Quand les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête. Le slogan du mouvement Grève des femmes a désormais son alter ego : quand le monde s’arrête, les femmes continuent. En mars dernier, le monde a pu continuer de tourner grâce aux travailleuses qui à aucun moment n’ont déserté leur poste. La décision de la ministre De Block début mai 2020 de faire paraitre un arrêté royal prévoyant la réquisition du personnel de santé aurait pu passer pour une « maladresse » de plus si elle n’était révélatrice de la manière dont sont considérées les professions essentielles dans notre société et, de manière plus générale, de la valeur accordée au travail des femmes1.
Dès les premiers jours du premier confinement, la crise a mis l’éclairage sur les métiers les plus essentiels. Sont devenues visibles à nos yeux les caissières, les aides- soignantes, les infirmières, les aides familiales, les travailleuses du nettoyage, les travailleuses du secteur du handicap et de l’aide à la jeunesse… J’écris au féminin, car ce sont des professions très majoritairement féminisées. En Belgique comme ailleurs, les chiffres de ce que l’on appelle la ségrégation sectorielle (les femmes dans les métiers « de femmes », les hommes dans les métiers « d’hommes ») sont éloquents. Les femmes sont plus représentées que les hommes dans les secteurs souvent moins bien rémunérés des services administratifs et de soutien (7,2 % vs 4,4 % pour les hommes), de l’enseignement (14,5 % vs 5,4 %) et de la santé humaine et de l’action sociale (25,7 % vs 5,6 %). Les hommes sont, eux, mieux représentés dans les secteurs de l’industrie manufacturière (32,4 % vs 8,6 % de femmes), des transports et de l’entreposage (8,2 % vs 2,4 %) et de l’information et de la communication (4,8 % vs 1,8 %)1. Ce qui est encore plus éloquent, c’est la différence de valeurs qui est accordée à ces métiers « masculins » et « féminins ». Les métiers du care, c’est-à-dire du soin aux autres, ne nécessiteraient que des compétences innées… en particulier pour les femmes. Notons au passage la violence inouïe de l’expression « métiers non qualifiés », comme s’il n’y avait pas de compétences nécessaires pour bien les exercer. Comme l’indique la sociologue et philosophe Dominique Méda, certaines fonctions ont par contre totalement disparu des radars durant le premier confinement. « La hiérarchie des métiers, du prestige social, de la reconnaissance et des rémunérations semble très différente de la hiérarchie de l’utilité sociale. Une grande partie des métiers en première ligne font partie des métiers qui sont les plus mal payés de la société et souvent très peu considérés. Ce sont aujourd’hui ces gens-là, et particulièrement les femmes, qui sont en première ligne pour nous permettre de vivre, en ayant peur de transmettre le virus, de l’attraper aussi. »2 Division sexuelle du travail et contamination En début de confinement, tout le monde a pu prendre la mesure du rôle, invisibilisé en temps normal, des femmes pour faire tourner la société. Qui continue à travailler ? Qui a-t-on applaudi ? Qui jongle à l’intérieur des familles entre les tâches ménagères qui explosent, les devoirs des enfants et le soin aux grands-parents et aux personnes porteuses d’un handicap ? Une grande majorité de femmes. Quelles sont les pires situations dans lesquelles être confiné ? Des situations « de femmes » : seules avec enfants (80 % des familles monoparentales ont des femmes à leur tête), victimes de violences conjugales, sans- papiers comme les travailleuses domestiques qui n’ont droit à aucun filet de protection sociale. Dominique Méda pointe ainsi que lorsque « […] des salariés sont malades ou se retirent, un certain nombre d’enseignes font appel à toute la main-d’œuvre disponible. Ce sont pour la plupart des personnes classiquement discriminées, c’est-à-dire une main-d’œuvre féminine, jeune, racisée, contrainte d’accepter ces postes. On profite de la faiblesse de ces personnes pour les confronter à un risque qu’elles ne devraient pas prendre. »3 Ces femmes ont mis – et mettent encore – en danger leur santé pour continuer à la fois leur travail rémunéré, mais aussi tout le travail de care qu’elles accomplissent au quotidien. Au niveau du travail, les femmes sont particulièrement touchées par la pandémie de Covid-19. « La pandémie est révélatrice des inégalités sociales et particulièrement des inégalités de santé, observe Laurent Vogel, chercheur à l’Institut syndical européen ETUI. Il y a un lien flagrant entre les chiffres de contamination et la division sexuelle du travail. Le nombre de cas de la Covid confirmé pour la période de début mars à fin juin 2020 pour les personnes entre vingt et cinquante-neuf ans est sans appel : 19 205 femmes pour 9 874 hommes4. Les travailleuses sont donc en première ligne suite à leur extrême concentration dans les métiers du care »5. Or, nous avons vu que ce travail de care est terriblement dévalorisé. Laurent Vogel l’explique de la manière suivante : « le capitalisme dévalorise le travail du care, car il n’a pas un but de production. Cette dévalorisation provoque une négligence systématique de la prévention de santé dans ces métiers. Cela a été particulièrement visible au début de la pandémie lorsque le matériel de protection n’était pas suffisant : les infirmières sont présentées comme des héroïnes selon une idéologie viriliste et guerrière du sacrifice. Il y a d’ailleurs un poids très lourd d’inégalités sociales de santé qui pèse sur les infirmières en raison de leurs conditions de travail »6. La question du manque de protection lors du premier confinement doit être évaluée aujourd’hui. Ce sont les femmes qui se sont mobilisées, y compris contre l’avis des ministres et des experts à l’époque pour réaliser des masques et du matériel de protection. Pour Pascale Vielle, professeure de droit social à l’UCLouvain, « confectionner des masques, c’est “prendre soin”. Cette éthique est profondément ancrée dans l’approche écoféministe en général. Une éthique de la solidarité aussi, fondée ici sur la prise de conscience d’une commune condition, liée à la dévalorisation structurelle de savoir-faire “féminins”, et alimentée par la constitution de réseaux de soutien et d’entraide »7. Pourquoi les merceries et les magasins de tissu n’ont-ils pas été directement reconnus comme essentiels, condamnant les femmes à s’échanger des marchandises « sous le manteau » ? Comment est-il possible que les travailleuses du secteur aient été mises en chômage temporaire avant que le gouvernement ne les enjoigne ensuite de confectionner des masques bénévolement ? Comment rémunérer justement ce travail de confection de matériel de protection et ouvrir des droits en sécurité sociale pour ces travailleuses ? Aurait-on agi de la même manière avec des fonctions et compétences propres aux hommes, alors que ces secteurs de la confection étaient de facto essentiels ? Rappelons que dans le même temps les travailleuses des secteurs de la coiffure et des titres-services ont dû se battre pour pouvoir être mises à l’arrêt (le secteur des titres-services en Flandre ne l’a d’ailleurs pas été). Ces choix politiques auraient sans doute été différents s’il y avait eu plus de femmes et de représentant(e)s du monde du travail dans les instances de décision et surtout si les décisions avaient été prises, comme la loi de 20078 l’oblige, avec une politique de gender mainstreaming9. Toutes ces questions méritent une évaluation sérieuse. Cette répartition du travail et ces choix politiques ont des conséquences directes sur la santé des travailleuses. Le Covid-19 vient d’être reconnu comme maladie professionnelle pour le personnel soignant élargi au personnel des secteurs dits essentiels et cruciaux (pour cette dernière catégorie : uniquement pour la période du premier confinement). Le 11 novembre dernier, nous apprenons sans surprise que « 84 % des demandes (de reconnaissance du Covid-19 comme maladie professionnelle) concernent des femmes et 16 % des hommes »10. Ces chiffres confirment l’analyse de Laurent Vogel après la première vague. Ils nous montrent une fois de plus la nécessité absolue de concevoir, produire et analyser les politiques publiques avec les fameuses « lunettes de genre ». Lorsque les mesures sont prises dans l’urgence, sans travailler de manière genrée, sans réclamer dès le départ des chiffres sexués, les réalités des femmes ne sont pas prises en compte à leur juste mesure. Il nous manque encore des chiffres, secteur par secteur, pour pouvoir appréhender précisément les lieux de contamination. Le virus n’arrive pas par hasard dans les foyers. Les lieux de travail doivent donc être irréprochables sur le plan sanitaire, mais c’est également, comme l’analyse Laurent Vogel, toute l’organisation du travail qui doit être analysée et repensée pour que les travailleurs et les travailleuses gagnent leur vie sans la risquer, en période de pandémie, mais également en temps « normal »11. Professionnaliser l’anticipation des crises suivantes La période du Covid-19 sera certainement suivie d’autres périodes de crise. Dominique Méda le dit à la fin de son interview : « cette première crise est une répétition générale de celles qui risquent de suivre et qui seront notamment dues au dérèglement climatique. Nous devons donc absolument tirer des enseignements de la crise que nous vivons pour anticiper mieux à l’avenir. »12 La pandémie cause des problèmes économiques à de nombreuses entreprises et entraînera probablement une récession dans l’Union européenne. « Si la situation mène à des licenciements maintenant ou plus tard, il est probable que les femmes en seront les principales victimes. […]. Cela pourrait conduire à une discrimination. Comme les femmes occupent souvent des emplois plus précaires, il peut également être plus facile de mettre fin à leur contrat et elles bénéficient souvent d’une moins bonne protection juridique. Certains secteurs dans lesquels travaillent de nombreuses femmes seront également durement touchés, notamment le secteur des voyages, les magasins, la restauration et l’hôtellerie. […] Tout cela peut accroître le risque de pauvreté des femmes et leur dépendance financière vis-à-vis d’un éventuel partenaire. »13 Dans une grande entreprise de catering en cours de restructuration suite à la crise, les critères retenus pour prioriser les licenciements sont le manque de flexibilité et le taux d’« absentéisme ». Alors que les parents, et particulièrement les femmes, ont dû jongler entre septembre et novembre avec les appels des écoles et des crèches leur demandant de venir rechercher leurs enfants, il est clair que celles-ci seront en tête de liste. Quand le monde s’arrête, les femmes, et tous les travailleurs et travailleuses essentiels continuent. Comment les soutenir mieux à l’avenir ? En les revalorisant socialement, ce qui passe par une revalorisation salariale. En leur apportant plus de protection, de santé et de sécurité sur leur lieu de travail. En ayant une communication politique claire et durable. Nous avons dû attendre le début du mois d’octobre pour obtenir un congé parental « corona » en cas de mise en quarantaine des enfants. Pendant plus d’un mois, les travailleuses n’ont eu aucune solution lorsque la classe ou l’école de leur enfant fermait : c’est inacceptable. Les allers-retours concernant la taille des « bulles » ont causé un stress énorme, en particulier chez les mamans garantes des normes sanitaires pour toute leur famille et dans leur cadre professionnel. Lorsqu’une mesure est prise, il est essentiel que ses conséquences soient analysées en termes genrés et anticipées dès le départ, même quand cela nécessite des concertations entre différents niveaux de pouvoir. Lors de l’annonce de la prolongation des vacances scolaires d’automne, il eut ainsi été bon de rassurer sur les mesures prises concernant l’extension du chômage temporaire « corona » pour les parents, de réfléchir d’emblée à la simplification des procédures administratives pour y avoir droit, de proposer des solutions de garderie en concertation avec le secteur, de garantir la santé et la sécurité des accueillantes des garderies sur qui le risque a été reporté… Il faut aussi se rendre compte qu’à l’heure actuelle chaque jour de chômage temporaire « corona » a une implication très concrète dans la vie des travailleurs et des travailleuses, une incidence directe dans l’assiette de leur famille.
La priorité : construire les solidarités
Il est essentiel que les travailleuses et les travailleurs restent unis dans cette période où tout est fait pour les opposer. Pour ou contre les masques ? Pour ou contre le vaccin ? Cette crise nous touche très personnellement et très différemment. Des tensions naissent au sein de chaque collectif de travail comme au sein de chaque famille. Il est essentiel que nous écoutions l’expérience unique des autres, que nous échangions plus que jamais pour construire collectivement et avec bienveillance des solutions qui permettront de nous sortir de cette crise tout en faisant avancer l’égalité entre les femmes et les hommes.
Documents joints
- ETCS, « IDB06 – Part de l’emploi par secteurs Nace », https://emploi. belgique.be, in « La dimension de genre de la crise du Covid-19 », note de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, 7 juin 2020.
- D. Méda, interviewée par S. Kessas, « Les métiers ultra féminins, ultra mal payés nous permettent de continuer à vivre », RTBF, 17 avril 2020.
- Ibidem.
- Sciensano, 30 juin 2020.
- L. Vogel, sur base de son intervention lors de la journée d’étude des Femmes CSC et son article « Chausser les lunettes de genre pour comprendre les conditions de travail », Hesamag, n° 12, 2015
- Ibidem.
- P. Vielle, interviewée par D. Masset pour le site www.etopia.be, « Il s’agirait de concevoir la sécurité sociale dans une perspective écoféministe, comme un commun »,18mai2020.
- Loi du 12 janvier 2007 visant au contrôle de l’application des résolutions de la conférence mondiale sur les femmes réunie à Pékin en septembre 1995 et intégrant la dimension du genre dans l’ensemble des politiques fédérale, Moniteur belge, 13 février 2007.
- Approche intégrée de la dimension de genre, une stratégie qui a pour ambition de renforcer l’égalité des femmes et des hommes dans la société en intégrant la dimension de genre dans le contenu des politiques publiques (Institut pour l’égalité des femmes et des hommes).
- Covid, maladie professionnelle pour 17 000 travailleurs, essentiellement des femmes », RTBF, 11 novembre 2020.
- L. Vogel, op cit.
- D. Méda, op cit.
- « La dimension de genre de la crise du Covid-19 », op cit.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°93 - décembre 2020
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