Maladies chroniques et précarité financière
Estibaliz San Anton, Marie Marganne, Roger van Cutsem
Santé conjuguée n°97 - décembre 2021
Quel est le lien entre la précarité économique et la probabilité d’être atteint de certaines maladies chroniques ? Des éléments de santé encodés dans les dossiers médicaux informatisés permettent de le documenter.
L’espérance de vie d’un individu est gravement influencée par sa situation socioéconomique. En Belgique, pour les années 2012 à 2016, en comparant les groupes sociaux les plus défavorisés aux plus favorisés, la différence d’espérance de vie est amputée de 9,1 années pour un homme et de 6,6 années pour une femme [1]. Ces différences sont supérieures à celles observées pour la période 1992-1996. Plusieurs hypothèses sont formulées pour expliquer ces écarts sociaux de mortalité : l’état de santé influençant lui-même la situation économique [2], les facteurs comportementaux et enfin les facteurs d’exposition (profession, cadre de vie, accès aux services de santé…). L’analyse du risque de présenter diverses maladies chroniques en fonction du statut social permet de mieux appréhender le poids respectif de ces différents déterminants. La méthodologie détaillée et l’ensemble des résultats sont disponibles en annexe de la version en ligne de cet article [3].
Méthodologie et limites
L’analyse se base sur les données extraites en 2020 des dossiers médicaux informatisés (DSI) des patients de 18 ans et plus soignés dans 61 maisons médicales wallonnes et bruxelloises participant au projet « Tableau de bord » de la Fédération des maisons médicales (voir encadré). Y figurent les éléments de santé (ES), encodés selon la classification internationale des soins de santé primaires (ICPC2) [4]. Il existe dans la littérature plusieurs manières d’identifier les maladies chroniques [5]. L’option d’une liste élargie regroupant les pathologies caractérisées par un impact de longue durée sur la santé des personnes qui en souffrent a été choisie. La sélection réalisée est très proche d’autres listes exhaustives retrouvées dans notre revue de littérature [6] [7].
Les ES retenus ont été analysés soit séparément (un seul code ICPC2), soit rassemblés en entités jugées cohérentes (par exemple l’ensemble des pathologies dues à l’athérosclérose). Les ES sont également regroupés en entités nosologiques larges (par exemple l’ensemble des pathologies du système digestif).
Comme indice de précarité, le statut « bénéficiaire de l’intervention majorée » (BIM) a été retenu ; il s’agit d’un accès à des remboursements majorés de prestations de santé octroyé aux ménages dont les revenus sont inférieurs à un plafond défini ou dont un membre bénéficie de certains avantages sociaux liés principalement à une reconnaissance de handicap. Cet indice est principalement le reflet de revenus limités. Il aurait été intéressant d’utiliser un indice composite en intégrant par exemple le niveau d’étude, mais cette information est rarement encodée dans le DSI. L’avantage du statut BIM est qu’il est largement disponible dans notre base de données (seulement 6 % de données manquantes). Cependant, le lien entre statut BIM et maladie chronique est complexe puisque la maladie peut réduire la capacité de gain et changer de facto le statut du patient. Pour réduire au moins partiellement ce biais de confusion, la variable « invalidité », signifiant une incapacité prolongée de travail, a été intégrée dans l’outil statistique.
Pour l’analyse statistique de la corrélation entre le statut BIM et les différentes pathologies chroniques sélectionnées, une régression logistique a été utilisée, dont les variables dépendantes sont les maladies et les variables explicatives sont les statuts BIM et invalidité, l’âge et le sexe. Ce type de régression calcule l’odds ratio (OR, traduit par « rapport de cotes ») pour chacune des variables explicatives indépendamment les unes des autres. La valeur du « p » permet de savoir si la corrélation est significative (p<0,05). Puisque les pathologies étudiées sont en général de faible prévalence (<10 %), nous pouvons interpréter l’OR comme s’il s’agissait d’un « risque relatif » : si l’OR est de 2,0 cela signifie qu’un patient BIM a deux fois plus de risque d’être atteint de la pathologie étudiée qu’un patient non BIM ; si l’OR est de 0,8, il a 20 % de risque en moins d’en être atteint.
La population étudiée est plus précaire et plus jeune que la population belge. Grâce au système forfaitaire et multidisciplinaire des maisons médicales participantes, elle dispose d’une bonne accessibilité avec un report de soins réduit, ce qui diminue le risque d’ES non reconnus [8].
Le projet « Tableau de bord » permet d’observer un encodage de bonne qualité pour la majorité des ES majeurs ; par contre celui des assuétudes, de la surcharge pondérale et des pathologies psychiatriques est plus lacunaire.
Tableau de bord
Initié en 2003, ce projet concerne aujourd’hui 70 maisons médicales francophones et plus de 160 000 patients. Il est construit à partir de données extraites des dossiers santé informatisés des patients qui ont donné leur consentement et dont l’analyse permet de visualiser les caractéristiques (âge, sexe, BIM…), la santé (diabète, hypertension…), les facteurs de risques (tabagisme, surpoids…) et certaines activités de prévention (vaccination, dépistage…). La qualité de l’encodage, clé de voûte du projet, est évaluée et encouragée par divers outils.
Résultats
L’étude porte sur 115 262 patients dont l’âge moyen est de 43,7 ans. Le statut BIM est connu pour 94,3 % d’entre eux avec une proportion de 42,2 % de BIM et 57,8 % de non-BIM.
255 520 éléments de santé ont été identifiés comme maladie chronique « active » ; ils concernent 71 454 patients dont l’âge moyen est de 47,1 ans. 62 % des patients de plus de 18 ans présentent donc au moins une pathologie chronique avec un risque relatif faiblement augmenté pour les BIM (RR=1,03 ; p<0,001). Les corrélations entre le statut BIM et les pathologies sont présentées d’abord par groupe de pathologies et l’OR n’est mentionné que quand il est significatif.
Les corrélations les plus fortes avec le statut BIM concernent des groupes de pathologies à faible prévalence : hématologie (OR=1,45), ophtalmologie (1,37), urologie (1,28) et trouble de l’audition (1,25). Notons le poids de certaines pathologies spécifiques : HIV (2,17), anémies (1,53), rétinopathies (1,88).
Viennent ensuite les assuétudes (1,23) avec des corrélations variables selon le type de dépendance : médicaments (OR=1,76), drogues (1,66), alcool (1,36), tabac (1,19).
Les pathologies neurologiques (1,22) comprennent des maladies avec une corrélation très forte pour les retards mentaux (6,22) ou l’épilepsie (1,59). Par contre, les patients BIM sont moins exposés aux céphalées chroniques (0,93).
Les pathologies psychiatriques ont aussi une nette corrélation (1,22), tirée par les psychoses (2,39) et les névroses (1,48) ; les états anxieux (1,17) et dépressifs (1,13) atténuant la tendance.
Les pathologies endocriniennes (1,19) rassemblent deux entités principales divergentes : le diabète de type 2 avec une corrélation forte (1,53) et les pathologies thyroïdiennes qui affichent une absence de corrélation.
Il en est de même pour les affections respiratoires (1,17) avec d’un côté les bronchites chroniques (1,89) et de l’autre l’asthme (non significatif) ou la rhinite allergique (corrélation négative de 0,93).
Globalement les pathologies cardiaques ont une corrélation de faible intensité (1,14). S’il n’y pas de lien significatif entre BIM et arythmies, il est par contre présent pour les décompensations cardiaques (1,7) et dans une moindre mesure pour les pathologies vasculaires (1,19) et l’hypertension artérielle (1,11).
Il n’y a pas de corrélation significative entre le statut BIM et les pathologies ostéoarticulaires, dermatologiques et digestives. Notons cependant des corrélations positives pour les hépatites virales (1,59) ou autres pathologies hépatiques (1,13).
Une analyse transversale par genre a été effectuée pour les cancers. Il n’y a pas de corrélation entre statut BIM et cancers chez les femmes ou les hommes. Par cancer, il n’y a corrélation positive que pour le cancer pulmonaire (2,18) ; par contre, les patientes BIM seraient moins exposées au cancer du sein (0,77) ; la corrélation est aussi négative pour le cancer de la peau (0,72).
Discussion
Il n’est pas étonnant que des pathologies comme le retard mental, les psychoses ou les toxicomanies présentent les corrélations les plus élevées avec le statut BIM. En effet, ces pathologies ont un impact évident sur la capacité de travailler et donc sur la probabilité de devenir BIM. Notre étude ne permet nullement de déterminer si la précarité précède la maladie ou l’inverse.
Une exposition plus importante des patients BIM de notre échantillon à des facteurs délétères comme un travail lourd, la manipulation de produits toxiques, un habitat insalubre ou un air pollué aurait pu se traduire par une fréquence accrue de pathologies ostéoarticulaires, cutanées, néoplasiques, allergiques ou asthmatiques. Ce n’est pas le cas. Seul le risque accru de bronchite chronique pourrait évoquer un environnement nocif, mais pour cela il faudrait pouvoir soustraire les bronchites chroniques tabagiques.
Par contre, les résultats sont plus éloquents en ce qui concerne le rôle des facteurs de comportements. En effet, l’excès de poids, le tabagisme et l’hypercholestérolémie sont significativement corrélés au statut BIM. Ils sont étiologiquement liés à l’augmentation de prévalence de diabètes, maladies cardiovasculaires et bronchites chroniques que nous observons dans notre échantillon. Toutes ces pathologies ont un impact sévère sur la qualité et l’espérance de vie.
Conclusions
Si le risque d’être porteur d’au moins une pathologie chronique n’est que faiblement augmenté pour les patients BIM, il est nettement plus élevé quand il s’agit des pathologies psychiatriques, neurologiques, cardiovasculaires liées à l’athérosclérose, du diabète de type 2 et de la bronchite chronique. La distribution inhomogène de ces trois derniers groupes de pathologies plaide en faveur du rôle prépondérant des facteurs de « comportement » comme cause des écarts sociaux de mortalité. L’analyse des facteurs de risque liés à ces pathologies confirme l’hypothèse du Black Report [9] : « des facteurs culturels et comportementaux, tels que la consommation d’alcool, de tabac ou encore les habitudes alimentaires et les activités physiques, varient selon la catégorie sociale ».
Ces résultats corroborent donc la conclusion de Mackenbach [10] sur les ressources dites « immatérielles » (capital culturel, capacité cognitive relative à la santé), selon laquelle « le comportement de consommation est devenu le déterminant le plus important de la mauvaise santé, les bénéfices marginaux des ressources immatérielles auxquelles une position sociale plus élevée donne accès ont augmenté ».
En d’autres termes, outre le déficit d’accessibilité à des nutriments et des soins de qualité souvent évoqués, il faut interroger l’impact possiblement inégal des incitants (la publicité) et les conséquences d’une faible accessibilité aux loisirs bénéfiques pour la santé (les activités sportives et culturelles). C’est le cœur de notre société de consommation qui est ainsi questionné. À un niveau individuel, mais aussi collectif puisque, selon Wilkinson et Pickett [11], « des différences de revenus plus importantes au sein d’une société augmentent la prévalence de la plupart des problèmes sanitaires et sociaux qui ont tendance à se produire plus fréquemment en bas de l’échelle sociale ». Ils incriminent l’anxiété générée par « l’augmentation des niveaux de menace d’évaluation sociale et la prépondérance de formes plus antagonistes de relations sociales dans les sociétés plus inégales ».
[1] Th. Eggerickx, J.-P. Sanderson, Ch. Vandeschrick, « Les inégalités sociales et spatiales de mortalité en Belgique : 1991-2016 », Espace populations sociétés, 2018/1-2.
[2] F. Jusot, M. Khlat, T. Rochereau, C. Sermet, « Un mauvais état de santé accroit fortement le risque de devenir chômeur ou inactif », Questions d’économie de la santé n° 125, Irdes, 2007.
[4] S. Bernell, SW Howard, Use “Your Words Carefully : What Is a Chronic Disease ?”, Public Health 4:159, 2016.
[5] www.who.int.
[7] J. O’Halloran, GC Miller, H. Britt, “Defining chronic conditions for primary care with ICPC-2”, Family Practice, vol. 21, 2004.
[8] Cl. van Tichelen, Maisons médicales : quels impacts sur l’accès aux soins de santé pour les personnes précaires ?, IWEPS, mai 2019.
[9] S. Macintyre, “The Black Report and beyond what are the issues ?”, Social Science and Medicine, vol.44, n° 6, 1997.
[10] J.-P. Mackenbach, “The persistence of health inequalities in modern welfare states : the explanation of a paradox”, Social Science & Medicine n° 75, 2012.
[11] RG Wilkinson, KE Pickett, “The enemy between us : The psychological and social costs of inequality”, Eur. J. Soc. Psychol., 47, 2017.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°97 - décembre 2021
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