Grâce au contact direct avec le corps, par l’intermédiaire de la peau, le métier de kinésithérapeute nous projette dans la sphère intime du patient. Nous passons beaucoup de temps avec les patients, ce sont des conditions idéales pour une recherche qualitative.
Cet article est issu d’un travail de fin de formation traitant des thèmes de l’exil, de la douleur chronique et de la somatisation. La base est constituée des récits de vie de quatre de mes patients en dehors du cadre de la maison médicale, deux hommes et deux femmes, tous migrants dits « économiques » de première génération, d’origine marocaine. Les rencontrer en dehors de la maison médicale m’ont permis de me décaler de mes grilles d’analyse habituelles et de partir de leur vécu comme source de savoir. Ces rencontres ont été complétées par un carnet de terrain, rempli d’observations quotidiennes en consultation. La clinique en maison médicale est intimement liée à des dimensions politiques, juridiques et sociales. Les enjeux tournant autour de la santé de notre population sont beaucoup plus complexes que de simples notions biomédicales reçues à l’école. Même si chaque soignant de première ligne en est probablement convaincu, il peut se sentir bien impuissant lorsque les motifs de consultations sont le résultat d’une souffrance psychosociale. Nous, kinésithérapeutes en maison médicale, soignons quotidiennement des patients avec des douleurs chroniques non expliquées par une cause organique. Elles changent souvent de place ou s’additionnent sans que l’on comprenne pourquoi1. Elles peuvent être tellement intenses qu’il est inconcevable pour le patient qu’elles ne puissent pas être causées par un problème organique. Il cherche désespérément à comprendre la cause de sa souffrance, ce qui le pousse à consulter de nombreux spécialistes, à demander de nombreuses imageries complémentaires. Ces douleurs sont rebelles aux traitements proposés (médication, kinésithérapie, infiltration…). Cela provoque de l’angoisse et de l’incompréhension de la part du patient qui demande inlassablement un soulagement, sans résultat. De son côté, ne pouvant proposer d’action concrète pour le soulager, et ne voyant aucune évolution durant le suivi, le kinésithérapeute peut se sentir frustré, mis en échec. Les soignants, se doutant que le parcours d’exil et le contexte d’accueil en Belgique ont de nombreuses répercussions sur la santé mentale, tentent avec les moyens du bord de ne pas s’en tenir uniquement à la lecture littérale des plaintes somatiques. Cependant, établir un lien entre la souffrance psychique et les douleurs que le patient présente n’est pas facile non plus puisqu’il s’agit en grande partie de processus de défense inconscients. Le patient ne reliera pas facilement les symptômes douloureux à une souffrance psychique. Nous sommes dans une impasse… Les douleurs chroniques « inexplicables » sembleraient trouver des éléments de réponse autour de la problématique des pertes : pertes objectives et conscientes ; pertes symboliques et inconscientes. Ces pertes devraient logiquement s’accompagner d’un processus de deuil. Étant donnés les états de survie et le traumatisme engendré par les conditions de vie en Belgique, ce deuil ne peut pas être élaboré, il reste en attente.
Pertes réelles
« Mes bras, en Belgique, c’est mon diplôme. Maintenant que j’ai mal aux bras, je ne suis plus rien », me dit une patiente d’origine congolaise âgée de quarante-cinq ans. Les conditions de travail sont une source intarissable de souffrance et occupent une place considérable dans les quatre récits et lors de mes consultations. C’est le premier élément avancé par les patients pour expliquer leurs douleurs rebelles et je crois qu’ils ont en grande partie raison. Les personnes rencontrées n’ont pas le choix, elles sont reléguées dans des secteurs de travail dont les conditions sont bien inférieures aux normes juridiques locales. Les migrants sont contraints d’accepter des emplois précaires, sous-qualifiés et dévalorisés socialement, mais meilleurs que la pauvreté et le chômage auxquels ils tentent d’échapper2. Le travailleur donne littéralement sa santé, va au-delà de ses limites trop longtemps, trop souvent jusqu’à épuisement. La peur de perdre son travail le force à persévérer, en négligeant les symptômes physiques liés à la surcharge. Des troubles musculo-squelettiques s’installent durablement et dégénèrent avec les années. Lorsqu’un certain point est franchi, les douleurs rebelles sont difficiles à prendre en charge et ont tendance à perdurer. Il s’agit ici d’une atteinte à l’intégrité du corps originaire et par le corps, c’est une personne qui est mutilée de sa jeunesse, de sa santé, de sa force. Ces pertes sont réelles (lésion organique objective, par exemple : une rupture tendineuse de l’épaule liée à la surcharge entraîne une perte de fonction du bras) et conscientes. Elles sont le résultat de la maltraitance du corps par le travail, le stress. Elles engendrent chez le patient de la colère et de la tristesse, car elles sont le reflet de l’exploitation économique. Non acceptées, car ressenties comme profondément humiliantes et dégradantes, il n’y a pas de deuil possible. Derrière ces plaintes se cache un grand besoin de reconnaissance. Si nous minimisons ce point par ignorance ou simple négligence, nous participons à la banalisation de la pénibilité physique de leur travail. Nous risquons une augmentation des symptômes chez le patient qui ne se sentira pas entendu.
Pertes symboliques
« L’exil désigne le “hors de chez soi”, une forme de déracinement qui oblige au déplacement vers un ailleurs, à la migration passagère et parfois l’errance. »3 La migration est un choix qui implique des pertes connues, calculées (déracinement, perte du réseau social et familial, perte de la situation professionnelle dans le pays natal), mais aussi de nombreuses pertes inattendues. Dans ces quatre récits de vie, l’enchaînement des événements ne se passe pas comme prévu. À l’arrivée, il y a un décalage entre le pays réel et le pays rêvé. Une profonde désillusion. Le migrant ne se reconnaît plus : il y a une transformation profonde de soi, de ses rêves, de son projet initial, de son identité, de son physique, de sa santé. Je suis un autre. Les femmes expriment clairement un changement de leur apparence physique depuis leur arrivée en Belgique. Il y a une perte de soi, de ce qui est vivant, de l’insouciance, de la confiance du début. Suite à de nombreuses arnaques4, il y a perte de ce qui faisait communauté, perte de lien social. Nombreux sont les patients universitaires dont le diplôme n’est pas reconnu qui sont réduits à des tâches pour lesquelles ils sont surqualifiés. C’est une perte de statut social. Intellectuels en arrivant, ils sont contraints d’accepter des conditions de travail harassantes. Ces pertes sont de profondes entailles dans l’identité du sujet. Elles devraient logiquement s’accompagner d’un processus de deuil5. Deuil d’activité, deuil du corps originaire, deuil du projet migratoire, deuil narcissique, mais l’état de survie dans lequel vivent ces patients ne permet pas de passer par ce processus, au risque de s’effondrer. Les deuils liés aux pertes de l’exil sont congelés, en attendant des jours meilleurs6. Traumatisme psychosocial et logique de survie À l’écoute de la vie quotidienne des patients depuis leur arrivée en Belgique, il me semble évident qu’ils ont toutes les raisons du monde d’aller mal. L’accumulation de violences quotidiennes sournoises dans un contexte de grande précarité contient un fort potentiel traumatique. Il ne s’agit pas d’un événement qui fait choc par sa violence soudaine, mais d’une situation constituée de précarité, de non-sens, d’humiliation, de non-reconnaissance répétée, d’angoisse liée à l’insécurité, de violences symboliques et de violences psychologiques qui se perpétuent et provoquent « une détresse psychique tout autant envahissante que la déchirure traumatique »7. Cela peut entraîner un clivage de nature traumatique. « Le sujet se retrouve coupé de ses émotions et de ses affects, l’angoisse et la dépression ne sont pas ressenties, seul le corps réel permet d’évacuer les tensions, sans y apporter de résolution »8,9. La somatisation permet alors d’exprimer la souffrance de façon inconsciente sans devoir y mettre de mots.
La solution somatique
« La solution somatique trouvée court-circuite le psychisme pour éviter la dépression et l’angoisse. »10 La somatisation est un processus de sauvegarde. C’est contre-intuitif pour ceux qui, comme les kinésithérapeutes, ont été formés à soulager la douleur. Le sujet trouve refuge dans son corps douloureux, ce qui l’éloigne de ses douleurs psychiques, plus intolérables encore11. Jean-Claude Métraux ajoute que la somatisation est un moyen de se souvenir de ce que l’on a perdu. Pour ne pas oublier les pertes, le corps garde une trace jusqu’à ce que la personne soit en sécurité pour pouvoir entamer un processus de deuil. Avant de chercher à éliminer la plainte douloureuse, il semble donc important d’interroger son utilité, car nous sommes peut-être face à un mécanisme de défense salutaire.
Voir l’invisible
« L’homme n’est conscient de sa propre dignité que par l’action de l’autre homme »12. La rencontre de quatre patients hors du cadre de la maison médicale et l’écoute de leur histoire de vie m’ont permis de prendre conscience de nombreux points qui jusque-là passaient inaperçus à leur contact. Les migrants « économiques » sont illégitimes dans notre pays. Pour eux, les portes sont fermées et ils tournent en rond pendant des années, transforment leur exil en errance dans ce pays qui entrave leur parcours par de laborieuses démarches souvent sans issue. Lorsqu’ils perdent leur titre de séjour, ils passent du côté des hors-la-loi, leur existence est illégitime, leur vie devient invisible. Ces patients vivent des violences sournoises, invisibles, banalisées. Elles sont difficiles à pointer du doigt et à mettre en mots par les patients, car il s’agit d’un ensemble diffus d’abus, de dominations, desquelles il n’est pas possible de s’extraire d’autant plus qu’elles sont engendrées par leur pays d’accueil. Les douleurs « inexplicables » sont des douleurs somatisées, expression d’un clivage de nature traumatique. Le corps douloureux est un refuge qui éloigne le sujet de ses douleurs psychiques. Les pertes engendrées par le parcours d’exil et les conditions d’accueil en Belgique ne peuvent être digérées, leurs deuils sont congelés, en attente de jours meilleurs. Le corps trouve une issue somatique, les douleurs sont un mécanisme de défense, seule expression de la souffrance possible pour le patient à ce stade-là. Prendre la personne avec son contexte permet de ne pas mettre à mal l’indivisibilité en tant que corps d’une personne qui a une histoire, un trajet. Il faut cependant aborder cela avec délicatesse. Si nous poussons à l’aveu, il y a un risque de réactualiser le traumatisme, revisiter les épreuves, les échecs. Le cadre rassurant, le lien de confiance devrait être suffisant pour laisser venir ce que la personne est prête à déposer, sans forcer la porte. Garder à l’esprit que le travail, légal ou « illégal » est une source de nombreux abus permet de donner à cet aspect de la vie du patient la place qu’il mérite. L’exploitation économique des migrants est un point important à prendre en considération. Ils se cassent littéralement le dos. La pénibilité physique doit être entendue et reconnue, au risque que la douleur se transforme en revendication. Le patient qui vient consulter vit un moment important. Son corps parle, il est arrivé à un point de rupture. Les crises sont de la douleur, de l’angoisse, mais aussi un moment précieux. D’une crise peut jaillir des élans créateurs, des remises en question, des prises de conscience. Je pense que le regard positif et encourageant porté par le soignant à ce moment-là est important. Si nous voyons derrière le patient une personne en résistance et pleine de ressources, notre attitude sera tout autre. Pour terminer, le collectif (projets extra-muros, fêtes, cours de cuisine ou cours de gym…) me semble être un élément de réponse incontournable dans le cas de douleurs chroniques somatisées. Sortir du cadre de la prescription individuelle permet de se défocaliser du pathologique. De « démédicaliser » la situation. Ces moments sont riches de rires, de questions, de confidences. L’ambiance de confiance et de solidarité qui y règne est précieuse.
Documents joints
- Les motifs de consultations sont principalement les lombalgies, les céphalées de tension, des tensions dans les trapèzes, des dorsalgies.
- Les femmes interrogées travaillent principalement comme domestiques internes (entretien et soins des enfants chez des particuliers) ou femmes de ménage ; les hommes au marché, dans des snacks. Il s’agit de travaux pénibles physiquement (debout, charges lourdes, horaires décalés, sans pause, sans week-ends…). Les conditions des permis de travail poussent les employeurs à du chantage et à de nombreux abus, le migrant n’ose pas exercer ses droits. Si les travailleurs tombent dans l’illégalité, ils deviennent invisibles, le travail clandestin ouvre également la porte à de nombreux abus.
- S.E.R., « L’exil », Études, n° 2, 2010.
- Dénonciation, prêt d’argent jamais remboursé, promesses non tenues, logement attendu qui s’avère insalubre, contrat frauduleux…
- Les différentes étapes d’un processus de deuil : choc, déni, colère, négociation, dépression, douleur, acceptation.
- J.-C. Métraux, « Les maux de l’exil », Micmag, 2012.
- E. Pestre, La vie psychique des réfugiés, Payot et Rivages, 2010.
- S. Chabee-Simper, « La somatisation ou l’anti-passage à l’acte dans le corps réel », Imaginaire et inconscient, L’esprit du temps, 2005/2.
- Jean Furtos parle du syndrome d’auto- exclusion, qui est la forme la plus poussée du processus que je viens de décrire. C’est une « déshabitation de soi-même ». C’est un phénomène psychique d’origine sociale. La situation est trop insupportable à vivre, la personne s’en exclut pour s’en protéger, pour ne pas devoir la sou rir ou la penser. Le moi n’est pas seulement coupé en deux, il est congelé́. Le sujet est toujours vivant, mais il est anesthésié. J. Furtos, Les cliniques de la précarité – contexte social, psychopathologie et dispositif, Masson, 2008. J. Furtos, De la précarité à l’auto-exclusion, Rue d’ULM, 2016/3.
- C. Dejours, « Psychosomatique et troisième topique », Le carnet PSY, 2008/4.
- E. Pestre, op cit.
- T. Boni, « La dignité de la personne humaine : De l’intégrité du corps et de la lutte pour la reconnaissance ». Diogène, 2006/3
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°90 - mars 2020
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