Les experts s’accordent sur l’importance de mettre en place des actions de prévention et de promotion de la santé dès le plus jeune âge pour tenter d’enrayer les inégalités sociales de santé et de développement observées chez les enfants. Un défi plus difficile à relever dans une Belgique où les compétences en matière de santé sont éclatées de l’échelon fédéral au niveau local.
Au cours des dix dernières années, de nombreuses études ont montré que les inégalités sociales de santé et de développement global des enfants sur le plan physique, moteur, social, affectif, cognitif et langagier sont le reflet d’inégalités socioéconomiques1, 2. Elles soulignent que les conditions de vie des enfants déterminent largement leur niveau de santé tout au long de leur existence ainsi que leur espérance de vie. Selon le Brussels Studies Institute, « les circonstances inégales de vie des enfants ont des effets à court, moyen et long terme qui s’accumulent tout au long de la vie et qui définissent des parcours différenciés. Un niveau inadéquat de ressources économiques, cognitives et de santé à un moment-clé risque d’infléchir les conditions d’accès à l’étape suivante, et ainsi de faire croître progressivement le désavantage social au cours de la vie »3. C’est en effet au cours de leurs premières années que les enfants acquièrent la majorité des compétences motrices, émotionnelles, intellectuelles et sensorielles sous l’influence combinée de facteurs sociaux, environnementaux, culturels et économiques inégalement distribués au sein de la population. Le niveau socioéconomique du ménage et du quartier, l’environnement familial, la qualité du logement, etc. sont autant de déterminants sociaux de la santé qui interagissent et qui ont un impact sur l’état de santé des enfants. Selon les configurations, l’interaction de ces facteurs jouera tantôt comme un tremplin vers l’épanouissement et le développement de nouvelles habiletés, tantôt comme un frein au développement, exposant les moins favorisés à des risques accrus de maladies4. C’est la raison pour laquelle les chercheurs identifient généralement la naissance et la petite enfance comme des périodes au cours desquelles la mise en œuvre de politiques ciblant prioritairement les enfants contribue à réduire les inégalités sociales de santé5. Pourtant, tandis que la pauvreté infantile a augmenté de 17 à 21 % au cours de la dernière décennie – une proportion qui masque des disparités régionales importantes : environ un tiers des enfants sont dans une situation de pauvreté ou de déprivation à Bruxelles, pour environ un quart en Wallonie et plus ou moins 10 % en Flandre6 –, l’éparpillement des compétences en matière de santé complique fortement la conception d’une politique de prévention et de promotion de la santé intégrée et orientée vers la réduction des inégalités de santé. L’absence d’une stratégie globale en faveur de l’enfance a d’ailleurs été soulevée à plusieurs reprises par le Comité des Nations unies pour les droits de l’enfant, qui a encore récemment invité l’État belge à davantage articuler ses actions entre le niveau fédéral, communautaire, régional et local7.
Cohérence entre niveaux de pouvoir
Il y a bientôt dix ans, le groupe de travail « Réduction des inégalités sociales de santé » du Conseil supérieur de promotion de la santé pointait déjà que « la résorption des inégalités sociales de santé est rendue possible grâce à une action à plusieurs niveaux mettant en lien l’expérience de vie des publics concernés, l’expertise des professionnels et le pouvoir décisionnel des politiques » et constatait que « le manque de cohérence des décisions politiques et institutionnelles est une entrave à l’application sur le terrain de stratégies convergentes et efficaces en faveur de la réduction des inégalités sociales [de santé] » 8. Ces acteurs réclamaient davantage de « cohérence dans les décisions politiques afin d’établir plus de liens entre les différentes compétences liées à la santé (enseignement, soins de santé, social, environnement…) » ainsi qu’une plus grande « coordination entre les différents niveaux de pouvoir ». Le constat de la dispersion des compétences en lien avec la santé n’est donc pas neuf. Et de nouvelles couches se sont ajoutées à la « lasagne institutionnelle » belge.
Éparpillement des compétences
La sixième réforme de l’Etat scellée en octobre 2011 a entraîné le transfert d’un certain nombre de compétences, en matière de santé notamment, de l’état fédéral vers les Communautés. Si le transfert s’est accompli sans grande difficulté vers la Communauté flamande, l’opération fût plus délicate vers la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce sont les accords de la Sainte-Emilie, conclus en septembre 2013, qui ont organisé le transfert de compétences vers la Région wallonne et vers la Commission communautaire française (Cocof) en ce qui concerne Bruxelles9. Parmi celles-ci figure la politique préventive, pour laquelle ces entités n’ont reçu qu’une compétence de principe, la Fédération Wallonie-Bruxelles conservant la gestion de cette matière sur les aspects en lien avec l’enseignement et la politique de la petite enfance10. Il en résulte aujourd’hui une mosaïque d’administrations et d’institutions chargées de la mise en œuvre des politiques de santé. Tandis que l’article 24 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant – adoptée par les Nations unies en 1989 et entrée en vigueur en 1992 en Belgique – énonce le droit de jouir du meilleur état de santé possible et d’avoir notamment accès à des soins de santé préventifs11, cette complexité institutionnelle ne facilite en rien la mise en place d’une politique de prévention et de promotion de la santé cohérente, un volet des politiques publiques pourtant essentiel pour réduire les inégalités sociales de santé et de développement observées dès la naissance et la petite enfance. En témoigne l’expérience de l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE), l’organisme de référence en matière de politiques de l’enfance de la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’ONE offre des services préventifs à destination des 0-18 ans au travers de dix-huit programmes tels que des campagnes de vaccination et de dépistage, un plan nutrition, un plan d’hygiène bucco-dentaire, etc. Dans le domaine de la vaccination par exemple, outre les campagnes menées dans les crèches et les écoles, l’ONE est également compétente pour la vaccination des femmes enceintes… mais uniquement contre la coqueluche ! La vaccination des femmes enceintes contre la grippe relève quant à elle du niveau de pouvoir régional – l’Agence pour une vie de qualité (AViQ) en Région wallonne et la Cocom en Région bruxelloise. Autre illustration de la dispersion des compétences relatives à la petite enfance : la promotion de l’hygiène dans les écoles. Un enfant fréquentant une école bruxelloise dépend de plusieurs niveaux de pouvoir au cours d’une même journée. Tandis que la prophylaxie des maladies transmissibles est une compétence régionale, son opérationnalisation dans les établissements scolaires incombe à la Promotion de la santé à l’école (PSE), une compétence de la Fédération Wallonie-Bruxelles (ONE). Pendant l’accueil extrascolaire du matin et du soir, des directives « Accueil temps libre » sont d’application. Et s’il vit dans une commune à facilités, cette compétence relève alors aussi de la Région flamande – même si, dans les faits, les missions de promotion de la santé dans les écoles des communes à facilités sont généralement prises en charge par les services PSE francophones via des accords sans base légale. On imagine assez aisément le casse-tête que représente la mise en place d’actions de prévention concertées entre organismes dépendant de différents niveaux de pouvoir. Fort de ces constats, l’ONE a lancé l’année passée un appel à projets en vue d’évaluer l’impact du morcellement des politiques publiques sur la prise en charge des enfants et l’effectivité de leurs droits. Les questions qui ponctuent cet appel à projets soulèvent la difficulté de « penser une mise en œuvre d’une politique publique en faveur de l’intérêt supérieur de l’enfant » et de développer « une vision cohérente et une prise en compte globale des besoins de l’enfant »8. Les rédacteurs de l’appel pointent aussi le fait que chaque niveau de pouvoir « dispose de son rythme et de sa temporalité (agenda politique/élections déphasées), de ses priorités, de son territoire ou champ de compétences » et que « ces réalités parfois se chevauchent […], parfois se complètent, mais peuvent également se contredire »12. À ce jour, alors qu’une analyse des freins et leviers en la matière serait d’une grande utilité, aucun candidat n’a répondu à cet appel. Les pouvoirs publics subsidient plusieurs services de santé gratuits -L’Office de la naissance et de l’enfance (ONE). C’est l’organisme d’intérêt public de la Fédération Wallonie-Bruxelles compétent pour toutes les questions relatives à l’enfance et aux politiques de l’enfance. Le public dont il a la tutelle est très varié ; il se compose des enfants de 0 à 18 ans, des élèves de l’enseignement supérieur non universitaire ainsi que de leurs parents. L’ONE a notamment pour mission d’agréer et subsidier des milieux d’accueil pour les enfants de 0 à 6 ans et des structures d’accueil extrascolaire, d’organiser des consultations prénatales et pour enfants, de mener des actions de soutien à la parentalité et d’accompagnement des familles, de réaliser des recherches, etc. -Les services SOS Enfants. Conventionnés par l’ONE, ils ont pour mission de prévenir et traiter les situations où des enfants sont victimes de maltraitance physique, psychologique, sexuelle, institutionnelle ou de négligence. -Les centres psycho-médico-sociaux (PMS). Composés d’équipes pluridisciplinaires (psychologues, assistants sociaux, infirmiers et médecin), les centres PMS sont des lieux d’accueil, d’écoute et de dialogue à la disposition des élèves et de leurs parents pour aborder des questions relatives à la scolarité, l’éducation, la vie familiale et sociale, la santé, l’orientation scolaire et professionnelle, etc. Ces équipes assurent des permanences dans des établissements scolaires de l’enseignement maternel à la fin de l’enseignement secondaire. -Les services de promotion de la santé à l’école (PSE). Accompagnés et subsidiés par l’ONE, ces services assurent le suivi de la santé des enfants via des bilans médicaux et mettent en œuvre des programmes de promotion de la santé dans les établissements scolaires. Dans l’enseignement subventionné, ils travaillent en étroite collaboration avec les centres PMS ; dans l’enseignement organisé par la Fédération Wallonie-Bruxelles, ce sont les centres PMS eux-mêmes qui prennent en charge ces missions.
Dépasser les logiques institutionnelles
Heureusement, sur le terrain, des synergies entre les politiques de soins, de prévention et de promotion de la santé menées à différents niveaux de pouvoir sont observables. En négociant des accords de collaboration, des acteurs parviennent à dépasser l’organisation enchevêtrée des matières de santé et à mettre en œuvre des actions concertées en faveur des publics ciblés. Ce fut par exemple le cas lorsque l’ONE se chargea exceptionnellement de la vaccination de parents roms contre la rougeole ou plus récemment dans le cadre de la gestion de l’épidémie de Covid-19 qui a demandé à l’ONE, l’AViQ et la Cocom de dépasser le cadre de leurs missions respectives. Il n’empêche, toutes ces initiatives demandent un grand investissement d’énergie, de moyens et de temps qui pourrait être bien mieux mis au profit des jeunes enfants. Accompagner et soutenir les enfants et leurs familles face aux inégalités de santé représente un sacré défi. Il est indéniable que la complexité institutionnelle de notre État fédéral a des répercussions concrètes dans la mise en œuvre des politiques de prévention et de promotion de la santé et qu’elle empêche la conception et la mise en place d’un projet global pour la petite enfance. Même si des acteurs parviennent à dépasser les obstacles liés à une conception scindée de la petite enfance et à jeter des ponts entre des compétences de santé particulièrement morcelées, la volonté d’offrir des conditions optimales de santé et de développement global aux jeunes enfants devrait guider nos représentants politiques dans la voie vers une meilleure articulation des politiques publiques visant la réduction des inégalités sociales de santé.
Documents joints
- S. Anzalone et al., Petite enfance et inégalités sociales de santé. Séminaires sur les inégalités sociales de santé, synthèse du 23 mars 2018, Observatoire de la santé du Hainaut.
- P. Humblet et al., « Les jeunes enfants à Bruxelles : d’une logique institutionnelle à une vision systémique. Note de synthèse BSI », Brussels Studies, 2015.
- P. Humblet et al., « Les jeunes enfants à Bruxelles : d’une logique institutionnelle à une vision systémique. Note de synthèse BSI », Brussels Studies, 2015.
- S. Anzalone et al., Petite enfance et inégalités sociales de santé. Séminaires sur les inégalités sociales de santé, synthèse du 23 mars 2018, Observatoire de la santé du Hainaut.
- P. Humblet et al., « Les jeunes enfants à Bruxelles : d’une logique institutionnelle à une vision systémique. Note de synthèse BSI », Brussels Studies, 2015.
- C. Vallet, « En dix ans, les plus fragiles se sont encore fragilisés », Alter Échos, décembre 2019.
- Committee on the Rights of the Child, Concluding observations on the combined fth and sixth reports of Belgium, February 2019.
- Conseil supérieur de promotion de la santé, La réduction des inégalités sociales de santé : un dé pour la promotion de la santé, avril 2011.
- N. Cobbaut, « 6e réforme de l’État et santé : où en est-on ? », Bruxelles Santé, avril 2018.
- M. Dekleermaker et L. Losseau, « Les transferts de compétences intrafrancophones consécutifs à la sixième réforme de l’Etat », Revue Belge de Sécurité Sociale, Vol. X, no.2, 2015.
- Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, Convention relative aux droits de l’enfant, www.ohchr.org.
- ONE, Appel à projets « Le morcellement des politiques publiques et leurs impacts sur la prise en charge de l’enfant et l’e ectivité de ses droits », juin 2019, www.one.be.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°93 - décembre 2020
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