Ces fonctionnaires d’un genre nouveau proposent des solutions incluant les réalités des personnes les plus fragiles. Ils mettent leur expérience de la pauvreté et de l’exclusion sociale à profit pour signaler à leurs services les freins à l’accessibilité à un droit.
L’expertise du vécu et la méthodologie du service Experts du vécu en matière de pauvreté et d’exclusion sociale1 sont mises en œuvre depuis 2005 afin d’améliorer l’accessibilité des droits sociaux fondamentaux, essentiellement dans les services publics fédéraux, mais aussi dans le domaine de la santé. C’est généralement le terme « pair-aidance » qui l’emporte lorsqu’on parle d’interventions sur base de savoirs expérientiels. Les experts du vécu en font partie, mais leur champ d’action au sein du SPP Intégration sociale notamment est particulier, tout comme leur statut, leur structure, leur recrutement, leur formation. Leur nom désigne à la fois leur fonction et, laconiquement, leur parcours personnel. Il dit en effet peu, voire rien du tout, de la vie de la personne exerçant cette fonction à part qu’elle a connu des situations de pauvreté et/ou d’exclusion sociale d’où sont issus des savoirs expérientiels utiles à l’exercice de ce métier. Ne pas lier la spécificité d’un parcours au domaine particulier dans lequel cet expert va travailler est en effet un choix délibéré de la méthodologie du service et une particularité dans le champ des pratiques issues des savoirs expérientiels. Améliorer l’accessibilité d’un service comme le SPP Intégration sociale passe par une prise en compte du point de vue de ces experts dans les organisations partenaires : l’INAMI, la Caisse auxiliaire d’assurance maladie invalidité (CAAMI), le SPF Finances, la Direction générale personnes handicapées, l’Institut national d’assurances sociales pour travailleurs indépendants (INASTI) par exemple. « Nous constatons que certains citoyens ne font pas assez valoir leurs droits ou éprouvent des difficultés avec les administrations. Il existe encore trop d’obstacles, notamment pour les personnes vivant dans la pauvreté. Pour faire tomber ces obstacles et rendre les services plus accessibles, il est intéressant d’impliquer un expert du vécu. En combinant son expérience avec l’expertise du service, on peut répondre au mieux aux besoins des citoyens », dit Catherine De Bruecker, médiatrice fédérale2. Il s’agit donc moins d’accompagner l’ayant droit ou l’équipe directement en rapport avec celui-ci que d’aider l’organisation à prendre en compte l’angle de vue du « client » dans les procédures, la communication ou simplement dans la manière d’accueillir le public.
Recrutement et formation
La majorité des experts du vécu en matière de pauvreté et d’exclusion sociale – ou EdV – sont engagés comme contractuels de la fonction publique. La procédure est exigeante et assez longue. Le recrutement vise à valider que la personne a bien vécu des situations de pauvreté et/ou d’exclusion sociale pour permettre l’émergence de savoirs expérientiels et à vérifier qu’elle a les compétences requises pour exercer cette fonction : autonomie, travail en équipe, résistance au stress… Cette procédure doit respecter les modalités du recrutement fédéral et du droit des personnes (au respect de la vie privée et de la non-discrimination). Le parcours de vie atypique des EdV n’exclut pas une formation continue. Mais comment former quand on cherche un regard non formaté ? Le service ne peut évidemment pas proposer de formation sur la spécificité de leurs savoirs expérientiels, il peut en revanche leur offrir des formations pour exercer cette fonction au mieux ainsi qu’un soutien pour faire émerger une certaine formalisation de ces savoirs et surtout leur utilité dans la mission d’amélioration de l’accès aux droits sociaux. Les nouvelles recrues sont formées par leurs pairs plus anciens. Les modules ont été réfléchis et construits par les EdV eux-mêmes et concernent les différents aspects de la fonction. Il s’agit par exemple de se préparer au regard des collègues plus classiques et d’affronter le stigmate dû au nom de leur fonction, de se situer dans les différentes hiérarchies. Recrutés et employés par le SPP Intégration sociale, les EdV dépendent en effet aussi d’un chef fonctionnel dans l’organisation où ils travaillent quotidiennement et ils peuvent rencontrer des conflits d’intérêts. Leur principale loyauté allant vers les personnes en situation de pauvreté, cela peut entrainer des tensions. Dès lors, comment prioriser ? Où placer le curseur entre l’envie de changement et le rythme de l’administration ? Johnny, qui travaille à la CAAMI, en témoigne : « travailler au fédéral, au début, ce n’était pas toujours évident, car je confondais parfois la militance et mon travail. Même si la militance, l’indignation face aux difficultés vécues par les personnes peut être un bon moteur, il ne faut pas les confondre. » La quelquefois douloureuse confrontation avec des situations miroirs est également abordée, de même que la question des frustrations. L’intitulé des modules annonce sans détour leur contenu : « S’en prendre plein la gueule », « Loyauté et multiples casquettes des EdV »… Véronique travaille pour le SF Pensions et il lui arrive de croiser des histoires comparables à la sienne. « Parfois, dit-elle, la situation des personnes qu’on reçoit ou qu’on accompagne ressemble tellement à ce qu’on a connu qu’on n’arrive pas à en sortir à cause de l’émotion. » Il lui faut aussi accepter son impuissance, car des gens ne veulent pas être aidés, ne viennent pas au rendez-vous. « Et c’est difficile de laisser tomber. » D’autres formations répondent aux besoins de développement personnel des EdV, car si les parcours atypiques affutent certains outils, ils laissent souvent quelques lacunes méthodologiques ou technologiques (informatique, prise de notes…) et il s’agit d’opérationnaliser leur travail dans les services publics. D’autres besoins méritent une attention plus générale, comme la formation à la communication ou à la complexité des institutions belges, car de nombreuses matières en lien avec la pauvreté relèvent d’autres niveaux de compétences que le fédéral, notamment l’enseignement, le logement, les allocations familiales. À chaque fois, l’approche est très concrète et part de l’expérience des EdV. Le service propose aussi du coaching et des intervisions. Enfin, comme les experts du vécu sont détachés dans des services partenaires, ceux-ci leur proposent le même parcours d’intégration qu’à tout autre nouveau collaborateur.
Une équipe de coordination et des organisations partenaires
Au SPP Intégration sociale, il n’y a pas cette distinction entre professionnels et experts du vécu que connaissent les pairs-aidant en santé mentale par exemple. EdV est une fonction reconnue dans la cartographie des fonctions fédérales et son travail dans les organisations partenaires est présenté plutôt sous un angle de chargé de mission avec un bagage complémentaire. Mais cela ne lève malheureusement pas totalement le doute. « Quand j’accompagne un citoyen ou que je contacte une autre organisation, ils ne croient pas que je travaille au SPP Intégration sociale ou pour le SF Pensions… je ne ressemble pas à une fonctionnaire habituelle et donc ils ne font pas confiance à mes connaissances », déplore Véronique. Un constat que Fabienne partage. « Quand j’ai commencé à travailler à l’INASTI, la coordination est venue présenter ma fonction au service. Personne n’a compris et je suis aussi restée longtemps dans le flou. Puis petit à petit mon regard externe et mon expérience ont été reconnus. Je fais des permanences au CPAS, j’ai trouvé des alliés pour améliorer le travail avec les petits indépendants. Tous les experts du vécu doivent passer par cette plus ou moins longue période de doute. » Une équipe de coordination assure le fonctionnement des différents partenariats au quotidien. Elle anime le réseau des experts du vécu et les liens avec les autres services du SPP (réunion d’équipe, concertation avec le service qui coordonne les politiques fédérales contre le sans-abrisme, contre la pauvreté infantile et familiale…). Les coordinateurs gèrent les projets avec les différents services partenaires et développent de nouvelles collaborations. Ils supervisent également la collaboration entre l’expert du vécu et le lieu de service qui l’accueille, qu’il ne devienne pas juste un employé supplémentaire, mais reste dans ses missions d’amélioration d’accessibilité, et ils organisent des entretiens formels dans le cadre du cycle d’évaluation. L’équipe de coordination apporte également son appui aux tâches transversales des EdV. Elle assure le travail préparatoire et le suivi des groupes de travail, analyse les signaux recueillis sur le terrain et les fait remonter aux décideurs politiques. Pour mener ces tâches à bien, les coordinateurs travaillent souvent en tandem avec des experts du vécu détachés au sein d’autres institutions. La coordination vient encore en appui pour les chefs fonctionnels et mentors qui encadrent les EdV dans les organisations partenaires. Une concertation est régulièrement organisée pour partager leurs expériences et discuter de thématiques spécifiques, par exemple le non- recours au droit. Des formations et des sensibilisations à la pauvreté ont été organisées. Il n’est pas facile pour une personne en situation de pauvreté de comprendre les contraintes de l’agent de l’administration, et inversement. Pour une meilleure accessibilité aux soins de santé Un accent a été mis sur le droit fondamental à la santé lorsqu’en 2014 Médecins du Monde et l’INAMI ont publié un Livre vert3 décrivant les différents facteurs influençant l’accès aux soins de santé pour les groupes vulnérables. Dans le Livre blanc4 qui a suivi, deux constats émergeaient : les groupes de population fragilisés (sans-abri, primoarrivants, etc.) sont souvent les premières victimes des grandes inégalités sur le plan de la santé ; ils présentent en outre un faible niveau de littératie en santé. L’une des cinq recommandations était de créer de nouveaux métiers dans le secteur de la santé en vue d’améliorer l’information et la compréhension du patient. La nouvelle fonction d’expert du vécu en matière de pauvreté et d’exclusion sociale pour une meilleure accessibilité aux soins de santé en fait partie. Un contrat de collaboration entre l’INAMI et le SPP Intégration sociale a été conclu pour le lancement en mai 2016 d’un projet pilote comprenant trois coordinateurs et quinze EdV détachés dans des hôpitaux, un service de santé mentale et au sein même de l’INAMI. Leurs missions et leurs tâches portent sur trois niveaux. -Au niveau micro : leurs missions se rapportent à l’aide directement apportée au public cible. Il s’agit donc d’un travail de première ligne. On y distingue deux rôles principaux, celui de traducteur/intermédiaire entre les personnes vivant en situation de pauvreté et les services qui les accueillent et celui de guide lorsqu’il s’agit d’accompagner le public cible pour les démarches administratives, au sein des services ou en dehors. -Au niveau méso : les EdV s’appuient sur leurs expériences de première ligne pour travailler de manière plus structurelle au sein de leur organisation à des solutions aux problèmes récurrents rencontrés par le public cible. Ils le font entre autres en proposant des simplifications administratives, en élaborant des propositions d’amélioration des outils de communication, en attirant lors des réunions l’attention des collègues sur les problèmes récurrents, en initiant la discussion sur les problématiques transversales, en concertation avec leurs collègues EdV. Dans le cadre de cette mission, les EdV ont l’occasion de réfléchir de manière critique aux règles, procédures, routines, etc. au sein de l’organisation dans laquelle ils sont détachés. -Au niveau macro : les EdV font remonter jusqu’aux décideurs politiques les informations recueilles au niveau micro et discutées au niveau méso dans les administrations. Un exemple ? Plusieurs experts du vécu détachés dans des hôpitaux ont attiré l’attention sur la situation de nouveau-nés qui n’étaient pas toujours inscrits à une mutuelle. Une inscription qui devait obligatoirement être faite par les parents. Cela engendrait notamment des problèmes d’accès aux soins pour l’enfant, de facturation des soins pour les hôpitaux, et du surendettement pour les familles. Ce signal a été relayé à l’INAMI et discuté avec les mutuelles. En 2020, un système permettant à l’hôpital de déclarer la naissance et de recevoir dans les 24 heures un numéro de registre national pour l’enfant a été testé. Pour ce qui est de l’inscription à la mutuelle, l’INAMI a opté pour une inscription d’office du nouveau-né à la mutualité de sa mère.
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°94 - mars 2021
Introduction
Aidant proche, bénévole dans une association ou un groupe d’entraide, pair-aidant, expert du vécu… Qu’est-ce qui pousse – qu’est-ce qui nous pousse – à un moment de notre vie à endosser un rôle de « soignant » ? Contre(…)
Les groupes d’entraide
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L’hospitalisation à domicile
Ces soins sont habituellement donnés en hôpital de jour ou lors d’une hospitalisation. Dans le cadre de l’hospitalisation à domicile (HAD), ils sont prodigués au domicile du patient avec la même surveillance et la même sécurité.(…)
Les pairs-aidants
Les pairs-aidants sont des personnes qui ont elles-mêmes vécu l’expérience de la grande souffrance psychique et/ou sociale. Pour faire face à cette grande souffrance, ils ont développé des compétences et mobilisé des ressources. Ils s’en sont(…)
Les experts du vécu
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