Ce que l’on appelle avec une très décente pudeur la « fin de vie » est un excellent révélateur de tous les enjeux philosophiques – à la fois éthiques et métaphysiques – de nos sociétés postmodernes.
Depuis ses origines – occidentales ou chinoises, par exemple – « la » philosophie entretient une conviction profonde et dérangeante : nous, les humains, savons mal et savons peu, mais cela, nous pouvons le savoir, et adapter notre existence à ces quelques connaissances, tantôt partagées par nos cultures, tantôt associées à une forme de bon sens élémentaire, tantôt découvertes scientifiquement. Et pour paraphraser Kant, demandons-nous : « Que pouvons-nous savoir, que voudrions-nous savoir et quelles sont les sources de nos savoirs ? » Les sources : de nos jours et dans nos sociétés, outre nos expériences personnelles, celles de nos proches, nos intuitions et nos souvenirs, nous sommes de plus en plus liés à des théories, des hypothèses, des modèles et des applications scientifiques, qui progressent en se corrigeant et en se réfutant au fil du temps de la recherche. Mais ce n’est pas tout. Comme source de savoirs, il nous reste aussi des personnages et des événements conservés par l’Histoire, que l’on ne met pas complètement en doute et dont on tire quelques enseignements. Et puis, il y a aussi des récits et des histoires plus anciens, que l’on peut nommer des mythes, auxquels nous pouvons accorder du crédit et peut-être, notre foi et notre confiance. Certains récits de ce genre constituent le fonds de nombreuses religions d’hier et d’aujourd’hui.
Notre mentalité, heureusement critique et démocratique, nous a appris à nous méfier (pas toujours assez) de ces récits qui peuvent être entendus à la fois comme des appels à une solidarité et une compréhension universelles, y compris envers des personnes étrangères à nos cultures et à d’autres formes d’êtres vivants, mais aussi comme des invitations à mener des guerres dites justes, qui conduisent à des violences inouïes. L’Histoire ancienne et récente de l’Humanité témoigne de cette puissance pulsionnelle, tantôt généreuse et tantôt meurtrière, de ce sacré en nous. Et aussi du fait qu’un simple « refoulement » du sacré entraîne des contrecoups dangereux et, plus profondément, une asphyxie spirituelle que révèle, à mes yeux tout au moins, le burn-out généralisé que nous connaissons.
Par chance, la réflexion philosophique prétend jouer la médiation pour sauver tout à la fois la liberté de pensée de chacun, les bénéfices des sciences et des techniques, et la dimension du spirituel dans nos sociétés largement asséchées et désenchantées par la consommation. Les nombreuses interrogations autour de la fin de vie sont un exemple très révélateur de l’esprit de notre époque, de nos mentalités et des cultures dominantes au XXIe siècle. Je ne poserai cependant que trois questions.
Qu’avons-nous appris de la pandémie ?
Comme je l’ai développé dans un petit ouvrage récent [1], les conditions socio-économiques collectives et la vulnérabilité particulière de certains groupes de populations (âgées, malades, etc.) ont joué un rôle majeur dans la diffusion du virus et dans la production de formes graves de la maladie. Dans nos sociétés où l’on avait un peu oublié la « condition naturelle » qui est la nôtre, nous avons fait l’expérience de ce naturel refoulé. Le Covid-19 n’est ni purement « naturel » ni simplement « social », mais il a manifesté une fois de plus les effets pervers de cette fatale association qui a réuni des virus et des injustices. Comme l’eau qui coule toujours vers le bas, le virus a profité des ruptures sociales et des inégalités. On vient de le constater une fois encore, dans nos pays, qu’il s’agisse de contaminations ou d’inondations.
Tant de choses ont été mises en question par cette pandémie ! Mais si l’on regarde les problèmes avec un peu de recul désormais possible, on percevra en première ligne des priorités un défi majeur et qui concerne l’ensemble de nos sociétés de demain : comment allons-nous garantir à nos anciens, à nos vieilles et vieux, aux personnes de grand âge, comme on dit, à toutes ces personnes qui sont devenues très ou totalement dépendantes, une existence proprement humaine et pas uniquement une survie biologique ? La rapidité de diffusion du virus et sa dangerosité pour les personnes affaiblies ont prouvé que des stratégies de regroupement ou de ghettoïsation pouvaient avoir des conséquences désastreuses. Les dispositions de confinement qui ont été indispensables (il est un peu facile après-coup d’estimer qu’elles étaient disproportionnées !) ont coûté très cher : isolement, déconnexion, syndromes de glissement, fins de vie sans la présence des proches, etc. Et les personnes qui en sont sorties ont mis du temps à récupérer une santé physique et mentale correspondant à leur situation d’avant la crise.
Qu’avons-nous appris des « fins de vie » ?
J’en reviens à la philosophie. Du côté occidental, Socrate a immortalisé le courage du questionnement sur sa propre mort. Du côté extrême-oriental, le taoïste Zhuangzi l’a incarné également à l’occasion de la mort de son épouse. Le point commun entre ces deux traditions contemporaines, mais situées aux extrémités de la planète ? C’est un point d’interrogation, et donc pas une certitude. Nous les humains vivants, nous ne savons pas ce qu’est la mort, et quand nous parlons pudiquement de « fin de vie » nous voulons adoucir les choses, mais en croyant que nous pouvons affirmer que c’est bien « la fin de la vie »… À sa manière (occidentale), et dans les années septante du siècle passé, E. Levinas soutenait que la mort d’autrui n’est pas une « expérience » au sens scientifique et cognitif, mais plutôt une émotion et une inquiétude tournées vers quelque chose d’inconnu [2]. Est-ce consolant ? Peut-être si cet inconnu reconnu comme tel laisse présager une espérance d’une vie autrement, mais ce n’est pas certain. Ce qui est sûr, une fois de plus, c’est que nous ne savons pas et, dès lors, qu’il est présomptueux de diagnostiquer une « fin de vie » avec l’assurance des scientifiques à la Monsieur Homais. Des choses si importantes continuent à nous échapper, à nous femmes et hommes du XXIe siècle, qui pensons connaître tant de choses et qui nous découvrons en même temps face à un certain défi climatique… qui nous dépasse largement et auquel nous devons répondre.
Avons-nous appris que nous ne savons guère ?
Même si, heureusement, les sciences et les techniques nous donnent des connaissances et des outils pour vivre mieux – et il ne s’agira jamais de vouloir revenir en arrière, dans une forme de régression périlleuse où les sciences n’auraient plus leur place ! –, mais justement, si nous avons le souci d’une réhumanisation de notre vivre- ensemble, et tout particulièrement là où la vie peut faire mal et même devenir invivable, alors il faut que la science tienne sa place, mais uniquement celle-là. Il faut que le politique réanime les politiques (policies) et les acteurs politiques. L’éthique doit ancrer les valeurs et les principes dans le concret des organisations et des dispositifs. À la suite des constats réalisés par la clinique du travail depuis quelques dizaines d’années, l’éthique organisationnelle interroge les « conditions » et les « contextes » au cœur desquels se font les pratiques soignantes concrètes [3]. Elle cherche à harmoniser le respect des valeurs auprès de toutes les parties prenantes et identifie les conflits qui entraînent de véritables « distorsions éthiques » dans les organisations. L’éthique est organisationnelle ou elle n’est pas.
Ainsi le dernier mot revient à une « démocratie sanitaire » : un espace où toutes les parties prenantes se reconnaissent, en des citoyens ayant des devoirs et des droits, dans des politiques de santé cohérentes et justes – c’est-à-dire toujours à réorienter et à réajuster en fonction du cours des choses et du monde… Un espace où le pouvoir est un service déterminé par un mandat et une responsabilité dont on rendra des comptes. Un espace aéré, où l’imagination a toute sa place en tant qu’intelligence de l’amour, instrument indispensable à l’accompagnement des personnes à tous les moments de passage de leur vie. L’hébergement et l’accompagnement ainsi entendus sont, à l’exact opposé de lieux carcéraux, des lieux chaleureux de passage(s).
[1] M. Dupuis, Des virus et des hommes. Enjeux philosophiques d’une pandémie, PUL, 2021.
[2] « La relation avec la mort d’autrui n’est pas un savoir sur la mort d’autrui ni l’expérience de cette mort dans sa façon même d’anéantir l’être […] Le pur savoir ne retient de la mort d’autrui que les apparences extérieures d’un processus (d’immobilisation) où finit quelqu’un qui jusqu’alors s’exprimait. La relation avec la mort d’autrui, c’est une émotion, un mouvement, une inquiétude dans l’inconnu. » E. Levinas, Dieu, la mort, le temps, Grasset, 1993.
[3] M. Dupuis, L’éthique organisationnelle dans le secteur de la santé, Seli Arslan, 2014.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°100 - septembre 2022
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