sur le lieu de la manifestation ; • pas de sponsoring des éventuels accompagnants ou éventuelles prolongations de séjour. Si le visa est octroyé à une firme, celle-ci doit mentionner le numéro de visa dans tous les documents ultérieurs en rapport avec la manifestation (exemple : lettre d’invitation). Dans le cas contraire, l’entreprise ne peut rien sponsoriser et le professionnel de la santé désireux de participer au congrès doit donc supporter tous les frais liés à la manifestation. – L’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (AFMPS) La gestion du secteur des médicaments en Belgique était auparavant du ressort de la direction générale des Médicaments (DGM), qui faisait partie intégrante du service public fédéral Santé publique. Depuis le 1er janvier 2007 est née l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé, structure autonome, placée directement sous la tutelle du ministre et non plus du ministère. Cette émancipation avait pour objectif de rendre l’Agence indépendante dans son action, autonome quant à sa prise de décisions et disposant de son propre budget pour financer son fonctionnement. À l’instar de la direction générale Médicaments, la nouvelle Agence s’occupe entre autres de l’évaluation des médicaments, de l’octroi des autorisations et de la pharmacovigilance. L’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé peut offrir un suivi professionnel et un savoir-faire pointu pour mettre rapidement à disposition du patient des médicaments sûrs et de qualité. Elle est subdivisée en cinq secteurs : – Recherche et Développement : protection du consommateur durant la phase de développement du médicament (essais cliniques) ; – Enregistrement : autorisations de mise sur le marché (AMM) ; – Vigilance : contrôler les effets indésirables ; – Production et Distribution : combattre les pratiques illicites ; – Bon usage : assurer un usage rationnel des médicaments. Le secteur « bon usage » de l’Agence a pour objectif d’assurer une utilisation rationnelle et sûre des médicaments. D’une part, il s’agit d’informer toutes les parties concernées. D’abord les médecins, pharmaciens, et dentistes : à cette fin, il existe un partenariat avec le Centre belge d’information pharmacothérapeutique (qui réédite chaque année son Répertoire commenté des médicaments), ainsi que le récent projet Farmaka (voir ci-dessus). Ensuite les firmes pharmaceutiques. Enfin les patients eux- mêmes. D’autre part, il est question de contrôler les pratiques commerciales des firmes : publicités, événements et autres initiatives promotionnelles prises par les firmes envers les praticiens et le public. Un contrôle à ce niveau existe déjà au sein de la firme pharmaceutique elle-même, il s’agit du « responsable de l’information », qui appartient à la firme, mais est agréé par l’Agence. Il doit contresigner toutes les demandes de visas et publicités émises par la firme, sa tâche se révélant parfois délicate. Les résultats attendus sont les suivants : – assurer une communication rapide à tous les intéressés des actions correctrices à prendre vis-à-vis de certains médicaments mis sur le marché ; – assurer un contrôle de la publicité adressée au grand public et aux professionnels des soins de santé, pour une utilisation rationnelle et sûre ; – améliorer la qualité de l’information fournie à toutes les parties concernées. – La revue Prescrire La revue Prescrire est un mensuel publié par l’Association « Mieux Prescrire », organisme de formation dont la mission est la suivante : « oeuvrer, en toute indépendance, pour des soins de qualité, dans l’intérêt des patients, par la diffusion de la connaissance et par la formation des soignants (…) ». L’équipe de rédaction de cette revue se tient à publier des synthèses fiables, adaptées aux besoins et faciles à utiliser. Pour ce faire, elle définit des objectifs, coordonne des travaux de documentation, d’écriture et d’expertise, organise les contrôles de qualité internes et externes et met au point la mise en forme finale des textes. Chaque projet est notamment soumis, avant publication, à la critique d’un nombre élevé de « relecteurs ». . Malgré toutes ces initiatives, les difficultés persistent ! En théorie, ces initiatives sont séduisantes. Mais la tâche est coriace. Signalons d’abord la complexité d’informer personnellement tous les médecins, de façon complète, continue, non biaisée et surtout impartiale de toutes les nouveautés de l’industrie pharmaceutique et de la validation de leur efficacité clinique. Cette tâche est, pour ainsi dire, impossible ; elle reviendrait à remplacer purement et simplement la délégation médicale ! C’est pourtant dans cette idée que sont nés le projet Farmaka et sa délégation médicale indépendante. Son champ d’action demeure cependant très limité. Les médecins, ou leurs associations professionnelles se méfient énormément des messages qui proviennent de l’autorité : au nom d’une sacrosainte liberté thérapeutique, ils acceptent peu les consignes ou remarques qui viennent d’« en haut » et perturbent leur manière habituelle de se comporter vis-à-vis des firmes. Personne n’aime être rappelé à l’ordre, et les vieilles habitudes ancrées dans la pratique sont difficilement modifiables… Parlons ensuite de l’information par le biais de la publicité… Les publicités destinées au grand public sont soumises à un contrôle a priori : la firme qui veut diffuser une publicité écrite, à la radio ou à la télévision doit obtenir un visa auprès de la commission publicité de l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé, qui vérifie si toutes les dispositions en matière de publicité sont respectées. Ce n’est pas le cas de journaux tels que Le Journal du Médecin qui diffusent énormément de publicités avec des risques d’abus parfois extrêmes de la part des publicistes : caractéristiques du produit illisibles ou autres astuces pour détourner les règles imposées. Comme l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé n’intervient ici qu’a posteriori, par un contrôle dans les revues déjà diffusées, les sanctions tombent sous forme de mises en garde, puis d’amendes de plus en plus onéreuses en cas de récidive. Mais cela ne suffit pas à dissuader les firmes du matraquage publicitaire excessif ! Si on sait contrôler tout ce qui est écrit, ce qui est dit lors du « colloque singulier » entre un médecin et un délégué pharmaceutique est tout à fait incontrôlable ! Qu’il le veuille ou non, chaque médecin est influencé, consciemment ou inconsciemment, lors de ce « moment privilégié ». Ce n’est pas innocemment que la délégation médicale a pris une telle ampleur dans notre pays… Conclusion Après ces quelques mois d’enquêtes, de lectures et de rencontres, nous avons repris nos questions de départ pour tenter d’y apporter des éléments de réponses les plus complets et les plus pertinents possible. • Quels rapports entretiennent les firmes pharmaceutiques avec les médecins hospitaliers a) niveau de la recherche b) au niveau de la pratique clinique ? Les firmes et les médecins entretiennent des rapports ambigus car des intérêts financiers (pour les firmes, pour les hôpitaux et pour les médecins) sous-tendent presque tous les programmes de recherche et conditionnent également au quotidien la manière de prescrire. Les patients et l’opinion publique sont peu au courant de ce type d’enjeux financiers qui prennent parfois autant de place que les enjeux de santé. • Existe-t-il une législation ou des règles concernant le « sponsoring médical » ? Depuis longtemps, il existe une législation stricte régentant les rapports entre médecins et firmes. La loi comme le code de déontologie médicale sont très clairs à ce sujet. De nouvelles instances indépendantes ont été créées ces dernières années afin d’assurer un contrôle beaucoup plus strict sur le sponsoring médical. • Comment ces règles sont-elles appliquées et respectées en pratique ? Même si un léger mieux est constaté par rapport aux pratiques en vigueur il y a une dizaine d’année, il apparaît que les règles et les lois sont quotidiennement bafouées et ce dans l’écrasante majorité des services hospitaliers belges. De nombreux exemples de corruption passive ou active des médecins par des firmes pharmaceutiques nous ont été rapportés par des sources nombreuses et concordantes. • A quoi doit-on faire attention, en tant que médecin, dans nos relations avec les firmes et leurs délégués ? Les délégués et les médecins n’ont pas que des objectifs communs. Le médecin reçoit beaucoup d’information des firmes. Il doit rester critique car cette information est souvent biaisée puisque la firme cherche avant tout à vendre un produit. Le médecin doit donc absolument compléter ses connaissances par d’autres sources que les firmes. Le Centre belge d’information pharmacothérapeutique, Farmaka et des revues indépendantes telles que Prescrire ou encore les grandes publications mondiales cherchent toutes à promouvoir une information de qualité, complète et libre de toute influence. • Comment faire rejoindre les objectifs d’une firme pharmaceutique, du patient et du médecin ? Le système de santé belge est organisé autour de ce triptyque. Les instances étatiques jouent un rôle d’arbitre entre ces trois pôles d’intérêts qui se rejoignent sur une ligne de force, la meilleure santé possible pour le plus grand nombre, mais divergent sur d’autres intérêts, économiques essentiellement. L’Etat veille au respect de la loi et des droits du patient tout en gérant une enveloppe budgétaire limitée, en tenant compte à la fois de l’impact sur l’économie du pays des différentes maladies touchant la population d’une part et, d’autre part, des pressions économiques exercées par les lobbys des firmes pharmaceutiques. A côté de ces questions de départ, d’autres interrogations ont surgi, parfois très terre-à-terre (quelle pression les firmes peuvent-elles exercer sur le pouvoir politique ? Qu’est-ce que Mdéon, Farmaka ? etc.) et parfois plus philosophiques (comment se positionner individuellement face aux firmes pharmaceutiques ? Est-il normal que les firmes pharmaceutiques soient aujourd’hui le principal bailleur de fonds pour la recherche en Belgique ? etc.). Nous les avons discutées dans les différents chapitres de ce travail. Petit à petit, nous avons compris que des intérêts économiques étaient inextricablement mêlés avec des grands problèmes éthiques et déontologiques et des décisions politiques. Toutes ces composantes interagissent l’une avec l’autre, rendant les choses plus complexes. Avant de mettre le point final, nous voudrions poser tout haut une question qui nous taraude encore… Comment expliquer qu’un sujet aussi important pour de futurs médecins ne soit jamais abordé au cours de notre formation ? Dans l’état actuel des choses, ce sont des étudiants bien peu instruits et très mal armés qui seront dans quelques mois abordés par les délégués de l’industrie pharmaceutique. Pourquoi ne pas nous parler plus en détail du Centre belge d’information pharmacothérapeutique, de Farmaka, de Mdéon, des grandes revues d’information de qualité ? Pourquoi ne pas nous éclairer quant aux principes légaux qui encadreront nos relations futures avec les firmes pharmaceutiques ? Nous serions très heureux que notre travail puisse faire en sorte de pallier à cette lacune dans les années à venir !
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 44 - avril 2008
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