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Des compétences culturelles pour de meilleurs soins


Santé conjuguée n°90 - mars 2020

Améliorer l’accès et la qualité des soins des migrants suppose, pour les équipes de soin, de s’adapter et de se centrer sur les spécificités sociales et culturelles de ces personnes. Les professionnels de la santé sont amenés à augmenter leurs compétences culturelles et à s’appuyer sur l’expertise de personnes issues de l’immigration. Exemples concrets.

Il est 14 heures et les différentes pièces du bâtiment abritant le hub humanitaire à l’avenue du Port, le long du canal à Bruxelles, commencent à grouiller de monde : c’est le début de la distribution de vêtements et de chaussures, un service qui attire en nombre les migrants, hommes et femmes, tous les mardis et les jeudis. Le hub humanitaire, un ensemble coordonné de cinq associations – Médecins du Monde, Médecins sans Frontières, la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, la Croix-Rouge et SOS Jeunes – accueille des réfugiés et des migrants en transit afin de répondre à leurs besoins de base en leur proposant des services de première ligne : soins médicaux, consultations psychologiques, conseils juridiques, aide sociale, traçage familial, distribution de vêtements et orientation vers l’hébergement. La santé de ces personnes souvent extrêmement fragilisées est au cœur de son action : les consultations psychologiques sont assurées par les salariés de Médecins sans Frontières tandis que des médecins et des sages-femmes bénévoles de Médecins du Monde tiennent des consultations médicales. « Ici, c’est une première porte d’entrée, explique David Leclercq, coordinateur du hub. Nous faisons ensuite un relais vers l’extérieur, vers le centre d’accueil, de soins et d’orientation de Médecins du Monde (CASO), l’hôpital Saint-Pierre, ou des services plus spécialisés. On réalise un vrai travail de réseautage pour tenter de mettre en place une continuité des soins. » Un défi en soi dans le cadre de parcours migratoires qui font que les gens sont très mouvants. Pour assurer une forme de suivi en interne, un programme informatique permet d’identifier les personnes de manière anonyme, ajoute le coordinateur du hub : non pas avec leur nom, mais avec un numéro. « S’ils reviennent, cela permet un suivi entre les médecins. »

Première étape dans l’accueil des migrants : la mise en confiance

Marianne Blockmans, infirmière en santé communautaire et sage-femme, est bénévole pour Médecins du Monde un à deux jours par semaine. Dans ses consultations, elle aborde les problématiques de contraception, de grossesse, de santé sexuelle et affective. « Certaines femmes viennent pour une aide très ponctuelle, comme pour obtenir la pilule du lendemain. Mais à chaque consultation, j’essaye de voir comment elles se sentent, si elles se sentent en sécurité, si elles veulent discuter ou pas. J’essaye le plus possible d’entrer en contact, je suis beaucoup plus tactile ici que quand je travaillais en consultation ONE, avec des petits gestes pour créer ce lien. Car certaines femmes arrivent ici traumatisées. » Médecins du Monde estime que toutes les femmes migrantes ont été victimes de violences à des degrés divers, que ce soit dans leur pays, sur la route migratoire ou ici. Le hub est alors conçu comme un endroit de répit, « où on essaye de redonner un peu de dignité, d’espoir. C’est un lieu où se poser, où on peut parler de ses problèmes, se sentir écouté, un lieu bienveillant ». C’est d’ailleurs pour créer ce lien de confiance avec un public féminin très vulnérable que les consultations « sage-femme » ont été mises sur pied, de même que des activités de santé communautaire qui leur sont spécifiquement dédiées et l’aménagement d’une pièce qui leur est exclusivement réservée.

La langue au centre du dialogue

La langue est un obstacle considérable pour l’accès aux soins. Pour que le dialogue soignant-soigné puisse se faire, Médecins du Monde fait appel à l’asbl « Bruxelles Accueil », service d’interprétariat social qui a constitué un réseau d’interprètes volontaires. Autre service d’interprétariat social à Bruxelles, qui travaille lui avec des interprètes salariés (article 60 ou ALE) : le Setis, qui a répondu à environ 30 000 demandes l’an passé1. La principale activité du Setis consiste à se déplacer dans différents services sociaux ou de santé pour assurer l’interprétariat d’un échange entre intervenant social ou médical et un bénéficiaire. Le Setis organise aussi des permanences (dans des consultations ONE ou au CPAS de Schaerbeek, par exemple), des prestations par téléphone ou en visioconférence et réalise, en arabe, des animations en citoyenneté dans le cadre des parcours d’accueil pour primoarrivants. Le secteur de la santé représente la moitié de la masse de travail du Setis (le CHU Brugmann est son troisième plus gros utilisateur, mais il se rend aussi dans nombre de plus petits services comme le centre de santé mentale Ulysse ou le médibus). L’interprétariat social ne se réduit pas aux aspects linguistiques. « Nous ne recrutons pas nos interprètes sur base d’une formation. Ce qui compte pour nous, c’est l’aspect “relais interculturel”, explique Nicolas Bruwiez, responsable des relations externes. Tous nos interprètes sont issus de l’immigration, ce qui leur permet de comprendre le contexte et le bagage des personnes. L’interprète doit trouver la bonne posture. Il est un intermédiaire et doit trouver la bonne distance. Il doit être assez présent pour favoriser la communication, mais assez discret pour ne pas prendre la place ni du bénéficiaire ni de l’intervenant social. Il doit agir dans l’intérêt de tous. » Au cœur des compétences nécessaires : une grande adaptabilité et le respect d’un code de déontologie qui garantit la confidentialité des échanges, la précision dans leur restitution et la neutralité, ou plutôt la « multipartialité », autrement dit le fait de prendre en compte les intérêts de tous. Pour mener à bien leur mission, les interprètes sociaux reçoivent une formation de base en médiation interculturelle, une formation continuée (par exemple en communication non violente) et assistent à des supervisions qui leur permettent d’échanger autour des situations rencontrées. Les aspects éthiques de ce métier sont essentiels, cruciaux même dans le domaine de la santé. « Certains centres bricolent en faisant appel à un collègue ou à quelqu’un de la famille pour assurer cet interprétariat, regrette Nicolas Bruwiez. Mais dans des domaines comme la santé sexuelle par exemple, il est important de travailler avec des professionnels. Il y a beaucoup de tabous autour de ces questions dans certaines cultures, et le patient ou la patiente pourrait subir des pressions de son entourage qui joue le rôle de traducteur. » Ce que confirme David Leclercq : « Concernant une IVG notamment. Non seulement on doit trouver un interprète extérieur à l’entourage proche de la personne, mais parfois même extérieur à sa communauté. » Encore une fois, la relation de confiance est primordiale. Au point que, dans certains cas, le Setis est amené à mettre en place l’interprétariat avec une logique de continuité : puisqu’un thérapeute suit un patient dans la durée, il peut en être de même pour un interprète. C’est ce qui s’est mis en place dans la collaboration avec le service de santé mentale Ulysse : « En santé mentale, la relation est primordiale pour le travail thérapeutique. Nous essayons, dans les limites de notre organisation, un suivi avec le même interprète. »

Accompagner pour mieux soigner

Outre le recours à des interprètes sociaux, deux autres fonctions se détachent dans l’organisation du hub humanitaire. Celle de médiateur culturel tout d’abord. Ce sont des salariés de Médecins sans Frontière et qui « font plus que de l’interprétariat. Ils font aussi de la mise en contexte, ils participent à l’échange », explique David Leclercq. La seconde fonction est celle d’accompagnateur, une tâche bénévole qui consiste, comme son nom l’indique, à accompagner physiquement les personnes à l’extérieur. « L’idée est de les accompagner pour un premier rendez-vous à l’hôpital ou dans un CPAS. Avec un objectif d’autonomisation une fois que ce premier contact pris. » À l’interface entre ces fonctions de médiateur culturel et d’accompagnateur, un nouveau rôle a été développé dans le cadre d’un projet d’équipe mobile à destination d’usagers de drogues en situation irrégulière. Les migrants et les minorités ethniques, en particulier les réfugiés et les demandeurs d’asile sont souvent exposés au traumatisme et aux inégalités sociales. Comme le mentionne une étude récente de la politique scientifique belge2, il s’agit de facteurs de risque importants pour les problèmes de santé mentale et la consommation problématique d’alcool et d’autres drogues. Non seulement ces publics sont plus vulnérables, mais ils ont aussi plus de barrières dans l’accès aux services de soins (les usagers de drogues de nationalité étrangère sont sous-représentés dans les services de soins à haut-seuil tandis qu’ils sont surreprésentés dans les services à bas-seuil)3. La mise en place de services mobiles et l’outreach (littéralement, travail au-dehors pour atteindre) sont susceptibles d’améliorer l’accès aux soins chez les usagers de drogues, et a fortiori chez les migrants en transit. Mise en place en septembre 2019 sur base d’un partenariat entre le Projet Lama et Médecins du Monde, cette équipe se compose de huit travailleurs qui agissent en binômes. « Nous nous sommes inspirés des experts du vécu ou de la pair-aidance, explique Éric Husson, coordinateur de l’antenne d’Anderlecht du Projet Lama. Les travailleurs ont eux-mêmes vécu un parcours migratoire ou sont issus de la diversité, et leur rôle est d’accompagner les usagers d’un service à l’autre. Ce sont des accompagnateurs, mais aussi des “fixeurs” : ils aident à trouver le bon spot, le bon CPAS, la bonne pharmacie. Ce sont des “accompagnateurs en milieu hostile”. » Pour lutter contre les obstacles qui s’élèvent pour ces personnes dans l’accès aux soins, ces binômes jouent le rôle d’interprètes, mais aussi de travailleurs sociaux : ils ont un pouvoir de proposition. « Ce sont des équipes mixtes, détaille Éric Husson. L’un est formé en travail social et issu de la diversité, et le second a eu un parcours migratoire et a donc une bonne connaissance des publics et des problématiques qu’ils rencontrent. »

Des « compétences culturelles » pour une meilleure santé des migrants

Engagement de médiateurs culturels dans les hôpitaux, formation du personnel soignant aux questions touchant à la santé des migrants, consultations en ethnopsychiatrie, publication de brochures en plusieurs langues, recours à l’interprétariat social… Toutes ces pratiques professionnelles ont pour dénominateur commun d’intégrer la question de la diversité dans le domaine de la santé avec pour ambition d’améliorer la prise en charge de la santé des personnes migrantes et de réduire ainsi les inégalités de santé qu’ils subissent. « Les compétences culturelles sont un ensemble congruent d’attitudes, de pratiques et/ou de politiques qui, dans un système, une institution ou parmi des soignants permettent une intervention effective dans des situations interculturelles », définit Marie Dauvrin, infirmière et docteure en sciences de la santé publique, chercheuse au Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE)4. Ces pratiques ou attitudes peuvent se situer au niveau interpersonnel, de l’institution de soin, mais aussi à un niveau plus macro des politiques publiques. « L’exemple le plus connu est la médiation culturelle. Mais au niveau des politiques de santé, on peut aussi inclure cette notion de diversité dans une loi ou dans un plan d’action pour la santé des migrants, comme cela a été fait en Suisse. C’est finalement une façon de faire soin en étant centré sur le patient, avec une orientation ethnique et culturelle. Il s’agit d’un processus de travail qui doit s’entretenir tout au long du parcours professionnel, et une posture qui doit être portée par les institutions de soin », recommande-t-elle. Car être culturellement compétent seul a peu de sens dans un projet de soins qui se doit d’être collectif. Accroître les compétences culturelles dans le domaine de la santé devrait permettre d’améliorer les échanges entre patients et personnel soignant, d’obtenir une meilleure adhérence aux traitements, et donc de réaliser une prise en charge plus efficace et moins coûteuse. « Mais le risque serait de ne se focaliser que sur les aspects culturels et d’oublier que ceux-ci se superposent aux inégalités sociales », prévient-elle aussi.

Documents joints

 

  1. 10 000 autres demandes ont dû être déclinées faute de moyens. Avec une soixantaine d’interprètes, le Setis couvre 43 langues. L’arabe oriental est la plus fréquente, elle est parlé par 25 interprètes.
  2. C.DeKocket al., Cartographie et amélioration du traitement de la toxicomanie pour les migrants et les minorités ethniques. MATREMI (DR/84), 2019. Disponible sur le site : https://feditobxl.be.
  3. C. De Kock et al., Migrants et minorités ethniques. Recueil sur l’accessibilité et l’interculturalité des services pour usagers de drogues, Gompel&Svacina, 2020, également disponible sur le site : https://feditobxl.be.
  4. M. Dauvrin, « Améliorer la santé des migrants par le leadership et le sens de la responsabilité », Éducation Santé n°318, janvier 2016.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°90 - mars 2020

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