Maternité en exil
Margaux Harze et Aline Jeandenans, Rachel Gourdin
Santé conjuguée n°90 - mars 2020
C’est parmi les mères issues de l’immigration et vivant dans une grande précarité que l’on rencontre le plus de complications médicales associées à une haute morbidité et à une haute morbi-mortalité périnatale. Créée en 1999 au sein du département de gynécologie obstétrique du CHU Saint-Pierre (Bruxelles), l’asbl Aquarelle propose à ces femmes un accompagnement périnatal, psychologique, médical et social.
Fatimetou arrive de Mauritanie. Son mari a des problèmes au pays, elle ne nous en dira jamais plus. Elle est venue accompagnée de ses trois enfants et enceinte du quatrième. En arrivant à Bruxelles, le passeur a pris tous les passeports et les a laissés seuls. Fatimetou croise alors un compatriote qui l’amène au Samusocial et, le lendemain, ils sonnent à Aquarelle. On est mercredi, la travailleuse médicosociale (TMS) qui travaille avec moi est là et va pouvoir l’accueillir tout de suite pour un entretien. De mon côté, je l’inscris à une consultation prénatale, trouve une place pour une échographie : le suivi médical est lancé. Fatimetou est arrivée il y a moins de trois mois ; elle a peu de chance d’obtenir son droit à l’aide médicale urgente (AMU), mais l’assistante sociale du Samusocial lui conseille malgré tout d’en faire la demande à la commission du CPAS. « Sait-on jamais… » C’est le genre de situations que l’on rencontre tous les jours en travaillant à Aquarelle. Des femmes dont l’histoire de vie est émaillée de difficultés et de violence, dont le trajet migratoire est souvent traumatisant. Des femmes qui ne parlent pas un mot de français, qui ne connaissent rien aux structures d’aide sur le territoire, qui découvrent la géographie de la ville. Des femmes dont les repères culturels sont chamboulés. Des femmes jeunes, souvent seules, quelques fois ne sachant pas lire et presque toujours sans ressource financière. En premier lieu, il faut les accueillir, les rassurer, parfois leur donner à manger. Expliquer ensuite l’importance d’un suivi médical régulier, tant préventif que curatif. Puis, les écouter dans ce qui fait leur singularité et déterminer avec elles les besoins les plus pressants : colis alimentaires, rencontre avec un psychologue, avec un avocat, place dans un centre d’accueil, etc. Après l’accouchement, nous leur proposons de choisir un moyen de contraception, ce qui est parfois bien loin de leurs préoccupations et de leurs priorités.
Faciliter les soins et les liens
Dans la grande majorité des cas, les femmes poursuivent leur suivi médical à Aquarelle après avoir été vues en consultation prénatale « classique » au CHU Saint-Pierre. Il arrive aussi qu’elles soient orientées vers notre asbl par des organisations d’aide sociale (CPAS, centres de planning familial, Samusocial, Petit-Château, Médecins du Monde, Espace P Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles féminines-GAMS…), par le bouche-à-oreille ou encore via notre site internet. Lors de la première rencontre, la sage-femme conduit une anamnèse médicosociale, réalise les premiers examens, planifie le suivi médical de grossesse, évalue les ressources et les besoins de la femme afin d’adapter l’offre de services. Une kinésithérapeute travaille avec nous, ainsi qu’une assistante sociale et une sage-femme spécialisée en santé communautaire. Nous organisons des séances d’informations prénatales, de préparation à l’accouchement, à l’allaitement, des séances de bien-être et des rencontres « massage bébé ». L’équipe de bénévoles trie les vêtements que nous recevons, accueille les femmes au vestiaire social. Toutes ces activités permettent aux femmes de se poser, d’investir leur état de grossesse, de se projeter avec leur bébé à naitre, de parler de leurs difficultés, et parfois de trouver des solutions. Cela crée un environnement sécurisant, une bulle d’oxygène, un temps de répit. L’objectif d’Aquarelle est de permettre une continuité des soins, tant au sein du CHU Saint-Pierre que dans le quartier de résidence. Cependant le parcours administratif de ces femmes est semé d’embûches. Elles tombent vite de haut quand la TMS leur apprend que ni la grossesse ni l’accouchement ne rime avec régularisation sur le territoire. Leurs rêves s’effondrent et les voilà plongées dans les méandres du système administratif belge et européen. Il leur faudra du courage pour aller au bout d’une démarche, d’autant plus si elles ne parlent pas la langue, ne savent pas lire, sont mal renseignées. S’ajoutent à cela les grandes disparités de traitement des dossiers en fonction des communes. Ces démarches administratives sont accompagnées par les TMS de l’ONE et de Kind & Gezin. Cette étroite collaboration permet aux femmes de bénéficier de leurs droits en matière de santé par le biais de la carte médicale (obtenue après l’introduction d’une AMU), de Fedasil ou du Fonds ONE. Ce dernier permet le financement des consultations hospitalières, mais n’intervient pas pour autant dans les frais d’accouchement et les consultations à domicile.
Investir dans l’enfant à naitre
Ce contexte administratif et matériel compliqué n’est pas idéal pour prendre du temps avec le bébé in utero. Les différentes vulnérabilités subies par la mère peuvent avoir une influence sur l’investissement de l’enfant à naitre. Il est difficile de dire que ces mères vulnérables n’investissent pas leur grossesse, car, comme toutes les femmes, porter un enfant amène à se projeter dans un autre avenir, apporte un changement de statut (surtout s’il s’agit du premier) – un changement de statut potentiellement valorisant. Dans certains contextes culturels, le nombre d’enfants incrémente le mérite de la mère, la grossesse peut être vécue comme sacrée, représenter l’élément déclencheur de l’exil, ou encore être mal acceptée, car non désirée. En arrivant en Belgique, ces femmes doivent s’adapter au contexte, s’acclimater à la culture, laisser derrière elles leur vie d’avant et surtout le faire très vite, car la grossesse avance. Tout cela peut rendre difficile l’investissement de la grossesse. Comme pour toute femme, avec ou sans titre de séjour, il arrive qu’elles espèrent que le bébé « répare » les bobos de la vie, c’est cela aussi qu’elles projettent parfois. Pour certaines d’entre elles, l’investissement de l’enfant viendra après la naissance. Et la vie reprendra son court avec sa réalité crue : ne pas avoir de logement adéquat, ne pas pouvoir gagner sa vie, ne pas avoir de relais pour le bébé, pas de crèche, pas assez de vêtements, pas de papiers… Les femmes suivies par Aquarelle baignent dans une autre culture que leur culture d’origine, elles sont confrontées à d’autres repères et se sentent souvent très seules. Alors peut survenir le non-investissement, par débordement, par découragement, par fatigue, par isolement… Nous devons nous assurer qu’il y a du lien quand notre suivi touche à sa fin, notamment avec des associations de quartier. C’est aussi là que l’ONE et Kind & Gezin jouent un grand rôle. Nous avons appelé plusieurs fois Fatimetou, mais sa boîte vocale est saturée de messages. Nous lui avons laissé un SMS lui demandant de nous contacter au plus vite au sujet du résultat d’un examen mené lors de sa visite postnatale. Tout ce que nous apprenons en communiquant avec la responsable de l’asbl contactée pendant la grossesse pour mettre en place un suivi personnalisé d’accompagnement, c’est qu’elle est bien entourée par des membres de sa communauté rencontrés depuis son arrivée, qu’elle avait parlé de retourner au pays, que la situation de son mari semble s’être améliorée, mais qu’elle est injoignable depuis trois semaines. Nous avons perdu la trace de Fatimetou…
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°90 - mars 2020
Introduction
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