Fragments d’une réflexion pour une autre société.
Constats d’échec
L’analyse de l’évolution des sociétés ces derniers siècles, surtout ces dernières décennies, conduit à plusieurs constats. Aucun système ne peut croître indéfiniment ; un élément surviendra toujours, pas toujours prévisible, qui arrêtera la croissance ou entraînera la disparition du système. La croissance est un modèle de société imposé sur une base consensuelle mondiale dans une économie de type capitaliste qui peut s’exprimer dans deux dynamiques : de haut en bas (capitalisme d’état : ex-URSS, Chine), de bas en haut (capitalisme libéral). Ces dynamiques peuvent se fondre l’une en l’autre, courant devenant dominant : néolibéralisme et mondialisation. Au-delà des dimensions négatives intrinsèques à tout système, l’exercice du pouvoir distord les personnes et les structures, aboutissant dans certains cas à la dictature ou au fascisme. Les inégalités ne vont qu’augmentant, riches plus riches, pauvres plus pauvres, dans tous les secteurs : santé, enseignement, culture, économie, finance, etc. Les éléments d’information, d’analyse et de décision passent progressivement du concret au virtuel. Alors que les ressources de la planète diminuent, la masse monétaire mondiale explose dans les circuits de la spéculation (plus de 95 %) ne laissant que moins de 5 % pour les échanges et les services. Les systèmes publics sont dévalorisés au profit des systèmes privés, sans preuve de meilleure efficacité. Pourtant la collectivisation est un élément de progrès des sociétés animales et humaines (darwinisme sociétal). De l’échelle des particules élémentaires jusqu’à l’échelle cosmique s’observe un principe de compétition et de rivalité, compris à l’extrême comme la survie de l’un au prix de la mort d’un autre. Néanmoins, les développements récents des sciences, dures ou humaines, montrent les conséquences positives de la synergie, de la collaboration, de la mise en commun. L’évolutionnisme darwinien peut s’appliquer autant aux éléments cellulaires qu’aux formes vivantes, végétales et animales ou aux sociétés. Les concepts idéologiques, les systèmes de valeurs, les paradigmes épistémologiques peuvent aussi se comprendre selon la même grille d’analyse de générosité collective et mettre en avant des concepts tels que l’éthique neuronale, l’équité du vivant, la mutuellisation positive des ressources naturelles. La logique néolibérale, capitaliste, mondialisante, après une période de croissance et d’illusion de généralisation du bien-être, montre ses limites : crise de la population, crise économique majeure, crise écologique. Le capitalisme porte en lui les bases de sa propre destruction, comme tout système en croissance perpétuelle qui élimine la solidarité et marginalise les logiques collectives. Il est donc urgent de sortir du capitalisme mondial, en reconstruisant une société où l’économie n’est pas reine mais outil, où la coopération l’emporte sur la compétition, où le bien commun prévaut sur le profit, et de se défaire des conditionnements capitalistes, notamment de cette illusion qui fait croire que la science ou la technologie sont des solutions pour « en sortir » alors qu’elles ne sont, telles que développées par la société capitaliste, que des conséquences de la croissance économique mondiale virtuelle. Le vieil adage « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » vaut toujours. Au-delà des constats que l’on peut mener à l’échelon global, il y a aussi à apprendre aux échelons plus locaux. Nos sociétés occidentales ont en effet évolué de modèles rigides, normatifs, sévères et austères, à connotation judéo-chrétienne impliquant culpabilité, faute et rachat, salut collectif par la foi vers des modèles plus souples, moins durs, avec peu ou pas de règles, orientés vers le plaisir et l’hédonisme individuel.Tout est relation, interaction, transdisciplinarité Toute action, individuelle ou collective, peut se décliner à plusieurs niveaux, que nous pouvons décrire de « bas en haut » : individuel, local, régional, communautaire, national, international, mondial, planétaire, universel. Chaque niveau interagit avec les niveaux inférieurs, l’inverse n’est pas forcément vrai. Les interactions sont « verticales », mais aussi « horizontales » : une modification d’un secteur (sanitaire, politique, scientifique, écologique, économique, financier, éthique, philosophique, enseignement, etc.) s’inscrit dans un mouvement transversal global. Cette grille d’analyse s’applique à nos actions, que ce soit par rapport aux patients dans nos maisons médicales ou qu’elles relèvent d’une stratégie globale de la Fédération des maisons médicales. Au niveau individuel, qui concerne les connaissances individuelles, les croyances, l’estime de soi, les comportements, l’impact potentiel d’interventions au niveau du style de vie et des compétences se marque dans le renforcement des individus : habilitation ou « empowerment ». Au niveau de la communauté, qui concerne la cohésion sociale, le renforcement de la communauté augmente ses possibilités d’appréhender collectivement les problèmes (cohésion horizontale) et de relier entre eux différents groupes socio-économiques (cohésion verticale) au travers d’interventions axées sur la participation et la démocratie. Au niveau des services et des structures, qui concerne l’environnement quotidien, l’impact potentiel se marque dans l’amélioration des conditions de vie et de travail et dans l’optimalisation de l’accès aux services et structures ayant une influence positive sur la santé. Au niveau macro- social, économique et culturel, qui concerne les inégalités, par exemple en matière de revenus, l’impact potentiel se marque par la stimulation de changements et la réduction des inégalités dans ces différents secteurs.
Vers de nouveaux modèles
Ces constats et la réflexion critique sur leurs causes profondes invitent à élaborer et à construire d’autres modes de pensée, d’organisation et de décision, appliqués de l’échelon personnel et local jusqu’à l’échelon global et sociétal. Le premier principe organisationnel fondamental est la cohérence, la congruence des modèles à tous les niveaux. On ne peut vouloir une structure politique, économique et sociale, plus juste et fonctionner dans le quotidien avec d’autres références. « Le vrai communiste est celui qui fait aussi la vaisselle à la maison ». Le but est fondamental et premier, mais le chemin anticipe la fin et la conditionne ; il ne peut se tracer sur des valeurs opposées à celles qui définissent l’objectif, et ceci vaut de l’action politique globale au fonctionnement quotidien des structures de travail et aux relations amicales et familiales. Un deuxième principe est la recherche de l’intérêt collectif, basé sur la solidarité et la mutuellisation des moyens, dans le respect des individus et de leur unicité. Il fonde une société multiculturelle, politiquement laïque, organisant des structures publiques efficientes, des circuits de services financés par un impôt unique, très progressif et fiscalisant les divers revenus (mobiliers, immobiliers, liés au capital réel). A nouveau, ce modèle se décline du niveau le plus global jusqu’au niveau quotidien. On peut débuter, sans attendre le changement radical, par des mesures symboliques : taxation des mouvements financiers mondiaux, des mobilités bancaires et entrepreneuriales, combat contre les directives Bolkestein, militance active pour le droit des sans-papiers et des mouvements des citoyens du monde, jusqu’à une imposition juste des sociétés nationales et des personnes physiques. Mais il faut agir aussi au niveau de nos modes de vie individuels : refus des petits travaux au noir, exigence des souches TVA, etc. Un autre principe concerne l’enfance et de la jeunesse. C’est en effet d’emblée que les modèles de fonctionnement s’installent, hérités des générations passées et des structures familiales proches, souvent sous forme de mythes, conduisant à une véritable empreinte personnelle, nucléaire, sociale et sociétale, mais aussi probablement neuronale et corticale, reproduisant les modes de communication, de délibération, de décision et de transaction, que la société de marché et de compétition capitaliste porte en elle. Malheureusement, malgré le terrible constat d’échec de nos systèmes d’enseignement et les dégâts qui commencent à peine à se manifester, les moyens qui lui sont consacrés demeurent drastiquement limités. Un autre principe encore aborde le type d’organisation sociale. Souvent un choix univoque est proposé entre une structuration de haut en bas (top-down) comme dans les régimes « forts » et une structuration de bas en haut (bottom-up) selon un schéma libéral laissant la place aux actions plus ou moins spontanées des individus ou de certains groupes d’influence, généralement économique. Ce schéma basique a tendance à s’estomper aux marges, essentiellement sous la forme du néolibéralisme qui laisse à l’état le soin de réguler les excès de l’offre et de la demande. Ce n’est pas cette dilution des repères qui fera émerger un nouvel ordre social : l’individu et les petites entités locales doivent pouvoir bénéficier d’une liberté de pensée, de parole et d’action, exprimer leur créativité, leur connaissance concrète, leur pragmatisme, mais il doit exister, niveau après niveau, des structures régulatrices, légitimes dans leur composition, porteuses d’un projet commun semé, décliné et réalisé aux échelons subsidiaires, caractéristiques d’un rôle fédérateur. Donc des unités locales, familles, écoles, communes, communautés, États, de bas en haut jusqu’au niveau du monde, un grand conseil fédérateur sur le modèle des Nations- Unies mais qui aborde simultanément l’économique, le social, le culturel, le scientifique. Le prix à payer pour cette démocratie délibérative est évidemment la lenteur, mais si le boeuf est lent, la terre est patiente. Le principe de délibération consiste en un avis rendu au niveau compétent, le plus proche du terrain concerné (subsidiarité), instruit par des éclairages techniques, scientifiques abordant l’ensemble des dimensions concernées dans la transdisciplinarité la plus totale. Ce concept philosophique et scientifique mélange dans une connaissance pluridisciplinaire les apports connexes autant des sciences exactes que des sciences humaines. Cet éclairage scientifique de la décision politique respecte compétences et légitimité en faisant coexister technocratie et démocratie. Ces développements s’appliquent essentiellement aux axes verticaux de la structure sociale, de l’unité individuelle vers l’unité monde. Au niveau horizontal, les processus d’action et de décision qui modulent les rapports quotidiens, domestiques, professionnels et familiaux sont également construits sur le principe de la délibération et de la légitimité. Les modèles de fonctionnement traditionnels ont montré leurs limites, que ce soit l’ancien basé sur la hiérarchie traditionnelle et l’autorité non nécessairement légitime ou le nouveau, réaction à l’ancien, qui aux dérives du pouvoir ou des individus, substitue le flou, l’inconsistant, l’angoissant, l’imprécis. Un « troisième » modèle, choisi par notre société économique, « a-normée », technologique, applique le management technique entrepreneurial au fonctionnement des groupes humains, avec une fascination aveugle envers les consultants, les experts en communication, les gestionnaires, les coordinateurs, les qualiticiens pointus qui négligent idéologie et globalité au profit de l’efficacité pragmatique mesurée avec des indicateurs conçus hors contexte. C’est ici que peut intervenir une véritable troisième voie, autogestionnaire, fondement d’un modèle de société véritablement alternatif, étendue de toute sa verticalité (« penser global, agir local, décider en toute subsidiarité ») aux multiples dimensions horizontales : participation citoyenne et délibération lente des individus, des acteurs, des communautés, avec décision par vote (délibération formalisée) ou par le niveau vertical légitime immédiatement sus-jacent, dans un ensemble et une suite d’organigrammes plats fonctionnant en autogestion. Ce modèle d’autogestion peut devenir un mythe séculier, si souvent manquant dans les projets non religieux, un mythe qui aborde frontalement le défi de l’accession au bonheur des hommes dans le respect du monde qui est le leur, mais un bonheur terrestre, laïque, pluraliste, tolérant, un projet qui reconnaît la réalité de valeurs universelles, comme les droits de l’homme compris comme les droits de tous les citoyens du monde, un mythe symbolique unificateur qui laisse de côté tous les relativismes postmodernes, tous les ostracismes, tous les racismes, tous les ghettos, toutes les frontières, tous les brevets déposés, tout ce qui fait que notre monde est si souvent déshumanisé. Ces derniers principes, de même que l’histoire et les apports scientifiques sur les fonctionnements humains montrent la nécessaire alternance de l’exercice du pouvoir. Science, morale et politique peuvent donc s’articuler pour la constitution d’un ordre « artificiel » qui ait force de loi bio-sociologique d’union pour la vie. Les sociétés humaines forment des ensembles solidaires dont l’équilibre, la conservation, le progrès obéissent à la loi générale de l’évolution. Les conditions d’existence de l’être moral et biologique que forment entre eux ces membres d’un même groupe sont celles qui régissent la vie de l’agrégat biologique. Il se crée donc un devoir de solidarité, de responsabilité mutuelle : la société est un organisme contractuel. Il faut le consentement des êtres qui la composent. Ce sera le contrat de solidarité qui réalisera cette justice, en se substituant dans les rapports entre hommes à l’idée de concurrence et de lutte. Ce contrat, association consentie, mutuelle et solidaire entre les hommes aura pour objet d’assurer à tous, aussi équitablement que possible les avantages résultant du fonds commun, garantie et sécurité citoyennes contre les risques communs afin qu’aux inégalités naturelles ne s’ajoutent pas des inégalités d’origine sociale. Enfin, dernier principe mais d’importance : en dehors de rares mythes fondateurs des sociétés humaines – le seul inaliénable étant sans doute l’interdit de l’inceste – aucune règle, aucune norme, aucune valeur n’est absolue. L’exception est toujours possible sans renier l’humain qui la sous-tend, de la dépénalisation de l’interruption de grossesse et de l’euthanasie jusqu’à l’acte du combattant pendant la guerre pour l’interdiction de tuer par exemple. Au contraire, la loi n’étant, in fine, que de la morale collective témoin de l’idéologie dominante, il est toujours besoin d’éclaireurs, d’avant-gardes, de déviants transgresseurs, pour remettre en question les vieux paradigmes au profit de nouveaux plus avancés, plus justes, plus constructeurs d’égalité et de solidarité.Des raisons d’y croire
A côté de ces principes d’énonciation de projets, d’autres permettent d’espérer ces changements profonds. Le surgissement de l’improbable : la résistance victorieuse de la petite Athènes à la formidable puissance perse, cinq siècles avant notre ère fut hautement improbable et permit la naissance de la démocratie et celle de la philosophie. De même fut inattendue la congélation de l’offensive allemande devant Moscou en automne 1941, puis improbable la contreoffensive victorieuse de Joukov commencée le 5 décembre, suivie le 8 décembre par l’attaque de Pearl Harbor qui fit entrer les Etats-Unis dans la guerre mondiale. Les vertus génératrices/créatrices inhérentes à l’humanité : de même qu’il existe dans tout organisme humain adulte des cellules souches dotées d’aptitudes polyvalentes, de même il existe en tout être humain, en toute société humaine des vertus régénératrices, génératrices, créatrices à l’état dormant ou inhibé, de la solidarité et de la mutuellisation innées. Les vertus de la crise : en même temps que des forces régressives ou désintégratrices, les forces génératrices créatrices s’éveillent dans la crise planétaire de l’humanité. Ce à quoi se combinent les vertus du péril : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». La chance suprême est inséparable du risque suprême. L’aspiration multimillénaire à l’harmonie renaît dans le grouillement des initiatives multiples et dispersées qui pourront nourrir les voies réformatrices, vouées à se rejoindre dans la voie nouvelle. La transition vers cette nouvelle société ne peut être que progressive, selon une voie réformiste. Mais, au contraire de celle-ci, cette transition vise au bout du compte la rupture avec la logique du capital qui est celle de la réification du lien social subordonné à la loi de la valeur et à la recherche du profit. Les données de la science semblent soutenir la probable réussite de l’entreprise (évolutionnisme global, de la cellule à la société), selon un chemin lent mais inéluctable, à la fois spontané, autogénéré, mais aussi volontariste et guidé dans de multiples directions qui, toutes, prennent en compte la finalité recherchée.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 54 - octobre 2010
Les pages ’actualités’ du n° 54
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