Habitats alternatifs : projets d’avenir ou de niche ?
Marinette Mormont
Santé conjuguée n° 72 - septembre 2015
Depuis les années septante fleurissent ci et là des projets alternatifs d’habitat qui poursuivent une aspiration : permettre de ‘bien vieillir ensemble’. À l’heure où le vieillissement de la population devient un enjeu crucial qui se pose notamment en termes de logement, ces projets qui se veulent « différents » sont-ils une piste dans laquelle s’engouffrer, ou demeurentils l’apanage d’une classe de privilégiés ?
Le manque de lits en maisons de repos dans les prochaines années sera criant. Gérer l’hébergement des personnes âgées sera sans aucun doute l’un des enjeux de cette législature. Si le nombre de lits en institutions doit augmenter, le soutien des aînés à domicile semble toutefois être la priorité des nouveaux gouvernements. À côté de cela, que ce soit du côté wallon ou à Bruxelles, ‘les nouvelles formes d’habiter’ ou les ‘habitats alternatifs’ seront encouragés. C’est en tout cas ce que nous promettent les déclarations de politique régionales (Région wallonne, Région de Bruxelles et Commission communautaire commune). Maisons communautaires, habitats kangourous, habitats solidaires… les formes de ces logements sont variées (voir encadré). Mais ces projets restent minoritaires, à la marge. La maison de repos reste le modèle auquel on se réfère, et l’offre principale. « Le public qui vient nous voir, c’est pour se renseigner sur ce type de structures », confirme Marie-Pierre Delcour, directrice de l’association Inforhome Bruxelles, qui conseille, de façon personnalisée, les personnes âgées sur le choix de l’un ou l’autre lieu de vie. « La plupart des gens veulent rester à la maison le plus longtemps possible, décrypte-t-elle. Quand ils ne le peuvent plus, parce qu’ils ont un gros souci de santé qui conditionne une réorientation, ils se dirigent vers une structure qui peut répondre à leur besoin de soins. » Les habitats alternatifs ne répondent pas à cette demande. En ce sens, ils sont davantage une alternative au domicile qu’à la maison de repos. « Ces expériences sont formidables, il y a beaucoup de solidarité, de réciprocité. C’est du prendre soin, dans un esprit familial. Mais cela reste quelque chose de limité, car une certaine autonomie de la personne âgée est nécessaire. » Même si, dans ces projets comme à domicile, « cela ne veut pas dire qu’une personne ne peut pas y fermer les yeux ». Pour soutenir l’autonomie de la personne âgée, un certain nombre d’aides et d’appuis peuvent être mis sur pied. C’est le cas dans le logement individuel, tout comme dans le logement collectif. Dans certains projets, un accompagnement social spécifique est proposé. C’est le cas de l’Antenne Andromède, une formule d’hébergement créée en 1981 par le CPAS de Woluwé Saint-Lambert, constituée de six pavillons pouvant accueillir cinq habitants chacun. Deux assistantes sociales du CPAS se consacrent à l’accompagnement individuel et collectif des habitants (elles organisent l’encadrement d’un personnel qualifié : psychologue, aide familiale, infirmière…, en fonction des besoins). La dynamique collective de certains projets peut aussi permettre une réorientation moins précipitée quand une personne se trouve limitée dans son autonomie, nuancent aussi Laurence Braet et Benoit Debuigne, de l’asbl Habitat et Participation. Car une solidarité se met en place. C’est le cas, par exemple, des maisons Abbeyfield, où « il y a quand même cette idée que les personnes puissent rester plus longtemps qu’à domicile ». « On parle souvent de la nécessité de soins médicaux mais notre projet de vie peut avoir une dimension de ‘soin social’, témoigne Francis, qui vient d’intégrer la toute nouvelle maison Abbeyfield de Perwe1. On se soigne les uns les autres. Dans les maisons Abbeyfield en Allemagne, on constate une plus grande longévité des habitants. » Mais cette solidarité a ses limites. C’est alors au collectif de mettre le holà. « Stop. On n’y arrive plus. »Projets pour bobos ?
« De part et d’autre, on rentre dans un projet. On s’engage à avoir un oeil l’un sur l’autre. » La dimension relationnelle de ces projets saute aux yeux. Peut-être moins évidente au premier abord, et ils ont aussi une dimension sociale, sociétale. Ils peuvent être interculturels, intergénérationnels, ou agir sur la cohésion sociale du quartier dans lequel s’élèvent leurs murs. « Nous avons vu qu’il y avait, de la part de la population âgée, une certaine méfiance, une méconnaissance des allochtones qui pouvaient faire surgir un certain racisme », explique par exemple Loredana Marchi, directrice du Foyer à l’asbl Question Santé2. « Une méconnaissance qui est aussi vraie dans l’autre sens. Ce que nous voulons, c’est que les deux populations se connaissent mieux. » Mais la participation à ce type de projets reste le lot de groupes privilégiés. Question d’accessibilité financière ? Pas toujours. Certains projets sont même pensés dans le but d’éviter cet écueil et constituent de surprenants contre-exemples en la matière. Les habitats kangourous développés à Bruxelles sous l’impulsion de CPAS, par exemple. À Molenbeek, ils s’adressent à des familles monoparentales, dans ce souci d’améliorer l’accessibilité au logement. Dans le projet ‘1toi2âges’, une personne vieillissante, seule dans un bien immobilier trop spacieux, partage son espace avec un étudiant en quête d’un kot au prix raisonnable. Le loyer varie selon le degré d’engagement de l’étudiant. La participation d’un acteur public, le Community land trust, la fondation ou encore la coopérative au sein de laquelle les personnes prennent des parts variables selon leur situation : autant de leviers actionnés pour éviter cet obstacle. Le contexte actuel de pression sur les loyers, de difficultés d’accès au logement, pourrait même expliquer une tendance à l’augmentation de tous les types de cohabitations. Mais il n’y a pas que l’argent. Il y a peut être aussi quelque chose de l’ordre du capital social et culturel. C’est « un public qui a une tournure d’esprit particulière », peut-être plus « proactive ». Dans le projet Abbeyfield, par exemple, « On rencontre des personnes ayant une certaines aisance intellectuelle et affective », explique Marie-Pierre Delcour. « Ce sont des seniors avec un profil particulier. Des militants, des personnes engagées dans la vie associative ».Encore des freins
Le monde politique se montre de plus en plus réceptif à ces idées novatrices. En témoignent les déclarations de politiques régionales. En 2013 à Bruxelles, le nouveau Code du logement a aussi introduit les notions d’« habitat intergénérationnel » et d’« habitat solidaire ». Des définitions qui pourront être activées dans le futur, expliquent Laurence Braet et Benoit Debuigne, tout en nous mettant en garde : « Les définitions peuvent être une reconnaissance, elles peuvent aussi cadenasser et empêcher la créativité. » Une ouverture, donc. Mais de nombreux freins subsistent, ralentissant voire empêchant la création de nouveaux projets. Par exemple, les statuts d’isolé / cohabitant dans les habitats collectifs font couler de l’encre depuis de nombreuses années. Car ils sanctionnent les résidents qui bénéficieraient d’une allocation de chômage ou du revenu d’intégration sociale par exemple. « Mais on sent une volonté d’éclaircir la situation », précisent Laurence Braet et Benoit Debuigne. Le projet Abbeyfield s’est dégagé de ce problème en proposant aux résidants des logements individuels. Dans le cas d’‘1Toit2âges’, où la personne âgée et l’étudiant cohabitent dans le même logement, interdiction pour l’étudiant de s’y domicilier : une décision qui permet aussi d’éviter, par exemple, de faire peser sur le propriétaire les dettes de son jeune compagnon. Ce sont aussi des questions d’urbanisme et de division du logement qui posent problème. « La division, dans certains quartiers, dans certaines communes, n’est toujours pas acceptée, regrettent les travailleurs de l’asbl Habitat et Participation. C’est une vue passéiste. Au vu des réalités sociologiques, on doit aller vers un habitat plus compact, plus dense. » Dernier point, la succession. « En cas de décès, ce n’est pas toujours un cadeau de laisser à ses enfants une partie d’un habitat groupé qu’il aura du mal à revendre », explique Marie-Pierre Delcour.Ouvrir l’éventail des possibles
Une chose est sûre, construire un projet d’habitat collectif est quelque chose d’exigeant. Qui requiert beaucoup d’énergie : créer un groupe, trouver un lieu, dans des délais parfois très lents… À 65 ans, on ne l’a pas toujours, cette vitalité nécessaire. Et la dynamique collective ne convient pas forcément à tout le monde. « La solidarité de proximité et la dynamique intergénérationnelle peuvent être travaillées au niveau du quartier, plus qu’à celui du logement en lui-même », défendent Laurence Braet et Benoit Debuigne. « Il y a là un vrai travail à faire, il faut accompagner et outiller ces dynamiques. » Et d’insister sur les dimensions « inclusive » et « intégrée » des projets : « On a trop tendance, dans notre société, à créer des ghettos. La mixité, c’est ce qui fait fonctionner la réciprocité. » Une chose qui ne doit pas s’arrêter de croître, c’est l’éventail des possibilités, renchérit la directrice d’Inforhome : « Car les personnes âgées d’aujourd’hui ne sont pas celles d’hier, ni celles de demain. » S’ils restent marginaux, ces projets alternatifs ont tout de même le vent en poupe. Tout comme ils se sont agilement immiscés dans le secteur des maisons de repos ou dans l’accompagnement à domicile, des promoteurs privés commenceraient à surfer sur la vague. Projets ‘solidaires’, ‘durables’… ils ne le seraient parfois que dans leur appellation, les charges financières pour les résidants se révélant parfois… beaucoup plus lourdes que prévu. Petit dico du logement alternatif 1. Des regroupements spontanés de citoyens, comme ‘Le Petit béguinage de Lauzelle’ (Louvain-la-Neuve) ou le ‘Jardin du Béguinage’ (Bruxelles), ont vu le jour à la fin des années septante et au début des années quatre-vingt, indépendamment de tout acteur public, en auto-financement et en auto-gestion. Leur aspiration : développer un cadre sécurisant, rassurant, une certaine quiétude. On trouve souvent, à l’origine de ces projets, une dimension spirituelle et religieuse. 2. Les maisons ‘Abbeyfield’. Le concept trouve son origine en Angleterre. Maisons collectives, intégrant en leur sein des petites studios ou appartements individuels, à côté de multiples espaces collectifs (salle à manger, salon, une grande salle de bain, une chambre d’amis…), leur particularité est d’avoir été impulsée par un tiers. Chaque maison est constituée en asbl, qui loue le bâtiment à un acteur public (CPAS, commune, société de logement public) ou au privé (Fondation Roi Baudouin). Une asbl belge et des asbl régionales chapeautent l’ensemble de ces projets pour les aider à se développer, l’idée étant que chaque maison chemine vers son autonomie. On trouve des maisons Abbeyfield à Bruxelles (deux), Perwez, Namur, Lixhe-Visé. Leur conseil d’administration est composé, au minimum, de la moitié voire de deux-tiers d’habitants. 3. L’habitat intergénérationnel, autrement dit, les habitats qui ne sont pas spécifiquement destinés aux personnes âgées. Parmi eux, on retrouve : • L’habitat kangourou abrite une personne âgée qui s’installe au rez-de-chaussée, tandis qu’une famille occupe le reste de la maison. À Bruxelles, dans la commune de Molenbeek-Saint-Jean, l’asbl Le Foyer a ouvert une maison pour les femmes baptisée « Dar Al Amal », ‘La Maison de l’Espoir’, qui a initié un projet d’habitats kangourou : deux maisons unifamiliales, chacune aménagée en deux appartements, où résident une personne âgée belge et une famille de personnes d’origine étrangère avec des enfants. Autre forme particulière d’habitat Kangourou, dont le succès a été retentissant ces dernières années en raison du prix des locations : ‘1toit2âges’. Une personne âgée loue une chambre à un étudiant qui, en échange, lui rend un certain nombre de services. Environ 150 binômes ont déjà été constitués dans la partie francophone du pays. • L’habitat jumeau diffère de l’habitat kangourou par sa configuration : c’est une extension d’un habitat, construite grâce à l’aide d’un prêt ‘intergénérationnel’ octroyé, en Région wallonne, par le fonds du logement. Cet habitat permet de loger un parent jusqu’au troisième degré. • L’habitat solidaire accueille au moins une personne ‘en situation de précarité’. La précarité est définie par la perte ou l’absence de plusieurs sécurités (liées au statut économique de la personne, à son âge, à son état de santé – physique et psychique -, à son réseau social, aux moyens culturels dont elle dispose…). Ce type de logement est en plein développement en Wallonie, grâce à la reconnaissance comme association de promotion du logement (APL) par le fonds du logement (les associations de promotion du logement sont des organismes à finalité sociale qui agissent pour l’intégration sociale dans le logement). • L’habitat groupé, au sens classique du terme, peut intégrer une ou plusieurs personne(s) âgée(s) dans son projet. Pour en savoir plus Habitat groupé, habitat solidaire, habitat intergénérationnel… Le site de l’asbl ‘Habitat et Participation’ (http://www.habitat-groupe.be) regorge de ressources sur ces concepts et les projets en tous genres qui ont fleuri ici et ailleurs. « Quels habitats pour les aînés ?» En octobre 2011, Espace Seniors organisait à la Maison des Associations, à Bruxelles, un colloque international intitulé Lieux de vie d’ici et d’ailleurs : des libertés pour demain. La revue Bruxelles Santé y a consacré son dossier. Un dossier en deux parties, la première explorant les alternatives au maintien à domicile, la seconde s’intéressant aux initiatives bruxelloises visant à favoriser le « rester chez soi ». « Quels habitats pour les aînés ? » (dossier), Bruxelles Santé n°65, Bruxelles, janvier-février-mars 2012. http://www.questionsante.org/bs/Quels-habitats- pour-les-aines Problèmes de santé et habitat. C’était le thème exploré en octobre 2001 dans le dossier du 18ème numéro de Santé conjuguée. « Où vivre vieux ? », se demandait alors Axel Hoffmann, dans un long article articulé autour de trois grandes questions : comment améliorer les conditions du maintien à domicile ? Comment repenser les institutions pour qu’elles répondent aux nouveaux besoins de leurs pensionnaires ? Quelles solutions proposer aux personnes dont la qualité de vie n’est plus satisfaisante à domicile, mais qui n’ont rien à faire en institution ? Cet article est disponible sur le site de la Fédération des maisons médicales : http://www. maisonmedicale.org/-Ensanter-l-habitat-.html L’habitat kangourou offre une alternative intéressante à la maison de repos. Il permet à la personne âgée de rester chez elle et aux autres personnes (famille, étudiant…) qui occupent une autre partie de la maison de se loger pour un loyer modique. Des liens sont créés entre cohabitants, des passerelles sont jetées entre les différentes générations et, parfois, entre des cultures différentes… En savoir plus sur ce type de projets ? Lisez la brochure de Bruxelles Santé sur l’habitat kangourou sur le site de Question Santé : http ://www.questionsante.be/outils/ habitat_kangourou.html L’Auberge du Vivier se situe le long de l’avenue de la gare à Habay-la-Neuve. Elle est intégrée au Centre Saint-Aubain agréé par l’Office de la naissance et de l’enfance, un service d’aide aux familles accueillant temporairement depuis plus de 60 ans des enfants de moins de 7 ans. Jeunes et aînés vivent côte à côte, laissant place à la création de liens de solidarité et d’échanges. Lire « L’Auberge du Vivier à Habay-la- Neuve. Une maison de repos qui favorise les solidarités entre générations », Laboratoire des innovations sociales, cahier n°44, par Pascale Hensgens. À lire sur le site www.labiso.be « Habiter autrement et retrouver des échanges au quotidien ». C’est le leitmotiv des maisons Abbeyfield : des maisons d’habitation groupée constituées de logements individuels privatifs et de lieux de vie communs à l’attention de personnes vieillissantes valides et cherchant à s’intégrer dans une ambiance conviviale. En savoir plus ? www.abbeyfield.be Lisez aussi : « La maison Abbeyfield de Villers-la-Ville. Des personnes âgées comme les autres mais qui s’organisent », Laboratoire des innovations sociales, cahier n°7 sur le site www.labiso.be, ainsi que l’article « Abbeyfield, quand logement public rime avec habitat groupé », Alter Échos n° 402 du 4 mai 2015, par Martine Vandemeulebroucke. Le vieillissement des personnes issues de l’immigration à Bruxelles est une réalité dont il faut tenir compte. La maison médicale du Nord a élaboré une démarche originale vis-à-vis de ses patients âgés turcs ou marocains : la Maison Biloba. Lire « La maison Biloba », Santé conjuguée n° 49, juillet 2009, par Marianne Prevost (sur le site de la Fédération des maisons médicales) ; et « Biloba : de quelques paradoxes sur les seniors issus de l’immigration », par Mehmet Koksal, dans le dossier spécial « Migrant(e)s âgé(e)s : bien vieillir et mourir ici. Enjeux, pratiques et pistes d’action », supplément au n° 319 d’Alter Échos, 8 juillet 2011. Disponible sur www. alterechos.be (onglet numéros spéciaux). Le projet de Dominique Bigneron, le directeur de la maison de repos des Riezes et Sart à Couvin, est explicite. Il s’agit d’offrir à ses résidents un cadre de vie de liberté(s), d’autonomie et de citoyenneté. Un projet tout simple, d’une évidence implacable : le respect. Il s’inscrit dans la logique du concept québécois de milieu de vie substitut, autrement dit d’un milieu de vie offrant les mêmes garanties qu’un domicile privé mais dans le cadre et les limites d’une collectivité. Lire « Le domaine des Rièzes et Sart à Couvin. Une maison de vies solidaire pour adultes âgés », Laboratoire des innovations sociales, cahier n°136, sur le site www.labiso.be Face aux évolutions démographiques, on n’échappera pas à un manque criant de places dans les maisons de repos. Le développement du maintien à domicile est une priorité pour les nouveaux gouvernements. Ce secteur aura-t-il les moyens de répondre aux besoins dans un contexte de restrictions budgétaires ? Ne faut-il pas être plus imaginatif et dynamique ? Lire : « Assurer le logement des aînés ne sera pas de tout repos », Alter Échos n°384, 16 juin 2014, par Martine Vandemeulebroucke ; « Soutien des aînés à domicile, une priorité à financer », Alter Échos n°384, 8 septembre 2014, par Marinette Mormont.
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 72 - septembre 2015
Les pages ’actualités’ du n° 72
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